#ConfinementJour20 – Partage de lecture du roman  » 2152  » – Chapitres 54, 55 et 56

© Paul Maraud, 2018, pour le texte. Tous droits réservés.
© Éditions Semis de mots, 2018. Bordeaux – Nouvelle Aquitaine
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, décembre 2018.
Dépôt légal : décembre 2018

 

 

2152

Troisième période

« Nous devons nous dire adieu ! »

Retrouvailles

 

         Mattéo réussit à gravir le plateau qui dominait le repère du PNC. Par chance, il s’était retrouvé au pied de la muraille rocheuse, face à un couloir naturel qui rejoignait le sommet de façon sinueuse. Ce passage ne présentait pas trop de difficultés, en dehors du fait qu’il était plutôt vertigineux et rempli de cailloux instables, glissant facilement sous son poids. À cet endroit, quelques petits arbres demeuraient encore parmi les pierres. Ils étalaient leurs appendices comme des tentacules à la recherche du moindre morceau de terre pour s’y enfoncer.

Tout au long de sa progression, Mattéo s’était agrippé aux branches de ces végétaux ou à leurs racines vagabondes, se retenant ou se hissant un peu plus en avant, selon ses besoins.

Maintenant qu’il était en haut, il avançait entre les taillis, espérant trouver ce fameux puits dans lequel reposaient les trois serviteurs condamnés… Le brouillard était encore plus épais qu’en bas. Il était impossible de voir à plus de deux pas.

Soudain, Mattéo surprit un groupe de serviteurs du peuple qui cheminaient à travers la brume pour ravitailler les prisonniers parqués dans le gouffre. Comme chaque jour, ils poussaient une brouette remplie de nourriture, marchant les uns derrière les autres à plusieurs mètres de distance.

C’était la dernière équipe de la matinée qui passait devant sa cachette. Ils étaient dix… « Si je les suis, ils vont peut-être me conduire jusqu’au puits », pensa-t-il. « C’est ma seule chance d’avancer dans ce brouillard ! ». Il profita du manque de visibilité pour quitter discrètement les feuillus et s’engagea dans la steppe, à leur poursuite.

Les livreurs s’arrêtaient de temps en temps pour souffler, en raison du lourd fardeau qu’ils avaient à transporter. Le terrain accidenté les gênait dans leur progression. Ils devaient sans cesse veiller à bien équilibrer leur chargement pour éviter d’en renverser le contenu.

Quand ils stoppaient, Mattéo s’aplatissait aussitôt de tout son long dans l’herbe mouillée par la rosée pour ne pas être vu. À intervalles réguliers, il levait discrètement la tête afin de ne pas manquer leur nouveau départ. Déjà trempé depuis sa précédente mésaventure, il suivait les serviteurs, d’étape en étape, les vêtements dégoulinants d’eau.

Lorsqu’ils arrivèrent enfin au niveau du puits, il se terra dans un creux et attendit patiemment en grelottant de froid qu’ils aient fini leur besogne.

 

Bien plus tard…

— Allez, les gars ! dit l’un des serviteurs… On a terminé !… On transporte ces six nouveaux cadavres à l’incinérateur et l’on rentre se sécher… Y’en a marre de ce temps pourri !

« Six nouveaux cadavres ? », s’étonna Mattéo. « Il y aurait dedans d’autres personnes que les trois condamnés ? ». Il surveilla d’un œil attentif les hommes en kimono qui quittaient les lieux et attendit un long moment sans bouger. Puis, pensant qu’ils étaient suffisamment loin, il s’autorisa à s’approcher du puits.

Il espérait que personne ne viendrait le surprendre…

 

Une fois au bord du trou, il chercha d’emblée à voir ce qu’il y avait à l’intérieur. Mais il fut déçu de ne rien distinguer, tellement le fond était sombre. Alors, il se risqua à parler dans le vide et sa voix résonna au-dessus des prisonniers qui s’étaient regroupés au centre de la caverne pour manger.

« Y a-t-il quelqu’un… un… un ?… C’est Mattéo… o… o ! », entendirent-ils, surpris. L’écho de ses paroles se réfléchissait sur les parois. « C’est moi… a… a… Mattéo… o… o ! ».

Aussitôt, les détenus cessèrent de mâcher leur frugal repas. Tous levèrent la tête vers l’orifice qui était au plafond. Cette unique source de lumière, trop éloignée et trop petite pour éclairer suffisamment la caverne, permettait malgré tout aux condamnés de ne pas être dans le noir complet. Avec le temps, leur acuité visuelle s’était habituée à cette semi-obscurité.

Maria Torino n’eut pas besoin de le voir car elle reconnut la première son enfant et se mit à pleurer. Elle était tellement bouleversée de l’entendre qu’elle n’eut pas la force de réagir à son appel. CAR2241V qui était dans l’axe de l’orifice, plus près de la roche plate qui recevait le panier, répondit à Mattéo en joignant ses deux mains vers sa bouche pour amplifier sa voix…

— Oui !… Mattéo !… Nous sommes au fond du gouffre !

— Combien êtes-vous ? demanda le jeune homme.

— Nous sommes très nombreux… Plus de mille personnes ! clama le serviteur.

Mattéo n’en revenait pas. « Comment autant d’individus ont-ils pu être déposés dans ce trou ? », s’interrogea-t-il. Il avait du mal à se représenter l’importance de la cavité et il imaginait tous ces détenus, entassés les uns sur les autres, comme des escargots dans un bocal.

Observant les alentours, il aperçut le poste de commande qui permettait d’actionner la descente du panier métallique. Celui-ci pendait au-dessus du vide…

— Je vous envoie la hotte ! hurla Mattéo, en direction du puits.

Il se précipita vers le boîtier blanc qui était fixé sur la margelle. Il écarta le grillage protecteur placé devant et découvrit plusieurs manettes dont l’une était symbolisée par une flèche orientée vers le bas. Mattéo appuya sur cet interrupteur et le moteur électrique s’enclencha. Plus loin, l’énorme bobine qui retenait le câble métallique se mit à tourner.

En entendant le grincement de la roue sur son axe, les détenus osèrent se permettre de croire que leur destin allait changer. Même s’ils s’étaient résignés à mourir dans cet immense caveau, le panier qui descendait pour eux leur redonnait soudain espoir.

Chaque centimètre gagné par la hotte en fer les rapprochait un peu plus de la liberté. Pour la première fois, les sons aigus de la poulie ne leur parurent pas désagréables… Au contraire, ils écoutaient sa musique d’une oreille attentive. Tant qu’ils l’entendaient, ils pouvaient escompter quitter ce lieu maudit.

Malgré leur impatience grandissante, ils se taisaient.

 

Pendant ce temps, Maria Torino s’était avancée vers la partie rocheuse où se trouvait CAR2241V. Elle s’approcha de James Groove qui était à ses côtés. C’était l’homme qui avait accueilli la veille, les trois serviteurs du peuple. Il était en quelque sorte le sage de la communauté, car c’était à son initiative que les prisonniers s’étaient organisés pour mieux gérer leur détention. Elle lui expliqua qui était Mattéo.

— James, cet enfant est mon fils… Je serais heureuse d’être dans le premier groupe qui remontera pour pouvoir le serrer dans mes bras… Il y a si longtemps…

L’homme lui saisit tout de suite les mains et avec beaucoup de tendresse, lui répondit…

— Comme je suis content pour toi, Maria… Grâce à la témérité de ce jeune homme, nous allons pouvoir sortir de ce trou infâme… Comme toi, nous espérons tous revoir nos enfants.

Il la présenta à CAR2241V. Maria Torino s’embarquerait avec les trois serviteurs. Lorsqu’ils seraient en haut, ils gèreraient le va-et-vient de la nacelle pour extraire les membres de la communauté de cette prison.

— C’est bon ! hurla CAR2241V à Mattéo, pour lui signaler que le panier avait atteint le sol.

Mattéo coupa le moteur tandis que les deux serviteurs, CAR6667L et CAR0055B, aidaient Maria Torino à s’installer à l’intérieur de la plate-forme.

— Tu peux nous hisser ! annonça-t-il encore une fois à l’adolescent, lui confirmant qu’ils étaient prêts.

Au fur et à mesure qu’elle montait, la mère de Mattéo réalisait son bonheur. Elle allait enfin retrouver son fils. Cependant, en quittant l’obscurité, elle s’étonna de ne rien voir autour d’elle, en dehors d’une lumière blanche, beaucoup trop forte pour ses yeux. Cela faisait si longtemps qu’elle était dans le noir… Elle ne supportait pas le jour qui était pourtant bien atténué par le brouillard.

Quand elle parvint au niveau de l’ouverture du puits, sa frustration fut immense. Elle ne distingua qu’une silhouette sombre à la place de Mattéo. Néanmoins, c’était une apparence dont elle était très fière. Depuis que leur famille avait été kidnappée dans leur maison de montagne, son fils semblait devenu plus costaud, plus imposant. Les serviteurs du peuple la déposèrent derrière la muraille avec délicatesse.

Maria Torino toucha enfin le sol et s’empressa de rejoindre Mattéo. Elle l’embrassa de toutes ses forces. CAR2241V regardait, honteux, cette petite dame chétive, habillée de haillons dans les bras de son enfant. Pour avoir contribué à l’essor du PNC, il se sentait un peu responsable et même coupable.

Mattéo reconnaissait à peine sa mère tant elle avait maigri. Le teint de son visage était si pâle au milieu de ce corps squelettique… Il se retenait de la serrer trop fort tellement il avait peur de briser ses os.

— Pauvre Maman ! J’imagine que tu as drôlement souffert dans ce trou, se choqua-t-il… Pourquoi étais-tu enfermée là dedans ?

— C’est une longue histoire, mon petit Mattéo, répondit-elle de sa voix fluette… Ici sont internés les insoumis, les rebelles, tous ceux qui ont refusé de suivre ce triste mouvement qui appelle « nouvelle chance » le choix de servir le Grand Maître et de subir ses caprices. Nous sommes tous des parents d’enfants kidnappés, comme toi. Nous rêvions pour vous à un autre avenir… Le PNC a décrété que nous étions irrécupérables et qu’ils ne prendraient pas le risque de nous laisser perturber les membres du parti avec nos idées perverses… Ils décidèrent de nous supprimer.

— Ils voulaient faire de nous des géniteurs parfaits, intervint Mattéo… Ils ont cherché à nous droguer et à nous rendre complètement serviles. Mais leur plan a échoué. Ils comptent désormais nous remplacer par des clones. Nous sommes des cobayes humains… Ils nous gardent en prison uniquement pour nos cellules, comme des animaux en cage…

— Il faut nous battre, Mattéo ! protesta vigoureusement Maria Torino. Faisons cela pour que ton père ne soit pas mort pour rien !

— Comment ? Papa est mort ? s’étrangla Mattéo en entendant cette horrible nouvelle… Mais… Quand ?

Maria Torino regarda son fils dans les yeux avec tant de tristesse que cela lui bouleversa le cœur. Elle finit par lui expliquer les circonstances de son décès après un long moment de silence.

— Alessandro s’opposa au PNC dès le premier jour… Jamais il n’accepta de se soumettre à ce régime totalitaire. La « Brigade Spéciale » le repéra tout de suite et elle n’hésita pas à le torturer au sein de son fameux centre de redressement et de revalorisation de la race humaine… À son retour, ton père me raconta les humiliations qu’il avait vécues et avec quel acharnement les brigadiers l’avaient malmené. Alors, il décida de créer un mouvement de résistance pour tenter de vous libérer et ensuite, de s’enfuir d’ici… Très vite, nous fûmes des milliers à réagir. Malheureusement, malgré nos précautions, des traîtres s’étaient infiltrés dans notre organisation et renseignaient régulièrement la BS de nos projets. Elle s’empressa de nous arrêter quand nous fûmes devenus capables de nous battre car nous avions trouvé le moyen de récupérer des armes. En punition, le Grand Maître décida de nous abandonner dans ce trou… Je me souviens encore de ce triste jour où les militaires nous ont descendus à l’intérieur par groupe de dix, avec cette nacelle… Il n’y avait même pas la place pour tout le monde. Quatre d’entre nous pouvaient s’installer dedans tandis que les six autres étaient obligés de s’agripper à l’extérieur du panier, au-dessus du vide, risquant de tomber à tout moment. Certains n’avaient pas la force de se retenir et lâchèrent prise… J’entends encore leurs cris de détresse résonner dans cette caverne jusqu’à ce qu’ils s’écrasent au sol et que leurs hurlements s’arrêtent alors brutalement… Alessandro était debout, les bras attachés derrière le dos, entre deux soldats qui dirigeaient leurs mitraillettes sur son torse. Il assista à la descente aux enfers de tous les membres du groupe. Cela dura deux jours et une nuit, sans interruption… Et puis…

Maria Torino mit soudain sa face dans le creux de ses mains squelettiques et pleura. Mattéo serra sa mère contre lui, toute tremblante, et attendit sans rien dire, jusqu’à ce qu’elle retrouve la force de continuer son récit…

— Nous étions désormais tous en bas, entassés les uns sur les autres, dans ce sombre espace rude et glacé que nous ne connaissions pas encore… Quand le Grand Maître beugla au-dessus de nos têtes pour nous prévenir qu’il nous envoyait Alessandro sans le panier métallique… Il poussa lui-même ton père dans le puits pendant que nous tendions, affolés, les bras dans le noir pour tenter d’amortir sa chute, sans savoir où il allait tomber… J’espérais discerner sa voix pour pouvoir m’orienter vers le lieu où il s’effondrerait, mais ton père était si courageux qu’il ne cria point !… Au bout d’un temps qui me parut interminable, je l’entendis enfin s’écrouler vers ma droite et je me précipitais comme une aveugle dans cette direction en hurlant son prénom ! Les autres prisonniers, conscients de ma détresse, s’écartaient pour me laisser passer. Ils me retenaient cependant avec leurs mains pour me guider dans l’obscurité. Ballottée par la foule qui m’aidait à m’approcher de lui, je finis par l’atteindre alors qu’il était couché au sol. Je serrais Alessandro dans mes bras tandis que je sentais sa respiration devenir de plus en plus rare. Il ne pouvait plus parler… Son corps se tétanisa subitement et il mourut dans les minutes qui suivirent, la tête sur mes genoux… Voilà comment ton père est mort, Mattéo !… Voilà comment il a été assassiné !

Puis Maria Torino se tut.

 

Accueil africain

 

         Les hommes de Toby Clotman pagayaient avec énergie pour atteindre une forteresse qu’ils avaient repérée depuis l’aurore. Elle protégeait l’entrée d’une immense ville qui s’étalait derrière elle. Rassurés d’avoir rejoint la côte africaine, ils se sentaient désormais hors de danger. Cependant, ils ne savaient toujours pas vers quel pays ils se dirigeaient. Ils avançaient maintenant près du château composé de pierres claires, encerclé par une imposante muraille qui comportait, à intervalles réguliers, de grosses tours cylindriques. À droite de l’édifice, deux d’entre elles étaient plus resserrées. Elles encadraient l’entrée principale. L’eau pénétrait à l’intérieur de la citadelle par cette immense porte dont elle envahissait presque toute la hauteur.

— Ça alors ! s’exclama le chef de la brigade… C’est le fort de Qaitbay ! Cette citadelle fut construite à l’emplacement de l’ancien phare mythique d’Alexandrie… Nous sommes en Égypte !

Les rameurs ne semblaient pas impressionnés. Du moment qu’ils étaient enfin arrivés en lieu sûr, ils se souciaient avant tout de franchir l’enceinte sans encombre. Ils ne souhaitaient pas subir le même sort que les vagues qui terminaient leur course en s’éclatant violemment contre la muraille. Le passage étant plutôt étroit, ils devaient redoubler de prudence et prendre suffisamment d’élan pour s’engager dans l’ouverture de la porte. Les battants avaient sans doute été arrachés par la mer. En baissant la tête pour ne pas se cogner et en rangeant les avirons suffisamment tôt, ils espéraient profiter de l’avancée d’une ondulation pour que leur barque soit introduite dans la cour du château.

— En voilà une qui arrive ! hurla 61 qui était chargé de transmettre le signal, à l’arrière de l’embarcation.

— Vite ! Mettez-vous dans l’axe ! ordonna le capitaine Clotman. C’est une grosse ! Elle pourrait retourner le bateau !

L’équipage s’empressa d’orienter la chaloupe en direction du fort et donna de grands coups de rames synchronisés pour épouser le plus naturellement possible le mouvement de la vague qui galopait vers eux… À son passage, l’arrière du canot se souleva légèrement puis l’important volume d’eau les emporta dans sa course.

— Rangez les avirons ! ordonna le capitaine, une nouvelle fois… Couchez-vous !

Tandis qu’ils se cramponnaient dans le fond de la barque, ils entendirent le rouleau qui allait de l’avant, résonner comme un bruit de cymbales à travers l’épaisse muraille. Le bateau racla quelque peu le plafond voûté puis finit par être éjecté du tunnel. Il pénétra dans l’enceinte de la forteresse et la vague porteuse s’effaça progressivement dans la cour. Les marins reprirent aussitôt le contrôle de leur chaloupe et se pressèrent d’atteindre le donjon qui était devant eux.

Sa structure carrée et crénelée possédait une tourelle à chaque angle. Comme cette construction reposait sur une base plus élevée, l’eau n’entrait pas. Elle venait s’étaler devant les escaliers de la porte centrale. Les hommes du capitaine Clotman accostèrent à cet endroit et fixèrent la barque avec une corde sur les fragments métalliques d’une rampe rouillée. Ils gravirent les marches de la tour principale jusqu’au sommet. 60 resta seul à les attendre en bas, serrant avec ses mains sa blessure qui le faisait souffrir…

 

Une fois en haut, les soldats essoufflés se penchèrent entre les créneaux pour scruter l’horizon, tentant d’analyser rapidement la configuration des lieux. Toby Clotman, qui regardait vers le port, s’étrangla soudain de rage…

— Là !… Droit devant !… Cette barque qui s’approche !… Ce sont les enfants !

La chaloupe du groupe des « Iris » entrait à l’instant dans la baie. Depuis sa place, Pierre Valorie aperçut en même temps la BS, en haut du donjon. Effrayé, il donna l’ordre d’accélérer pour avoir le temps d’accoster sur le quai avec un peu d’avance sur les militaires.

— Rattrapons-les ! hurla le capitaine Clotman en faisant signe à ses hommes de redescendre… Moi qui croyais que la mer les avait engloutis avec le navire.

Arrivés au pied de la tour principale, ils s’empressèrent de ramer vers la sortie de la citadelle pour se lancer à leur poursuite. Mais cette fois-ci, la porte des remparts était infranchissable. Les vagues, qui s’introduisaient dans la cour par cette issue, les repoussaient inexorablement dès qu’ils se risquaient à quitter les lieux. Au bout de trois tentatives infructueuses, ils durent renoncer.

— Retournons au donjon ! pesta le capitaine Clotman. Nous essaierons de nouveau lorsque la mer sera plus calme… Ils ne perdent rien pour attendre.

Impuissants, les hommes de la BS suivaient la progression régulière des jeunes dans la baie…

— C’est curieux ! s’étonna Roméo… Ils sont encore dans le château. Pourquoi ne cherchent-ils pas à nous rattraper ?

 

Un peu plus tard :

— Nous approchons des habitations !… Préparez-vous à l’amarrage ! prévint CAR123A… Dirigeons-nous vers cet immeuble qui est à droite !

La petite troupe fut surprise de naviguer sur une eau transparente qui laissait entrevoir, sous le canot, les quais de l’ancien port, enfouis à quelques mètres de profondeur. Ils ramaient au-dessus de la chaussée complètement recouverte par la marée.

Alors qu’ils pensaient pouvoir mettre pied à terre sur un appontement du bassin, ils furent obligés de continuer leur progression à travers les rues inondées de l’agglomération. La mer s’était installée dans le delta du Nil. Ils décidèrent de dépasser la ville avec leur embarcation. Ils tenteraient d’accéder à la terre ferme, dès qu’ils le pourraient. Ce n’est qu’après avoir quitté Alexandrie qu’ils aperçurent, au bout de quelques heures, trois grosses pyramides, au loin sur un plateau, les unes à côté des autres… Ils n’en revenaient pas !

À cet endroit, ils purent enfin accoster sur un promontoire sableux bordé de palmiers.

— Chacun reste à sa place tant que le bateau n’est pas attaché ! expliqua Alban Jolibois en tendant ses bras en dehors du canot pour saisir l’arbre qui était le plus près.

Il quitta la barque qui avançait encore et s’agrippa aux racines qui formaient une base solide.

— Lancez-moi la cordelette qui est située à l’avant ! cria-t-il.

Manon l’envoya aussitôt vers lui et d’une main, il l’attrapa puis la noua autour du tronc. Il tira dessus pour amener l’embarcation jusqu’à lui. Dès qu’elle fut immobilisée, les passagers sautèrent les uns après les autres sur la rive…

— Ça fait du bien de remettre les pieds sur le plancher des vaches ! se réjouit José en faisant des galipettes.

Légèrement excité, il enchaîna une succession de roulades devant ses camarades qui l’encourageaient. Emporté dans son élan, il s’approcha de l’extrémité du petit promontoire et, sans pouvoir s’arrêter, se retrouva dans l’eau malgré lui. Il fit un magnifique plat et regagna à la nage le canot sous les applaudissements et les rires de ses amis. Cette fois-ci, vexé, José était le seul à ne plus rigoler.

Tous ôtèrent leurs gilets de sauvetage avec plaisir, conscients tout de même que sans eux, ils ne seraient plus là aujourd’hui. Soulagés, ils se couchèrent sur le sol afin de savourer le bonheur de toucher à nouveau la terre et d’être encore en vie après toutes ces mésaventures.

Mais, de leur emplacement, ils aperçurent le château de Qaitbay à l’horizon. Cette vision leur rappela que la réalité risquait de les rattraper très vite s’ils ne quittaient pas la ville avant que la BS ne les retrouve.

 

*

 

Dans la salle du conseil de la CM1, les sages observaient, sur l’écran géant, les jeunes qui fuyaient la ville d’Alexandrie. Ils suivaient également la petite barque de la Brigade Spéciale qui s’engageait dans la baie. Ils comprirent aussitôt la situation et convoquèrent le lieutenant Crocus ainsi que Gédéon Smox pour tenter de faire quelque chose pour les aider.

— Messieurs ! intervint le sage Huu Kiong… En survolant la mer pour nous rendre dans cette cité marine, nous avons été surpris de croiser ces enfants au large des côtes. Bien qu’ils soient très éloignés de la base du PNC, localisée près des monts de l’Oural, nous supposons qu’ils se sont évadés lors d’un transfert de prisonniers. Ces jeunes ont rejoint l’Égypte et sont poursuivis par nos adversaires… Ils ont besoin d’aide ! Que peut-on faire pour eux ?

— Malheureusement, pas grand-chose ! répondit Gédéon Smox… Nous sommes si petits ! Cette affaire nous dépasse complètement.

— Nous ne pouvons pas les abandonner ! insista le sage Kiong. N’y a-t-il vraiment aucune solution ?

— À moins d’envoyer, dans un premier temps, une équipe sur place qui pourrait les suivre, proposa le lieutenant Crocus… et éventuellement, en cas de nécessité, nous pourrons tester les nouvelles capsules sur l’ennemi. Je vous rappelle que nous avions le projet d’équiper nos modules militaires avec des projectiles chargés d’enzymes… Nous profiterions de cette occasion pour évaluer leurs effets sur nos adversaires de taille normale. Si ces armes s’avèrent efficaces, nous pourrions peut-être envisager une stratégie de défense contre le PNC.

La sage Zoe Duchemin prit la parole et demanda quelques éclaircissements supplémentaires au lieutenant. Avec toutes les décisions hâtives qu’ils avaient dû adopter ces derniers temps pour sauver l’ensemble de la population humaine miniaturisée, ils avaient oublié les recherches qui étaient en cours dans les laboratoires de la section militaire.

— La question était la suivante, expliqua le lieutenant Crocus… Quelle arme pouvait-elle être fatale aux géants du PNC et comment pouvions-nous l’utiliser sans compromettre la santé des hommes-miniature ? Nos équipes scientifiques ont eu l’idée de créer un mélange hyperconcentré d’enzymes. Une sorte de cocktail rassemblant les principaux agents les plus toxiques sécrétés par les animaux et les plantes de la planète. Le moindre contact avec cette substance serait mortel… Pour composer ce poison, nous avions demandé à tous les QG du monde entier d’envoyer des troupes d’intervention pour prélever les échantillons spécifiques à leurs régions. Tous ces produits sont stockés actuellement dans une centrale de fabrication, isolée sur l’île Saint-Laurent, dans la mer de Béring. Les chercheurs ont créé ces premières solutions, juste avant de quitter l’île pour rejoindre les cités marines, après la menace du PNC. Ces capsules étaient parvenues au QG1, la veille de notre départ…

— Cela veut-il dire que les capsules sont encore là-bas ? s’enquit la sage Duchemin auprès du lieutenant.

— Non ! rétorqua-t-il… Ces substances ont été transportées ici et sont conservées dans une bulle de la cité. Ce sont les seules doses conditionnées pouvant être introduites dans un projectile… Nous en possédons uniquement cinq ! Nous devions transmettre les résultats de nos essais à la centrale avant que les techniciens se lancent dans une fabrication massive.

— Lieutenant Crocus, suggéra la sage Duchemin… Seriez-vous prêt à prendre la responsabilité de cette mission ? Pourriez-vous équiper un appareil avec ces capsules et partir protéger ces enfants ?

— Sans problème ! acquiesça le soldat… Je vais faire préparer un module guêpe afin de quitter la cité le plus tôt possible.

— Nous chargerons votre engin dans un module scarabée pour survoler la mer, proposa Gédéon Smox… Il vous déposera sur la côte, au plus près de votre zone d’intervention.

 

*

 

En cette fin de journée, le ciel avait fini par se dégager. Le soleil éclairait d’un rouge sombre la tête du Sphinx ainsi que le sommet des trois pyramides de Gizeh qui se situaient derrière lui. La troupe des « Iris » s’était installée au pied de la figure de l’homme lion pour passer la nuit. Elle s’enfoncerait le lendemain dans la haute Égypte et continuerait sa route en longeant le cours du Nil.

Alban Jolibois s’était posté sur le dos du monument avec CAR123A pour surveiller l’horizon. Depuis ce poste d’observation, ils espéraient guetter suffisamment tôt la progression du capitaine Clotman. Ils souhaitaient à tout prix maintenir l’avance qu’ils avaient sur lui et déguerpir au moindre signal.

Les pensionnaires des « Iris » s’endormirent sur le sable avant la nuit tellement ils étaient épuisés. Tandis qu’ils s’étaient abandonnés dans les bras de Morphée, la musique de leurs ronflements s’envolait discrètement vers les oreilles du Sphinx comme une petite sonate improvisée.

Seul Pierre Valorie peinait à trouver le sommeil. Il s’inquiétait pour ces enfants dont il avait la charge et se demandait bien comment cette histoire allait se terminer. Pendant qu’il songeait à l’avenir, il aperçut soudain passer au-dessus de sa tête un énorme scarabée, identique à celui qu’ils avaient surpris en pleine mer. Le coléoptère s’approcha de la statue et s’éleva jusqu’à son sommet pour se poser ensuite sur la coiffe du Sphinx. Pierre Valorie savait qu’autrefois, le scarabée était, pour les Égyptiens, un dieu qui portait le nom de « Khépri ». Un dieu à la fois créateur et solaire. Il se souvenait également que la représentation de l’homme lion s’appelait aussi « la grande statue de Khépri ». Il se mit à imaginer que la présence du scarabée sur ce lieu mythique, là où ils se trouvaient, était de bon augure. Tandis qu’il s’endormait à son tour, il rêva que « Khépri » l’emportait avec ses ailes de faucon. Il lui offrait un petit tour dans les airs pour le féliciter d’être arrivé jusqu’ici.

 

*

 

Le module guêpe déserta la soute de l’insecte-cargo et se posa quelques centimètres plus loin, sur le némès du Sphinx…

— Ici, le Lieutenant Crocus, s’adressa-t-il à ses collègues depuis la cabine de pilotage… Mon équipage et moi-même sommes prêts pour notre mission ! Merci pour le transport et bon retour !

Reprenant de la hauteur, le module scarabée les abandonna pour se diriger vers le nord afin de regagner la CM1 qu’ils avaient quittée six heures plus tôt.

 

Le temple du soleil

 

         Une fois rendus au Brésil, les hommes-miniature du PNC effectuèrent leur dernier transfert avant de s’enfoncer dans les zones montagneuses. Ils avaient survolé d’est en ouest la totalité de la forêt amazonienne, véhiculés par leurs collègues de taille normale. Dorénavant, ils se dirigeaient vers le site de Machu Picchu, aux portes de la cordillère des Andes. Assommé par les paroles du comte de la Mouraille, Karim Waren avait dû supporter sa présence à ses côtés durant tout le voyage. Ses propos étaient complètement incohérents tellement il était aviné. Alors que le Comte tentait de se lever, il perdit l’équilibre et s’affala sur les genoux du professeur qui était désormais excédé.

— Ah ah ! s’esclaffa le comte pris de vertiges… Où ? Où sommes-nous Professeur ? Je ne sais plus où est le haut, où est le bas ?… Comme c’est drôle !

Le comte de la Mouraille s’accrochait désespérément à son cou, de peur de glisser complètement de son fauteuil. Karim Waren implora les gardes de venir à son secours pour le dégager. Aucun d’entre eux ne souhaitait intervenir. Cette situation ridicule les gênait et ils n’osaient surtout pas s’en mêler.

Il finit par s’extraire lui-même de son fauteuil en abandonnant le comte dans son délire et à son ivresse. Cette fois-ci, les vigiles acceptèrent qu’il s’installe un peu plus loin pour voir tranquillement défiler le paysage grâce aux écrans qui tapissaient l’habitacle.

— Professeur ?… Professeur ?… Je suis perdu ! cria le comte, couché sur la moquette en dessous des sièges… Où êtes-vous ?

Mais Karim Waren, désormais à l’abri du ministre, ne chercha pas un instant à répondre et observa avec beaucoup d’intérêt, depuis sa place, les fabuleux sommets aux formes toutes plus étranges les unes que les autres. La chaîne de montagnes qu’ils survolaient était impressionnante.

 

*

 

À l’intérieur de la CM55, le chef de la police et son assistant questionnaient depuis plusieurs jours leur prisonnier et tentaient de lui faire avouer quelques informations cruciales. La présence d’ennemis au sein même des cités marines inquiétait au plus haut point les sages qui demandèrent d’effectuer sur le détenu, un interrogatoire musclé.

Ils avaient cru, trop naïvement, que tous les soldats à la solde du Grand Maître s’étaient enfuis.

— Je vous repose la question ! insista le policier… Qui est votre chef ?

—… Le Comte de la Mouraille… Je vous l’ai déjà dit, répéta le prisonnier exténué, les yeux gonflés par le manque de sommeil et la fatigue.

— D’accord, mais est-il du PNC ou travaille-t-il pour son propre compte ?

— Nous appartenons tous au PNC… seulement, certains ont accepté d’être miniaturisés pour servir le parti et s’introduire dans le camp ennemi… Le Comte représente le Grand Maître auprès de la population réduite du PNC.

— Pourquoi avez-vous kidnappé Uliana Karavitz ? s’écria-t-il, en l’attrapant par sa combinaison et en le secouant énergiquement…

— Nous… nous avions l’ordre de ramener dans notre centre de recherche, l’équipe du professeur Boz… J’ai… j’ai soif… Pourrais-je avoir un peu d’eau ?

— Plus tard ! hurla le policier… Où se trouve ce centre de recherche ?

—… Au Pérou… Je… je n’en peux plus… Je voudrais un peu d’eau, s’il vous plaît ?

Satisfait de ses réponses et de la tournure que prenait l’interrogatoire, le chef de la police lâcha d’un coup son interlocuteur qui tomba de tout son poids sur son tabouret. Les pieds cédèrent et il s’affala sur le sol avec fracas. À demi inconscient, il resta immobile, étendu par terre sans chercher à se relever.

— Donnez-lui à boire ! ordonna-t-il à son assistant qui notait toutes les paroles de l’inculpé dans le fond de la pièce… Juste un verre… Nous continuerons à le questionner après pour avoir plus de détails.

Son second s’avança vers le prisonnier avec un gobelet en papier à moitié plein et s’inclina devant lui en tendant le bras.

— Tenez ! lui dit-il sèchement.

L’homme tenta de s’asseoir. Quand il fut dans une position plus favorable pour avaler le liquide, il saisit le verre de sa main tremblante.

— Merci ! gémit-il, en fixant nerveusement des yeux le récipient qu’il serrait maintenant des deux mains pour ne pas le renverser.

Le chef de la police le regardait boire avec avidité quand il réalisa soudain son erreur…

— Non ! vociféra-t-il en sautant sur le détenu pour lui retirer son gobelet.

Il l’attrapa par le cou, le retourna violemment, tenta de le faire vomir en lui enfonçant ses doigts au fond de la gorge… Furieux de s’être fait berner, il criait de rage…

— Recrache ! Recrache, bon sang !

Mais la respiration du prisonnier devenait déjà ample et rapide. Ses yeux remontaient sous les paupières tandis qu’une bave gluante commençait à sortir de sa bouche… Il était en train de s’asphyxier dans ses bras. Sa peau se cyanosait, ses lèvres bleuissaient et les extrémités de ses doigts étaient presque violettes. Son corps entier était la proie de terribles convulsions et il s’agitait dans tous les sens. Tout à coup, dans une dernière grimace, son visage se figea et l’homme empoisonné rendit l’âme comme il l’avait souhaité.

— Du cyanure ! s’égosilla le policier… Du cyanure !… Je l’ai vu avaler une gélule !… Il s’est donné la mort pour ne plus parler !

 

*

 

L’hélicoptère suivait le cours de la rivière Urubamba depuis un bon moment quand il s’enfonça dans les nuages, coincés au fond de la vallée. Le professeur Waren fixait les parois de l’habitacle qui faisaient office d’écran. Elles l’immergeaient dans la masse blanche et uniforme de la brume. Pourtant, au fur et à mesure que l’engin prenait de l’altitude, le voile humide qui l’enveloppait sembla perdre de son épaisseur. La luminosité était de plus en plus vive et il aperçut, par endroits, quelques percées de ciel bleu. L’appareil jaillit soudain hors du brouillard, révélant ainsi les plus hauts sommets des environs qui pointaient leurs têtes au-dessus de la mer de nuages. Devant lui, deux montagnes encadraient fièrement, aux deux extrémités, le site archéologique de Machu Picchu.

L’apparition inattendue de cette ancienne ville sacrée inca troubla le professeur. Bien qu’il n’ait jamais eu l’occasion de visiter ce sanctuaire, il le reconnut aussitôt car il l’avait maintes fois admiré dans des livres ou sur son ordinateur. L’image de cette cité, perchée sur son promontoire rocheux à plus de deux mille mètres d’altitude, était gravée dans sa mémoire depuis son enfance. Il distinguait bien à présent l’imposant mur central qui séparait l’aire urbaine de la zone agricole.

L’hélicoptère survola d’abord le flanc de la montagne où se succédaient les antiques terrasses de cultures qui faisaient penser aux marches d’un immense escalier. Puis il se dirigea vers les habitations, bâties autour d’une large esplanade à plusieurs niveaux. Il se posa sur sa partie la plus élevée…

Ils étaient désormais au cœur de la résidence de l’ancien empereur « Pachacutec ».

 

Dès que les pales de l’hélice s’arrêtèrent de tourner, l’ensemble des modules scarabées décollèrent de l’hélicoptère pour rejoindre le temple du soleil, à l’autre bout de la place. C’était le seul bâtiment de la cité qui avait été restructuré pour accueillir les hommes-miniature. Ils contournèrent les murs arrondis de l’édifice et s’approchèrent d’une roche taillée en forme d’escalier, située dans la partie inférieure. Là, ils s’enfoncèrent à l’intérieur de leur nouvelle base, aménagée dans l’ancien tombeau royal.

Karim Waren sentit soudain une main se poser sur son épaule. Surpris, il se retourna…

— Veuillez me suivre ! lui ordonna le garde qui ne le lâchait pas.

— Où allons-nous ? s’informa le professeur, en quittant sa place.

— Rejoindre les autres ! répondit froidement l’homme en noir.

Alors qu’ils traversaient le compartiment pour se rendre vers l’ascenseur, ils passèrent par-dessus les jambes du comte de la Mouraille qui dormait profondément, affalé de tout son long dans l’allée centrale. Un peu plus tard, après être descendus du module et avoir déambulé dans plusieurs couloirs, ils s’approchèrent d’un groupe de soldats qui restaient postés devant une grande porte blindée. C’était l’entrée de la zone expérimentale où se trouvaient les laboratoires de recherches.

— Cet homme est le Professeur Waren, dit le brigadier aux militaires. Il doit intégrer le laboratoire d’histologie. Le Comte de la Mouraille le rejoindra en fin de journée…

— Avez-vous un sauf-conduit ? demanda le plus gradé des gardiens.

— Non… Le Comte n’était pas en mesure de m’en remettre un, répondit le brigadier… Il n’a pas supporté le voyage… Je n’ai pas osé le déranger.

— Dans ce cas, il ne peut pénétrer dans le pôle scientifique… Les ordres sont formels. Je vous conseille de le faire patienter dans une cellule de la zone hôtelière… Je suis désolé.

— Je comprends ! approuva le brigadier… Je vais l’installer là-bas, en attendant.

 

L’espace hôtelier était localisé dans la partie périphérique de la base, à l’intérieur des murs du temple du soleil. Situées entre les pierres, à travers les interstices, les chambres avaient une vue exceptionnelle sur la vallée. Karim Waren, le front appuyé contre la vitre de sa cellule, n’en revenait pas de se retrouver ici, face à l’impressionnante chaîne de montagnes qui s’étalait devant ses yeux. Mais petit à petit, le plafond nuageux reprit de l’altitude et ce décor somptueux s’estompa progressivement pour laisser place aux géants cumulus. Tout devint à nouveau blanc.

Soudain, dans ce silence, face à lui-même, sous ces tonnes de pierres enchevêtrées les unes dans les autres, il réalisa son éloignement et sa petitesse. « Comment mes amis pourront-ils me retrouver ici ? », se demanda-t-il. « C’est absolument impossible ! ». Son ventre se contracta subitement et une terrible angoisse l’envahit. Ses jambes se mirent à trembler et son poids lui parut insoutenable. Tandis qu’il vacillait, il préféra se laisser glisser lentement le long du vitrage pour s’asseoir et tenter de se calmer.

Au même moment, de l’autre côté de la baie vitrée, avant de continuer son chemin, une fourmi se posta quelques instants entre les deux pierres qui délimitaient la largeur de sa chambre. Cette apparition amplifia son inquiétude… « Ils doivent me chercher au milieu de la cordillère des Andes et je suis plus petit qu’une fourmi ! », conclut-il désespéré. « Je suis perdu ! ».

 

*

 

Les policiers déposèrent les corps inertes des deux agents ennemis défunts dans la bulle d’expulsion, située dans la partie la plus reculée de la CM55, à soixante-dix mètres de profondeur. Tous les déchets ainsi que les eaux usées de la cité marine étaient traités dans ce local, avant d’être rejetés à la mer sous forme de granulés compacts. L’activité propre à cette zone expliquait la présence d’une cohorte de jeunes bogues aux reflets métallisés. Ces longs poissons surveillaient de leurs yeux exorbités et intéressés, les conduits qui recrachaient les ordures. Dès que la déchetterie larguait ses cubes de matières transformées, une lutte sans merci s’engageait entre ces créatures affamées. Chacun souhaitant avaler avant les autres ces morceaux d’immondices qui semblaient les régaler.

Derrière les vitres épaisses de la bulle, les agents de service aperçurent les deux espions qui avaient été rejetés directement dans la mer. Ils flottaient désormais dans le néant et tournoyaient lentement sur eux-mêmes, tout en s’éloignant de la structure. Aussitôt, ils furent remarqués par les nombreux petits poissons qui frétillaient à côté. Le plus proche s’écarta du groupe et fonça sur les deux cadavres à la vitesse de l’éclair. Il goba le premier avec frénésie et continua sa course sans prendre le temps de savourer sa proie pour attraper le second dans la foulée. Cependant, ses congénères s’étaient déjà attroupés autour de lui et luttaient pour saisir à leur tour une part de ce repas providentiel… Un peu plus loin, excités par l’agglutinement des plus rapides, les autres poissons s’empressèrent de les rejoindre pour chercher leur pitance. Mais c’était en vain car l’ancien détenu fut happé en quelques secondes.

— Quelle horreur ! s’exprima l’un des agents qui venait d’assister à la scène… Voilà ce qui nous attend si nous tentons de faire une promenade en dehors de la structure !

— Ce monde marin est sans pitié !… Pourvu que notre cité soit suffisamment résistante pour ne pas avoir à subir l’assaut de ces monstres ! s’inquiéta son voisin qui ne quittait pas des yeux les poissons… Je ne donne pas cher de notre peau en cas de pépin.

 

*

 

Dans une bulle différente, le professeur Boz et ses coéquipiers se préparaient à quitter la CM55. Ils s’étaient portés volontaires pour tenter de retrouver Karim Waren. Les déclarations de l’espion du PNC, avant sa mort, confirmaient les informations déposées dans le cartable de leur ami, abandonné sur le quai du métro de l’ancien QG. Ils traverseraient donc l’océan jusqu’à l’autre continent en faisant étapes dans les cités marines qui jalonneraient leur chemin. Là-bas, une troupe d’intervention se préparerait pendant leur voyage à détruire les installations de recherche du PNC au sein du sanctuaire de Machu Picchu. Elle attendrait le feu vert du professeur Boz pour agir, juste après la libération de leur collègue.

— Le module poulpe est prêt ! annonça Rita Keerk à ses compagnons… Les sages ont été informés de notre départ… Ils maintiendront un contact permanent avec notre vaisseau.

Tous savaient que cette mission comportait d’énormes risques. Ils s’engagèrent en silence dans l’ascenseur qui devait les descendre à plus de trois cents mètres de là où ils se trouvaient, jusqu’au parking des modules marins. En appuyant sur le bouton de la cabine, Théo Boz se rappela l’instant où sur le grand cercle de verre opaque du QG1, il avait fait le même geste, les entraînant tous ensemble dans ce Nouveau Monde miniaturisé. Ce jour lui paraissait si loin à présent. Il observa les visages soucieux de ses amis et réalisa qu’encore une fois, malgré leurs inquiétudes, ils acceptaient de braver l’inconnu à ses côtés.

Il considéra qu’il était de son devoir de leur parler pour les rassurer :

— Votre courage m’impressionne ! déclara-t-il solennellement. Je suis fier de vous et pourtant… je me sens coupable de vous avoir embarqués dans cette aventure. Vous ne m’en voulez pas trop ?

Uliana, Tseyang, Rita, Diego et Jawaad répondirent par un sourire complice mais ne dirent pas un mot. Le professeur Boz respecta ce silence. Il avait compris que malgré leur peur, leur amitié resterait infaillible…

Ils étaient soudés à tout jamais, quoi qu’il arrive !

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