#ConfinementJour23 – Partage de lecture du roman  » 2152  » – Chapitres 63, 64 et 65

© Paul Maraud, 2018, pour le texte. Tous droits réservés.
© Éditions Semis de mots, 2018. Bordeaux – Nouvelle Aquitaine
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, décembre 2018.
Dépôt légal : décembre 2018

 

 

2152

Troisième période

« Nous devons nous dire adieu ! »

La naissance des clones

 

         Il était onze heures du soir dans le bureau de « géolocalisation » des véhicules. L’agent du PNC, chargé de surveiller l’avancée de Toby Clotman, discutait avec Number one et le Grand Maître…

— Cette fois-ci, c’est sûr ! annonça le brigadier avec regret devant son ordinateur. Nos enregistrements sont formels… Le navire du Capitaine Clotman repose à 2500 mètres de profondeur… Exactement ici !…

L’homme pointa son doigt sur l’écran pour montrer un point dans la mer Méditerranée, au sud-est de la Crète et au nord de l’Égypte.

— Regardez ! insista-t-il en indiquant l’itinéraire du bateau sur la cartographie détaillée de la région. Nous pouvons suivre son trajet de retour, jusque là… Après, nous ne détectons plus d’évolution !

— Il n’est peut-être pas sous l’eau, mais simplement en panne à attendre notre intervention ? se risqua Number one.

— Non ! répondit catégoriquement le brigadier. Nous avons déjà essayé de nous mettre en contact avec eux depuis longtemps, mais leur radio ne fonctionne plus. Par précaution, nous avons réalisé des photographies depuis l’espace… Cet endroit est totalement désert ! Pourtant, leur terminal satellite émet continuellement des signaux depuis cette zone…

— Quelle est votre conclusion ? interrogea le Grand Maître.

— Pour moi, suggéra-t-il, le navire a subi une grave explosion qui a surpris l’ensemble de l’équipage… Peut-être au niveau des machines… La coque a dû être touchée en premier. L’importance des dégâts ne leur a pas permis de réagir efficacement. Le bâtiment a certainement coulé aussitôt…

— Donc selon vous, il n’y aurait aucun survivant ? demanda Number one.

— L’enregistrement montre que leur progression s’est arrêtée subitement, en pleine nuit, expliqua l’agent de contrôle… L’accident s’est sûrement produit pendant qu’ils dormaient. S’ils n’ont pas eu le temps de nous envoyer un signal de détresse, c’est la preuve qu’ils n’ont rien pu faire… Tout a dû se passer très vite… Trop vite !

 

*

 

Lorsque GLIC fut jeté par-dessus la terrasse du bureau du Grand Maître, Paméla Scott avait tout de suite pris en main les commandes du robot. Avant qu’il ne soit trop tard, elle avait déclenché le fonctionnement de l’hélice et avait géré prudemment sa descente au milieu de l’épais brouillard. Une fois au pied de la falaise, elle s’était efforcée de trouver un endroit peu accidenté pour le poser au sol.

Depuis, caché entre deux rochers, GLIC attendait patiemment que les hommes-miniature aient besoin de ses services. L’équipe de Serge Morille profita de cet intermède pour envoyer un signal à Mattéo qui répondit sur-le-champ.

— Que se passe-t-il ? s’inquiéta le jeune garçon, éprouvé par le décès de sa mère.

— Bonsoir Mattéo ! dit Paméla Scott. Nous t’appelons pour faire le point sur la situation avec toi. Les choses ne tournent pas très bien dans la cité du PNC…

Mattéo apprit ainsi comment ses compagnons avaient été retrouvés dans les couloirs techniques par les chiens de la BS. Ils avaient rejoint les autres adolescents dans la prison d’Euphrosyne. Paméla Scott l’informa également de la tentative d’éradication des hommes-miniature par le Grand Maître qui était convaincu que ses missiles avaient atteint leurs objectifs…

— C’est grâce à l’intervention de tes amis que nous avons pu introduire GLIC dans la centrale informatique, expliqua Paméla Scott… Nous avons pu ainsi modifier les paramètres des trajectoires des fusées sur leur logiciel… Sans leur aide, nous n’existerions plus aujourd’hui !

— Quant à moi, répondit Mattéo, lorsque je me suis présenté devant le gouffre pour libérer les serviteurs du peuple qui avaient été condamnés, j’ai découvert que cette caverne était déjà occupée par des milliers d’hommes et de femmes qui s’étaient rebellés contre le PNC… Ils purgeaient leur peine dans l’obscurité depuis des mois en attendant leur mort avec résignation… Mes parents étaient parmi eux… Mon père a péri dans ce trou et ma mère vient de tomber du haut de la falaise pendant notre fuite… La descente du plateau était particulièrement périlleuse et nous avons perdu une centaine de prisonniers… Nous sommes actuellement tous cachés dans la forêt… à deux pas de leur base !…

— Je suis désolée pour toi, Mattéo ! compatit Paméla Scott. Mais garde courage… Nous finirons par avoir raison de cet ignoble parti !… Que comptez-vous faire en attendant ?

— Nous allons en discuter maintenant, répondit Mattéo. Je vous tiens au courant dès que nous aurons établi un plan.

 

*

 

Qiao Kong-Leï frappa à la porte du bureau où se trouvaient les deux responsables du PNC…

— Grand Maître ! s’exclama-t-elle, tout excitée, avec un large sourire. On m’a dit que vous étiez là… Susie Cartoon m’envoie vous prévenir… Les clones vont bientôt naître !… Elle vous suggère de nous rejoindre…

— Merveilleux ! se réjouit-il. Quelle bonne nouvelle ! Nous accourons !

— Je suis venue en voiturette… Si vous le souhaitez, je peux vous emmener ? leur proposa-t-elle.

— Avec plaisir ! chanta le Grand Maître qui partageait déjà l’enthousiasme de la chercheuse… Dépêchons-nous !

Mais, alors que ses supérieurs s’apprêtaient à sortir de la salle, le contrôleur les interpella :

— Dois-je préparer une expédition de secours pour retrouver l’épave dans la zone détectée ?

— Non ! répondit catégoriquement le Grand Maître à son agent. Laissons les morts où ils sont et occupons-nous des vivants !… De toute façon, la disparition du Capitaine Clotman est une perte négligeable. Il n’avait pas les compétences pour remplir cette fonction. Oublions tout ça et pensons à l’avenir… Nos petits clones auront besoin de toute notre attention et c’est auprès d’eux que nous devons maintenant canaliser nos énergies !

Leur véhicule quitta la cité d’Euphrosyne pour pénétrer dans celle d’Aglaé. La conduite de Qiao Kong-Leï était nerveuse et rapide. Number one se pencha vers elle pour lui demander de ralentir, mais le Grand Maître le retint car lui aussi avait très peur de ne pas arriver à temps.

Il voulait absolument assister à la naissance de ces jeunes individus qui, avec une bonne formation, deviendraient sans doute ses meilleurs serviteurs…

 

La porte du centre de clonage s’ouvrit à leur passage et ils abandonnèrent la voiture au milieu du parking. À peine sortis, ils se précipitèrent vers la très spacieuse salle d’incubation.

Susie Cartoon guettait leur arrivée…

— Où en sommes-nous ? lui demanda le Grand Maître avec anxiété.

— C’est pour bientôt ! répondit la chercheuse, tout émue… Tenez !… Mettez ces blouses avant d’entrer… Suivez-moi !

Susie Cartoon se retourna une dernière fois vers ses invités et leur adressa un petit sourire crispé avant d’ouvrir la porte. Ce soir, elle était fière de présenter à ses supérieurs le résultat de son travail. Elle attendait ce jour depuis tant d’années…

Ils pénétrèrent dans son bureau qui dominait la grande salle où étaient alignées sur dix rangées parallèles les deux mille copies conformes de Mattéo, étendues dans leurs couveuses de taille adulte. Le spectacle était impressionnant.

— La table de contrôle, qui se trouve devant nous, me permet de suivre depuis ce poste l’évolution de chaque clone, expliqua-t-elle. Vous remarquerez que trois cents d’entre eux n’émettent aucun signal… Ces éléments n’ont pas réussi à croître normalement. Ils ne sont pas arrivés à terme. La plupart du temps, c’est le cœur qui a lâché. Cependant, j’estime que ces quinze pour cent de perte sont largement en dessous de mes prévisions et je suis plutôt satisfaite de ce chiffre… Quant aux autres, tous les paramètres indiquent qu’ils sont en parfaite santé !

— De mon côté, poursuivit Qiao Kong-Leï, je me suis attachée, pendant ces trois mois, à freiner toutes les stimulations du cerveau pour éviter le développement du lobe frontal de nos sujets… En même temps, j’ai constamment excité la zone cérébrale sensitive avec dix odeurs spécifiques. Elles ont été parfaitement mémorisées et ils pourront les utiliser pendant leur éducation pour réceptionner de l’information… Enfin, les glandes phéromonales, greffées dans les plis de chaque articulation et entre les doigts des mains et des pieds, sont complètement opérationnelles… L’organe voméro-nasal, quant à lui, a doublé de volume chez chaque individu et a retrouvé sa fonction de capteur d’odeurs…

Qiao Kong-Leï observa ses supérieurs qui la regardaient d’un air dubitatif et qui ne l’écoutaient déjà plus. Susie Cartoon résuma la situation…

— En conclusion, dit-elle, nos clones vont naître avec une capacité de réflexion réduite et d’énormes facultés pour obéir. Ils ont toutes les dispositions requises pour apprendre à vous servir et répondre à vos ordres !

Tout de suite, les visages du Grand Maître et de Number one s’illuminèrent. Ils avaient enfin compris ce qu’ils souhaitaient surtout entendre… Leur maxime bien aimée, qui était « ordre et obéissance », résonnait agréablement à leurs oreilles.

Soudain, la table de contrôle émit un signal sonore et tous se tournèrent vers elle, surpris…

— C’est l’heure ! annonça Susie Cartoon, les yeux brillants d’émotion. Regardez !

Face à eux, les mille sept cents jeunes hommes se réveillèrent en même temps. Les banquettes qui les soutenaient s’abaissèrent lentement pour se ranger sous le plancher. Les couvercles transparents des couveuses qui les protégeaient disparurent à leur tour en coulissant dans leurs supports.

Couchés sur le sol de cette unique plateforme tout juste formée, ces corps nus d’un mètre quatre-vingt ressentirent pour la première fois sur leur peau une température inférieure à celle de leurs anciennes enceintes. Ce désagrément les incita à bouger. Ils remuèrent leurs bras et leurs jambes… Ils découvrirent ainsi la pesanteur et prirent conscience de l’existence de leurs membres. Ils gesticulaient comme des nouveau-nés. Certains se mettaient sur le côté, d’autres se retournaient sur le ventre, d’autres encore pivotaient sur eux-mêmes.

Un premier clone tenta de se soulever des bras et fut surpris de se retrouver assis sur son fessier. Il perdit l’équilibre et retomba brutalement par terre… Premier choc, premières douleurs… Le jeune clone émit des sons inaudibles pour exprimer son malaise.

Ses voisins l’entendirent et se tournèrent vers lui. En apercevant ce corps qui bougeait et criait à côté d’eux, ils réalisèrent qu’ils n’étaient pas seuls. Par curiosité, ils le touchèrent et s’étonnèrent de sentir au contact de sa peau, de la chaleur au bout de leurs doigts. Cette sensation était plutôt agréable et ils décidèrent de s’approcher de lui, tous en même temps…

Mais n’appréciant pas d’être écrasé par ses semblables, il les repoussa en rugissant de colère. Contrarié, il tenta de s’asseoir à nouveau pour s’écarter d’eux. Il en profita pour essayer de tenir sur ses jambes… et réussit à se mettre debout.

Enfin dégagé de ses congénères, il hurla de bonheur en dominant la foule.

Mais très vite, d’autres clones se levaient un peu partout, aux quatre coins de la salle, gesticulant de contentement ou d’inquiétude… C’était l’affolement général !

— Ne devrait-on pas intervenir ? s’alarma Number one, devant ce surprenant tohu-bohu.

— Pas encore ! répondit aussitôt Susie Cartoon qui était émerveillée devant sa gigantesque progéniture. Nous devons attendre qu’ils soient tous debout et leur laisser l’occasion de se découvrir… Pour l’instant, tout se passe comme il faut !

— Ah oui ?… Vous trouvez ? s’inquiéta le Grand Maître qui se demandait ce qu’il allait bien pouvoir faire de tous ces clones qui ressemblaient à de vulgaires primates. Pour être franc, je suis vraiment déçu…

— Mais, accordez-leur un peu de temps, bon sang ! s’énerva la chercheuse. Ce sont encore de petits animaux qui découvrent la vie !… N’est-ce pas extraordinaire, au contraire, de voir qu’ils ont mis à peine vingt minutes pour tenir sur leurs jambes ?… Et ceci, sans l’aide de personne !

Qiao Kong-Leï vint au renfort de sa responsable…

— À partir de ce soir, ils seront pris en charge par les puéricultrices… Dans un mois, vous ne les reconnaîtrez plus ! Ils seront prêts à suivre leur formation de commandos… Et là, ce sera à vous de ne pas nous décevoir ! dit-elle en fixant Number one dans les yeux.

 

*

 

Tout s’était décidé très vite. Ils voulaient agir avant le lever du jour et profiter de la nuit pour surprendre les membres du PNC. Mattéo avait fait part de leurs intentions à l’équipe de Serge Morille. Il retournerait dans la cité d’Euphrosyne avec GLIC pendant que les adultes, guidés par les serviteurs du peuple, tenteraient de prendre le contrôle de Thalie.

Cette troisième zone, située sous le plateau, était essentiellement une ville dortoir pour le personnel d’entretien. Ils pensaient qu’elle serait moins surveillée que les deux autres et surtout, ils espéraient trouver des alliés à l’intérieur.

— Tu ne veux vraiment pas que je t’accompagne ? insista CAR2241V auprès de Mattéo, alors qu’ils étaient tous les deux à côté de GLIC, plus bas dans la forêt.

— Nous en avons déjà parlé, répondit Mattéo avec détermination. GLIC ne pourra soulever qu’une personne et c’est moi qui suis le moins lourd. Nous n’avons pas le choix… Merci quand même, CAR2241V… De plus, avec CAR6667L, vous êtes les seuls à posséder les plans de la cité de Thalie. Nos amis ont besoin de vous pour les mener jusque là-bas.

CAR2241V serra le garçon dans ses bras et lui souhaita bonne chance… Mattéo s’accrocha au robot que Siang Bingkong commandait depuis son poste et se laissa emporter dans les airs pour rejoindre discrètement le bureau du Grand Maître qu’il commençait à bien connaître…

 

Guidé par les images infrarouges, Siang Bingkong parvint à conduire GLIC le long de la falaise, malgré le brouillard et la nuit. Il les déposa tous les deux sur le toit de la véranda, à côté d’un oiseau de taille imposante. Il l’avait localisé grâce au rayonnement calorique de son corps qui dessinait sur son écran des zones colorées en rouge et en jaune.

— Horus ! se réjouit Mattéo, en apercevant son compagnon.

Il resta un instant collé contre lui et profita de sa présence qui lui redonnait du courage…

— Horus !… Heureusement que tu es encore là ! s’attendrit l’adolescent. Maintenant que j’ai perdu mon père et ma mère, je n’ai désormais plus que toi… Je compte sur toi… Ne m’abandonne pas !

Siang Bingkong, qui suivait la scène sur son écran, s’étonna que Mattéo parle à ce faucon, mais il n’osa pas intervenir. Au bout de quelques minutes, Mattéo relâcha l’oiseau. Puis, il se coucha sur le toit qui surplombait la terrasse et laissa pendre sa tête dans le vide pour jeter un œil en dessous…

Personne n’était dans le bureau.

— Prépare-toi à me rattraper si je tombe ! s’adressa-t-il au robot… Je vais sauter !

— OK ! répondit Siang Bingkong qui actionna aussitôt l’hélice de GLIC pour s’envoler à ses côtés, en cas de besoin… Je suis prêt !

Mattéo avança lentement ses jambes dans le vide, et, au grand étonnement du pilote, il vit le rapace saisir son col de ses pattes crochues, cherchant à le soutenir. Rassuré, Mattéo lâcha la dernière prise qui le retenait au toit et se laissa tomber courageusement sur le mur de la terrasse. GLIC s’écarta et se maintint dans les airs, prêt à intervenir. Grâce à ses battements d’ailes, Horus ralentit la chute de Mattéo qui eut juste le temps de s’agripper au rebord de la maçonnerie. Il ne desserra ses griffes que lorsqu’il fut certain que son ami n’était plus en danger…

Mattéo se précipita vers les carreaux du bureau et par chance, la fenêtre que Number one avait ouverte l’autre fois pour lancer le robot dans le vide n’était pas bien refermée. Il l’écarta en grand et se retourna vers GLIC pour qu’il pénètre dans la pièce. Quant à Horus, il lui caressa le bec et l’invita à remonter sur le toit afin de l’attendre.

— Ça alors ! murmura Siang Bingkong, ébahi par le comportement du rapace. Je n’avais jamais vu un truc pareil !… Incroyable !

Mattéo entra à son tour dans le bureau et fit un signe d’au revoir à l’oiseau avant de refermer la baie vitrée. Il glissa jusqu’à la petite remise au fond de la salle, puis, une fois dedans, força la plaque métallique qui était dans le mur. Lui et le robot s’introduisirent dans le couloir technique qui était juste derrière.

— On se donne rendez-vous derrière les prisons ! proposa Mattéo à GLIC… Je dois d’abord récupérer une hache dans la cité d’Aglaé… Je l’avais prise dans un corridor de l’hôpital pendant que nous nous évadions de notre chambre, avec Poe. Nous en aurons peut-être besoin !… Tu pars de ce côté et moi, je m’en vais par là !

L’adolescent se repéra vite dans ces boyaux qu’il avait déjà fréquentés avec ses camarades et se dirigea vers Aglaé. En chemin, il tomba sur les trottinettes que ses amis avaient laissées par terre, à l’endroit où les chiens de la BS les avaient rattrapés. Il en saisit une et roula jusqu’à leur ancien repère, non loin des cuisines. Il retrouva l’outil tranchant qui était abandonné au sol. Il le cala sur son guidon et repartit aussitôt sur ses pas, vers Euphrosyne.

Porté par sa trottinette, Mattéo fonçait comme un bolide à travers les boyaux souterrains. Plus il s’approchait de la salle des cages, plus le visage de Poe se dessinait clairement dans sa tête et plus il accélérait pour voler à son secours…

 

 

Fin de la troisième période

 

2152

Quatrième période

« Je vais te confier une mission ! »

Le long du Nil

 

         La troupe du capitaine Clotman avançait péniblement. Harassée par le soleil, elle longeait le Nil en espérant bien trouver une voiture abandonnée sur le bord du chemin. 60 ne pouvait plus suivre ses compagnons tellement il souffrait. Les hommes de la BS le portaient sur un brancard de fortune, fabriqué avec des branches de palmiers.

À cette heure de la journée, il faisait beaucoup trop chaud pour marcher et les soldats exténués décidèrent de se rafraîchir dans le fleuve avant de continuer. L’endroit était verdoyant et l’eau particulièrement calme.

Cette partie du Nil dessinait un grand coude et l’eau se répandait tranquillement sur la rive, formant un immense étang. De nombreux échassiers semblaient apprécier ce coin plutôt fertile et surveillaient les alentours avec appétit…

— Je n’en peux plus ! gémit 60. J’ai trop mal !

L’homme blessé était fiévreux. Épuisé, il préféra rester allongé sur le bord pendant que ses complices se trempaient dans l’eau. Une fois le bain terminé, les soldats se regroupèrent à ses côtés pour faire une bonne sieste. Leur fatigue était telle qu’ils s’assoupirent presque aussitôt. Seul 60 ne trouvait pas le sommeil. Ses douleurs étaient trop intenses.

Au bout d’un moment, ne tenant plus dans ses vêtements sales qui collaient à sa peau moite, il décida d’aller nettoyer sa plaie dans le fleuve. Il quitta le concert de ronflements occasionné par les dormeurs et rampa jusqu’à la zone inondée par la crue du Nil. Il s’enfonça lentement dans ce bassin naturel pour s’immerger tout entier. À son grand étonnement, la tiédeur de l’eau lui fit spontanément du bien. Du coup, il cala sa tête sur une petite touffe d’herbe et il resta ainsi couché un long moment sans faire de mouvements. Tandis qu’il savourait cet instant de détente, il finit par trouver le sommeil à son tour.

 

Bien plus tard, un héron blanc s’approcha de 60 et remua l’eau énergiquement avec sa patte pour effrayer les éventuels poissons qui se cachaient dans les parages. Le soldat, réveillé par le bruit de l’oiseau, ne bougea pas. Au contraire, il prit le temps d’observer l’animal qui avançait d’un pas décidé, sans se soucier de sa présence.

Soudain, la grande aigrette transperça rapidement de son bec, un petit poisson, puis elle releva sa tête nerveusement pour l’avaler. 60 pouvait suivre la progression de sa proie dans le long cou tendu de l’oiseau qui se déformait en descendant jusqu’au poitrail. Mais l’échassier se figea subitement, gardant une patte pliée hors de l’eau, fixant le bosquet de papyrus qui se trouvait à quelques pas du soldat. Sentant le danger, il battit des ailes pour s’enfuir et quitta les parages en poussant des cris rauques.

60 se retourna à son tour vers les plantes filiformes pour voir ce qui avait fait déguerpir l’oiseau. Il reconnut avec horreur la longue et caractéristique cuirasse d’écailles d’un crocodile. La bête vorace pointait déjà son museau triangulaire dans sa direction et glissait silencieusement vers lui, se frayant un passage à travers les végétaux aquatiques.

— Ah !… Ah ! cria d’un ton maladif et plaintif, le soldat qui s’empressait de se relever pour regagner la berge.

Dès qu’il fut debout, 60 ressentit une vive douleur dans le ventre qui le paralysa. Il fut contraint de retomber dans l’eau, rougie par le sang qu’il avait perdu pendant son sommeil. Complètement affaibli, il n’arrivait plus à commander ses bras et ses jambes pour se déplacer.

Il regardait, affolé, le crocodile qui ne le quittait plus des yeux. Celui-ci avançait régulièrement vers lui et sans précipitation, car il savait qu’à cette distance il ne pouvait plus lui échapper. Il n’accéléra sa course que lorsqu’il fut à ses côtés, puis, se propulsant vers l’avant avec sa queue, il ouvrit sa grande gueule sertie de crocs.

— Non !… Non ! gémit 60, résigné, en découvrant la voûte rose clair du palais de l’énorme reptile.

Le crocodile rabattit violemment ses puissantes mâchoires sur le cou du brigadier et ne desserra plus les dents. Avec ses pattes arrière, il recula pour s’éloigner de la rive, emportant le corps muet de 60 qui tétanisait sous la douleur de ses morsures. Enfin, presque sans bruit, il s’enfonça avec sa victime dans les profondeurs du marécage et disparut définitivement.

 

*

 

Les pensionnaires des « Iris » atteignirent la ville de Louxor par le nord. La felouque longea les premières maisons abandonnées puis passa devant d’immenses hôtels dont toute vie était absente. Progressant sur la rive droite du Nil, Pierre Valorie s’exclama soudain :

— Merveilleux !… Nous sommes devant le temple mythique de Karnak !… Nous devons absolument nous arrêter… Regardez ! dit-il aux serviteurs du peuple qui dirigeaient le bateau… Approchez-vous du débarcadère !

Le professeur de géographie ne tenait plus en place. Ses yeux brillaient de joie…

— Les enfants ! se réjouit-il… Qui aurait imaginé, il y a encore quelques mois, que nous nous retrouverions ici aujourd’hui… C’est incroyable !

Toute la troupe mit pied à terre et s’engagea vers le temple d’Amon-Rê, à la suite de Pierre Valorie, leur nouveau guide. Dès les premières minutes, ils furent impressionnés par l’allée de sphinx qui les accueillait à l’entrée. Ces créatures fantastiques au corps de lion et à la tête de bélier symbolisaient à la fois la force physique et l’énergie fécondante du plus grand dieu de la mythologie égyptienne.

Puis ils avancèrent de surprise en surprise, découvrant tour à tour, les magnifiques colonnes papyriformes aux corolles ouvertes ou fermées. Elles supportaient les plafonds des anciens temples, les obélisques orientés dans le même axe que le Nil mais croisant également celui du soleil, les hiéroglyphes qui les transportaient dans un monde étrange et mystérieux…

Ils déambulaient ainsi à travers les sanctuaires, les cours et les salles décorées… Comme les Égyptiens de l’époque lorsqu’ils pénétraient dans ce lieu pour la première fois, ils longeaient les murs épais, contournaient les pylônes gigantesques et traversaient les jardins avec des yeux ébahis d’admiration.

Les serviteurs, comme les jeunes, quittèrent le monument par une porte qui s’ouvrait vers le sud et s’engagèrent dans une allée encore plus longue que la précédente. Cette fois-ci, elle était bordée de sphinx à visage humain.

— Ce chemin rejoint un deuxième temple, celui de Louxor ! annonça Pierre Valorie avec frénésie… On y va ?

— J’admets que ce site est splendide ! intervint CAR123A, mais la sagesse ne serait-elle pas d’organiser notre fuite tant que nous avons de l’avance sur la BS ?…

Les paroles du serviteur firent retomber le grand passionné d’histoire dans la triste réalité. Pierre Valorie dut quitter le monde des pharaons pour retrouver sa place de directeur des « Iris ».

Il s’excusa de cet égarement :

— Vous avez raison ! reconnut-il… Je me suis laissé emporter devant le faste de ces monuments.

— Au contraire ! objecta Roméo, cette visite fut géniale ! Nous avons oublié nos soucis pendant quelques heures… Cela faisait du bien de rêver un peu !

— C’est vrai, Monsieur ! renchérit Audrey avec une pointe d’humour, vous nous avez appris des tas de choses… C’était passionnant… Merci d’avoir organisé ce voyage touristique qui nous a conduits depuis notre village de Gallo jusqu’ici pour découvrir cet endroit magnifique !

Tout le monde se mit à rire, ce qui détendit l’atmosphère. Cette petite parenthèse hors du temps les avait distraits. Ils étaient de nouveau prêts à distancer les hommes du PNC pour sauver leur peau.

 

*

 

Le lieutenant Crocus avait posé son module guêpe sur l’antenne, située au-dessus du cockpit du bimoteur. Il pouvait assister tranquillement, depuis son poste, aux mouvements incessants des serviteurs du peuple qui s’affairaient de tous côtés autour du petit avion.

En traversant la ville abandonnée de Louxor, les jeunes des « Iris » avaient aperçu une pancarte annonçant la direction de l’aéroport. Tout de suite, ils évoquèrent l’idée de s’enfuir en avion et comme deux serviteurs du peuple savaient piloter, ce projet leur parut réalisable. Toute la troupe s’empressa de suivre les panneaux indicateurs avec le secret espoir de se débarrasser définitivement de leurs poursuivants. Une fois rendus sur le site, à l’extérieur de l’agglomération, ils pénétrèrent dans le bâtiment principal qui recevait autrefois les passagers. Ils montèrent à l’étage pour observer, depuis les baies vitrées qui dominaient la piste, l’immense étendue goudronnée qui s’étalait devant eux. Quelques appareils étaient disposés çà et là…

— Ce sont des avions long-courriers ! fit remarquer le serviteur CAR7C. Je ne sais pas piloter ces engins… Ils sont trop compliqués !

— Quels types d’avions as-tu déjà conduits ? s’enquit CAR123A.

— Uniquement des petits ! avoua-t-il, un peu embarrassé. Des quatre places… C’est tout !

Tous se retournèrent, inquiets, vers CAR2002H qui était le deuxième homme à pouvoir les aider à s’enfuir.

— Et toi ? lui demandèrent-ils.

— Euh… C’est pareil ! annonça le serviteur… Mais il y a peut-être d’autres appareils rangés dans les hangars ? Nous devrions aller voir.

Chacun essaya de garder son calme et de ne surtout pas montrer sa déception. Ils voulaient tous encore croire à la chance… Descendant les escaliers pour atteindre l’esplanade qui était au pied de l’aérogare, ils se dirigèrent en toute hâte vers les abris situés en bout de piste. Ils dépassèrent la tour de contrôle, traversèrent la zone d’équipements et arrivèrent enfin devant un immense entrepôt fermé. Ils firent coulisser la large porte en tôle et découvrirent, à l’intérieur, deux avions identiques, longs d’une quinzaine de mètres.

— Des bimoteurs à hélices ! s’écrièrent-ils. Nous sommes sauvés !

 

*

 

Toby Clotman ordonna à ses hommes de ne pas s’engager dans les marécages à la recherche de 60. Sa disparition, considérait-il, était presque une chance, car le soldat malade était devenu un fardeau qui les aurait gênés dans leur progression.

— Regardez tout ce sang et ces énormes traces dans la boue ! conclut-il… Le coin doit-être infesté de crocodiles… 60 a dû succomber à l’attaque d’une de ces bestioles pendant que nous dormions… Ne nous engageons pas là-dedans, c’est trop risqué… Partons maintenant ! Je tiens à rattraper ces traîtres de serviteurs tant que cela est encore possible !

 

La BS n’en finissait pas de traverser des terrains en friche. Elle atteignit enfin un petit village et s’enfonça jusqu’à sa place centrale dotée d’un puits. Ils purent se désaltérer.

— On fouille partout pour trouver un véhicule ! ordonna le capitaine Clotman, tout en reposant la cruche dans laquelle il venait de boire sur la margelle du puits… Ne perdons pas de temps !

Les huit hommes partirent en courant dans tous les sens et finirent par tomber sur un vieux 4×4, abandonné derrière les décombres d’un mur de torchis, à l’entrée d’une courette. Le réservoir contenait encore un peu d’essence.

Après quelques essais infructueux, la voiture démarra enfin et ils s’engagèrent aussitôt sur la route pour remonter le Nil. Ceux qui n’avaient pas pu s’asseoir dans l’auto s’étaient installés sur le toit et se cramponnaient fermement à la structure métallique de la galerie.

 

*

 

Pour être plus efficaces, les serviteurs du peuple s’étaient séparés en trois groupes. Le premier, composé des mécanos, remettait en état les deux avions tandis que le deuxième était parti avec un bus de l’aéroport, au nord de la ville. Il avait la charge de surveiller l’arrivée de la Brigade Spéciale.

Pendant ce temps, les pensionnaires des « Iris » faisaient le tour des hôtels pour récupérer dans les cuisines un maximum de nourriture. Ce stock procurerait assez de provisions pendant le vol. Aussi étaient-ils retournés dans le centre-ville avec un autre véhicule, afin de réquisitionner toutes les boîtes de conserve encore consommables.

De retour au hangar, les jeunes étalèrent fièrement leur butin devant les serviteurs qui finissaient de préparer les appareils.

— Bravo ! les félicita CAR2002H. Nous allons pouvoir charger les vivres dans le deuxième avion. Nous avons démonté tous les sièges qui étaient en trop pour faire de la place…

Spontanément, les adolescents formèrent aussitôt une chaîne humaine pour relier le bus à l’avion qui devait réceptionner la cargaison. Ils commencèrent, sous les yeux admiratifs de leurs enseignants, à se passer les produits les uns aux autres, pour le remplir.

— Faisons de même pour aller plus vite ! proposa Alban Jolibois à ses collègues…

Les serviteurs du peuple les rejoignirent dès qu’ils eurent fini de faire le plein de carburant.

 

À l’écart de la ville, debout sur le toit du bus, ceux qui observaient les alentours aperçurent au loin une trainée de poussière. Elle semblait se former à l’arrière d’un véhicule…

— Les voilà ! hurla CAR123A, sautant de son poste de surveillance pour se mettre au volant… Remontez dans le bus !

Ses amis se précipitèrent à l’intérieur pendant qu’il actionnait le moteur. Quand tout le monde fut dedans, CAR123A démarra énergiquement, laissant un nuage de particules crayeuses sur le bord de la route, avant de s’engager sur la chaussée.

— Ils sont devant ! vociféra 58, qui conduisait le 4×4 et qui les remarqua à son tour… Nous les avons rattrapés !

— Accélère ! somma le capitaine Clotman, accélère !

Le tout terrain prit de la vitesse et rejoignit assez facilement l’autocar qui ne pouvait rivaliser avec lui, tellement il était lourd. CAR123A maintenait son véhicule au milieu de la voie pour faire barrage à la voiture et zigzaguait légèrement dès qu’elle tentait de le doubler.

58 se colla au pare-chocs arrière du car et invita ses compères qui étaient sur la galerie à sauter sur son toit, afin d’aller neutraliser le chauffeur. Mais au moment où les trois brigadiers furent prêts à bondir, le 4×4 ralentit subitement, laissant filer devant lui l’autobus…

— Mais, qu’est-ce que tu fabriques ? se fâcha l’officier qui criait aux oreilles de 58, tout en le tapant avec ses poings…

58 fixait d’un air dubitatif son pied droit qui écrasait la pédale d’accélérateur de sa voiture…

— Elle ne répond plus ! grogna-t-il en louchant sur la jauge du réservoir qui indiquait qu’il était vide… Il n’y a plus d’essence !

Tous descendirent du 4×4 et suivirent avec attention le trajet qu’effectuait le car. Au bout d’un moment, ils le virent tourner à gauche au lieu de se diriger vers la ville qui était à l’opposé…

— L’aéroport ! s’étrangla Toby Clotman qui distinguait maintenant la tour de contrôle, dépassant nettement le toit du bâtiment principal qui était en premier plan… Les vandales !… Ils vont s’envoler sous nos yeux !

De rage, le capitaine saisit sa mitraillette et tira en l’air pour se défouler.

— Dépêchons-nous ! cria-t-il, le visage rouge de fureur… Ils ne doivent pas nous échapper !

Le bus traversa la zone de parking à toute allure pendant que les brigadiers couraient le plus vite possible pour les rejoindre. Il contourna la gare des passagers et jaillit d’un coup sur la piste.

Ceux qui chargeaient les victuailles dans les avions situés près des hangars stoppèrent instantanément leur travail, impressionnés par cette apparition subite et bruyante.

L’autocar fonçait sur eux. Il était maintenant presque à leur niveau mais il ne décélérait toujours pas. Devant cette masse qui s’approchait dangereusement, ils préférèrent s’enfuir, de peur qu’elle ne les écrase… Le véhicule freina brusquement et dérapa sur le revêtement goudronné en dessinant une trainée noire à l’odeur de caoutchouc brûlé.

Quand il fut complètement à l’arrêt, les serviteurs du peuple sortirent par les portes latérales en alertant leurs amis :

— Ils arrivent !… Vite !… Fichons le camp d’ici !

 

Les espions sont partout

 

         Le sas de la CM63 s’ouvrit enfin et le module poulpe s’engagea aussitôt dedans. Le professeur Boz et ses compagnons pestaient contre l’équipe qui gérait l’entrée du parking. Leur intervention, beaucoup trop lente, les avait exposés à un réel danger. Une fois garés à l’emplacement qui leur avait été indiqué, les passagers énervés sortirent de leur véhicule et attendirent avec impatience la navette qui devait venir les chercher.

— La voilà ! annonça Jawaad, en voyant un minibus s’engager au bout de l’allée.

Le chauffeur s’arrêta à leur niveau et les invita à monter dans l’appareil. Lorsqu’ils furent tous à l’intérieur, le professeur Boz insista auprès du conducteur pour qu’il les mène jusqu’au local des techniciens. Il avait de sérieuses remontrances à leur faire et il souhaitait comprendre ce qui avait empêché l’ouverture du sas…

— Nous avons eu un problème technique ! répondit-il sans se retourner. Mes collègues m’ont chargé de vous transmettre leurs excuses… Par contre, mon chef désirerait vous rencontrer pour vous expliquer en détail les raisons de ce retard.

— Parfait ! conclut Théo Boz, rassuré de voir que les hommes de la cité avaient conscience de cette grave erreur et que son interlocuteur prenait en compte sa réclamation.

Le minibus quitta l’allée principale et s’enfonça dans un couloir étroit. Quand il fut suffisamment engagé à l’intérieur, il s’arrêta soudain sur la voie, sans motif particulier. À la grande surprise de ses passagers, le conducteur se retourna vers eux et lança à leurs pieds une bombe qui libéra du gaz dans tout le compartiment. Puis il sortit précipitamment de la navette, en prenant soin de la refermer derrière lui.

— Ouvrez-nous ! hurlèrent les ingénieurs, emprisonnés dans le véhicule. Qui êtes-vous ?

Pendant qu’ils tapaient contre les vitres du minibus et tentaient en vain de forcer les portières, le chauffeur fit des signes à un fourgon qui attendait un peu plus loin, caché dans l’obscurité. Celui-ci s’avança vers eux et se colla contre leur capot. Des soldats équipés de masques sortirent précipitamment de l’habitacle et rejoignirent le professeur Boz et ses coéquipiers en état d’ivresse. L’inhalation du gaz à effet narcotique, répandu dans la navette, les avait rendus euphoriques.

Ils se laissèrent embarquer dans le fourgon de leurs ravisseurs sans résister. Un homme les attendait à l’intérieur pour leur injecter un puissant somnifère.

 

*

 

Tôt le matin, Antonio Lastigua fut convoqué avec Søren Jörtun par le comte de la Mouraille. Il souhaitait s’entretenir avec eux pour parler de leur nouveau partenaire, Karim Waren.

Devant son bureau, un soldat annonça leur arrivée.

— Entrez ! répondit tout de suite le comte qui les attendait, un verre à la main… Prenez place !

Le comte les invita à s’asseoir dans les deux fauteuils libres qui étaient près de lui. Sans leur laisser le choix, il prépara à ses convives un cocktail et offrit à chacun un verre plein.

— Buvons au succès de vos recherches ! annonça-t-il, en levant sa coupe.

Antonio Lastigua avala une première gorgée qui lui brûla instantanément le gosier. Ses yeux se mirent à pleurer comme s’il venait d’ingurgiter une énorme cuillère de moutarde. À son tour, Søren Jörtun porta le mélange d’alcools jusqu’à ses lèvres et lorsque le liquide descendit dans son œsophage, il eut l’impression qu’un charbon ardent grillait ses boyaux, centimètre par centimètre.

Satisfait, le comte de la Mouraille observait leurs réactions.

— C’est peut-être un peu fort ? s’informa-t-il avec un sourire sadique, en faisant mine d’être étonné.

— Disons que ça réveille ! tenta de répondre Søren Jörtun, la bouche en feu.

— C’est exactement ce que je voulais ! déclara-t-il soudain, d’un air sévère. Vous vous endormez, Messieurs !… Vous n’avez toujours rien trouvé !… Il est temps de vous réveiller !

— Mais…

— Vous n’avez aucune excuse !… Si vous ne m’apportez aucun résultat d’ici la fin du mois, vous redescendrez au bas de l’échelle, Monsieur Jörtun !… Quant à vous, Monsieur Lastigua, vous me faites un rapport chaque jour sur l’avancée des travaux du Professeur Waren… C’est compris ?

— Oui !… Oui, Monsieur le Comte.

— Très bien ! Vous pouvez partir maintenant !

Décontenancés, les deux chercheurs quittèrent la pièce sans dire un mot, la tête basse.

 

*

 

Le chauffeur abandonna la navette au milieu du couloir et rejoignit ses acolytes dans le fourgon qui reprit le chemin du parking. Les soldats transférèrent les ingénieurs endormis dans un module poulpe puis s’engagèrent, avec deux autres modules, vers le compartiment d’expulsion des engins.

À l’intérieur de la bulle de contrôle, les techniciens bâillonnés et ficelés par les membres du PNC assistaient, impuissants, à l’enlèvement de leurs nouveaux hôtes, retransmis par les caméras murales.

Les trois modules pénétrèrent ensemble dans le tube de lancement et enclenchèrent eux-mêmes leur évacuation au moyen d’une télécommande. Dès qu’ils eurent quitté la CM63, ils emmêlèrent leurs tentacules pour s’attacher entre eux. La force augmentée par les trois moteurs solidarisés les aida à descendre plus vite vers le fond. Là, ils s’enfoncèrent dans un coquillage vide et attendirent patiemment l’arrivée d’autres complices qui étaient chargés de les récupérer.

— Ici, l’Amiral Flower !… Ici, l’Amiral Flower !… Nous nous approchons de la zone… M’entendez-vous ?

— Allo !… Nous vous recevons parfaitement ! répondirent les ravisseurs.

— Pouvez-vous nous indiquer votre localisation ? demanda l’Amiral.

— Trente-sept degrés et trente-six minutes nord, notifièrent-ils, et huit degrés, quarante-six minutes est…

— Formidable ! annonça l’Amiral Flower, nous serons là dans une vingtaine de minutes… Nous ne sommes plus très loin de votre emplacement.

 

*

 

La patrouille de sécurité de la CM63 venait de libérer les techniciens qu’elle avait trouvés dans la bulle de contrôle, la mine dépitée, ligotés à terre. Ils s’étaient aussitôt mis en contact avec la CM1 pour prévenir les sages…

— Oui, le Professeur Boz s’est annoncé quand les hommes du PNC se sont présentés dans notre bureau ! expliqua l’agent qui était de garde. Ils prétextaient devoir vérifier l’étanchéité de la bulle… Une légère fuite aurait été signalée dans notre local par les services de sécurité. Nous ne nous sommes donc pas opposés à ce qu’ils fassent leur travail…

— Avez-vous eu le temps d’ouvrir le sas au Professeur ? demanda la sage Betty Falway.

— Non ! regretta le technicien. Ils nous ont neutralisés avant que je puisse actionner son déclenchement. Je n’ai même pas pu lui parler… Le poulpe est resté ainsi devant l’entrée de l’aire de stationnement, à attendre un long moment…

— Les pauvres ! s’indigna la sage Falway. Ils auraient pu être avalés par n’importe quel poisson !… Ils ont dû avoir la peur de leur vie !… Et après, que s’est-il passé ?

— Les espions ont pris le contrôle des opérations et ils ont fini par leur permettre d’accéder au parking… Vous connaissez la suite…

— Avez-vous réussi à localiser leurs modules depuis qu’ils ont quitté la cité ?

— Malheureusement, ils n’ont pas oublié de se déconnecter… Ils sont donc quelque part dans la mer méditerranée… Si vous voyez ce que je veux dire…

— Oui, bien sûr, confirma la sage Falway. Merci de nous avoir prévenus de suite ! N’hésitez pas à nous rappeler si vous avez des informations supplémentaires…

— D’accord… À bientôt ! conclut le technicien, entouré de ses responsables.

 

*

 

Les petites taches blanches éparpillées sur sa peau lisse de couleur bleu nuit composaient, sur le dos de sa pseudo-carapace, un parfait camouflage. Malgré ses sept cents kilos, la tortue luth se déplaçait avec beaucoup de grâce et s’approchait de la surface pour remplir ses poumons. Elle sortit sa grosse tête de l’eau et accapara l’air dont elle avait besoin avant de plonger à nouveau. L’ample mouvement de ses longues pattes donnait l’impression qu’elle battait des ailes comme un oiseau en plein ciel.

En quelques minutes, elle atteignit les fonds marins à cinq cents mètres de profondeur.

 

Depuis que les hommes-miniature s’étaient réfugiés dans les cités marines, le comte de la Mouraille avait dépêché des soldats aux quatre coins des océans. Il avait fait installer, dans l’épaisseur de la peau d’une vingtaine de tortues luths, un espace capable d’accueillir les militaires. À l’aide des commandes neuronales, procédé que les espions du PNC avaient tout de suite récupéré à leur compte, ces troupes d’intervention patrouillaient sur le dos des tortues dans chaque mer ou océan. Elles se tenaient prêtes à porter renfort à ses agents de renseignements qui étaient encore à l’intérieur des cités. L’Amiral Flower était responsable de la zone méditerranéenne. C’était donc sa base que les espions de la CM63 avaient appelée pour venir chercher les scientifiques qu’ils avaient kidnappés.

La tortue se posa à proximité du coquillage dans lequel se cachaient les trois poulpes artificiels.

Pour rejoindre l’entrée de l’habitacle, les trois modules s’empressèrent d’escalader le cuir épais de l’animal. Déjà, des centaines de petits poissons s’agglutinaient tout autour pour déguster les micro-organismes qui avaient élu domicile sur la peau du reptile géant.

— Nous sommes devant votre porte ! annoncèrent les hommes du PNC aux soldats qui se trouvaient à l’intérieur du bâtiment… Veuillez procéder à son ouverture !…

Dès que celle-ci s’éleva, les faux poulpes s’engagèrent dans le sas d’accès du submersible, les uns après les autres. Mais avant que la porte soit complètement rabattue, un poisson enfonça son museau à l’intérieur et avala le dernier module qui venait juste de s’installer derrière ses compères. Par chance, ce n’était pas celui qui transportait les prisonniers.

— Envoyez l’encre ! hurlèrent les capitaines de chaque équipage, surpris par la rapidité avec laquelle leurs compagnons avaient été aspirés… Enclenchez la commande « caméléon » !

Le nuage opaque, créé par l’épais liquide noir des modules, troubla les petits poissons affamés qui reculèrent le temps de la fermeture du sas. Les hommes du PNC purent enfin passer la deuxième porte et s’introduire dans l’enceinte militaire. L’Amiral Flower donna l’ordre d’évacuer les lieux et la tortue remonta tranquillement à la surface pour faire le plein d’oxygène avant de s’engager vers l’ouest et quitter la mer méditerranée.

 

*

 

 

Le comte de la Mouraille n’en croyait pas ses oreilles. En posant ses écouteurs, il se répétait à voix basse la phrase de l’Amiral Flower qui venait de s’entretenir avec lui : « Comte, nous vous amenons le Professeur Boz et son équipe ! »… Cette brève annonce l’avait rendu fou de joie. L’arrivée imminente des scientifiques mettrait très vite un terme à cette situation bâtarde et désagréable dans laquelle il se trouvait. Il pouvait désormais entrevoir le futur avec plus d’optimisme.

Dès qu’ils auraient découvert le procédé qui leur permettrait de retrouver une taille normale, ses hommes abandonneraient les cités marines pour se rassembler dans l’enceinte du Machu Picchu. Ensuite, une fois transformés, ils partiraient tous ensemble rejoindre le Grand Maître et il prendrait enfin ses nouvelles fonctions de gestionnaire du peuple.

Déjà, il rêvait à ce bel avenir, s’imaginant dans les somptueuses salles du palais de Versailles, donnant des ordres à ses sujets qui se courbaient à son passage.

Tout excité, il attrapa une bouteille de whisky et se remplit un verre qu’il tendit en direction de son portrait photographique, accroché au mur de son bureau. Pile dans l’axe du plafonnier, la coupe brillait dans sa main comme une étoile colorée.

Il l’agita pour entrechoquer les glaçons qui flottaient à la surface du liquide, créant de légères notes cristallines qui apportaient un petit air de fête…

— À ma gloire ! chantonna-t-il gaiement.

Il l’avala goulûment sans respirer avant de s’en servir un deuxième, puis un troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce que la bouteille soit vide. Complètement ivre, il se laissa choir dans son fauteuil en rigolant bêtement…

Tout tournait dans sa tête. Incapable de se relever, il décida de rester ainsi, affalé sur les coussins de son siège, face à sa propre image qui devenait de plus en plus floue.

Il beugla encore quelques mots avant de s’endormir :

— À ma gloire !

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