© Paul Maraud, 2018, pour le texte. Tous droits réservés.
© Éditions Semis de mots, 2018. Bordeaux – Nouvelle Aquitaine
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, décembre 2018.
Dépôt légal : décembre 2018
2152
Sixième période
« C’est maintenant ou jamais ! »
Coup de théâtre
L’aileron de Tahia apparut au loin, à trois cents mètres du rivage de Sumatra, derrière les premières vagues en formation. Ce fut la présence de GLIC, qui progressait dans les airs à la même allure que la femelle dauphin, qui alerta Rachid en train de scruter l’horizon. À son appel, Yoko, Indra, Kimbu et Shad se précipitèrent à ses côtés pour observer à leur tour l’animal. Au fur et à mesure que Tahia s’approchait, ils découvrirent Poe qui s’accrochait à son dos. Ils se préparèrent alors à accueillir leur amie qu’ils n’avaient pas vue depuis longtemps et se réjouirent de pouvoir bientôt la serrer à nouveau dans leurs bras. Cependant, ils réalisèrent soudain que sa présence isolée signifiait sans doute l’échec de la mission de Mattéo. Du coup, son arrivée généra un certain malaise parmi les adolescents. Ils l’interprétèrent comme une provocation du PNC, qui, juste pour se moquer d’eux, leur échangeait Mattéo contre Poe tandis que leurs compagnons d’infortune continuaient surement à vivre un véritable cauchemar… Tahia s’approcha le plus près possible de la plage pour déposer délicatement Poe devant ses amis. La jeune fille était dans un tel état d’épuisement qu’elle fut incapable de se relever toute seule pour marcher à leur rencontre. Aussi, ils se dépêchèrent de la retirer de l’eau et la portèrent plus loin sur le sable sec. Poe était à la limite de la syncope et grelottait de froid. Elle essayait d’orienter vers eux son visage livide pour leur parler, mais aucun mot ne parvenait à sortir de sa bouche aux lèvres cyanosées.
— Vite, faisons un feu pour la réchauffer ! conseilla Indra. Elle est glacée. Elle ne va pas bien du tout. Dépêchons-nous !
Les pensionnaires des « Iris » qui étaient en retrait proposèrent leur service et s’occupèrent d’aller chercher du bois pendant que ses compagnons restaient auprès d’elle. Indra eut soudain la bonne idée de lui passer sa tunique, en guise de couverture, et s’empressa de se déshabiller pour la lui revêtir. « Les vertus de la “SPICROR” l’aideront à compenser efficacement l’hypothermie », pensa-t-elle. « Ensuite, quand elle aura récupéré, nous lui préparerons à manger pour qu’elle reprenne des forces ».
Petit à petit, les tremblements de la jeune fille s’estompèrent. Mais, encore trop faible pour pouvoir agir, elle demeurait immobile et savourait la présence bienveillante de ses amis, assis autour d’elle. Rassurée d’être en vie et d’avoir réussi à tenir bon jusqu’à eux, elle se laissa enfin emporter par le sommeil contre lequel elle avait lutté pendant la traversée qu’elle avait entreprise avec Tahia, pour fuir le PNC.
Aussi, les sages profitèrent-ils de cet instant pour conter aux jeunes, plus que disposés à les écouter, ce qu’il s’était passé sur l’île de Bornéo…
En même temps que GLIC transmettait leurs paroles, il montrait les images que les hommes-miniature avaient enregistrées depuis que Mattéo les avait quittés. Ils apprirent ainsi comment les clones d’Andrew, avec une facilité déconcertante, avaient récupéré les adolescents en fuite. Ils furent témoins du courage d’Horus qui, pour défendre Mattéo, tapait à coups de bec ses agresseurs. Ils découvrirent avec étonnement comment, au milieu de toute cette violence, les clones évitaient Poe, ou s’inclinaient devant elle après l’avoir touchée avec précaution. Ils assistèrent au déplacement de leurs complices, ligotés et portés sur les épaules de ces grandes brutes. Curieusement, ils avaient laissé Poe, seule, à la lisière de la forêt dans laquelle ils entraient.
Les amis de Poe vivaient la scène comme s’ils y étaient… Ils reconnurent Andrew, qui, voyant que les clones ne se souciaient pas de Poe, s’engagea à sa poursuite. Instinctivement, la jeune fille se dirigea vers la pente la plus proche avec une incroyable vélocité, obligeant Andrew à descendre à son tour du plateau. Une épuisante course s’entama entre elle et lui à travers la nature sauvage. Poe souhaitait atteindre la mer au plus vite. Confiante dans ses capacités de nageuse, elle pensait qu’une fois dans l’eau elle réussirait à le distancer. Mais tant qu’elle était sur la terre ferme, elle savait qu’Andrew avait toutes ses chances de la rattraper. Elle sautait d’une pierre à l’autre parmi l’éboulis rocheux dans lequel elle s’était embarquée. Avec une dextérité impressionnante, elle évitait les obstacles, n’hésitant pas à changer de direction à la dernière minute si cela était nécessaire. Déterminée, elle fonçait vers la plage sans regarder derrière elle pour ne pas perdre de temps. Elle cherchait à atteindre l’eau avant lui et elle se gardait de prendre le moindre risque qui aurait pu freiner son élan. Lorsqu’elle arriva enfin sur le sable, elle fut obligée de ralentir, car elle ne pouvait presque plus respirer. Elle avait l’impression que son cœur allait exploser. Bien que luttant de toutes ses forces pour avancer, elle finit par s’écrouler au sol, en suffoquant. Elle se força à ramper malgré tout dans le sable, tandis qu’elle toussait et vomissait de la bile. Effrayée, elle entendait derrière elle, les pas d’Andrew qui se rapprochaient inexorablement. Soudain, elle sentit ses mains qui agrippaient ses chevilles et stoppaient net sa progression. Dans un dernier effort désespéré, elle se débattit comme une forcenée, mais le garçon la bloqua à terre en l’écrasant de tout son poids. Décidée à se battre jusqu’au bout, Poe essayait encore de mordre son assaillant dès qu’elle reprenait sa respiration. Andrew réussit cependant à l’immobiliser en serrant ses jambes en ciseau autour de sa taille. Puis, coinçant les deux bras de Poe contre ses reins, il lui appuya le visage dans le sable pour l’empêcher de se servir de ses mâchoires.
— Ah ! cria-t-il soudain de douleur.
Il lâcha subitement Poe pour se débarrasser de celui qui l’agressait dans le dos. C’était Horus qui enfonçait ses griffes entre les épaules de l’adolescent sans que celui-ci parvienne à le décrocher. Poe, à peine libérée, s’empressa de s’échapper à nouveau. Cependant, aveuglée par le sable qu’elle avait dans les yeux, elle ne trouvait plus son chemin. Lorsque GLIC s’aperçut qu’elle s’embarquait dans la mauvaise direction, il se posta devant elle et lui saisit la main avec son bras articulé pour la guider vers la mer. Elle se laissa conduire par le robot tandis que le rapace maintenait Andrew hors d’état de nuire. Sitôt arrivée dans l’eau, elle s’aspergea énergiquement la figure pour se débarrasser du sable qui la gênait. La vue retrouvée, elle s’approcha des vagues et plongea sous le premier rouleau qui s’abattit sur elle. Une fois remontée à la surface, elle commença à nager vers le large en poussant de toutes ses forces sur ses bras. Très vite, elle sentit la douce peau de Tahia qui venait lui offrir son aide en se glissant sous elle. Confiante, elle s’accrocha aussitôt à son aileron et se laissa emporter par son amie. Lorsqu’Horus vit Poe hors de danger, il lâcha le dos d’Andrew en lui donnant un dernier coup de bec sur le crâne. À son tour, il prit de l’altitude pour disparaître au plus vite derrière les reliefs et partit à la recherche de Mattéo.
Tahia suivit GLIC jusqu’à l’île de Sumatra où elle déposa sa protégée aux pieds de ses amis.
*
L’hélicoptère de la BS qui patrouillait le long de la côte aperçut Andrew qui reposait sans bouger, étendu sur la plage. Il transmit aussitôt l’information à sa base et atterrit en urgence pour lui porter secours. Les soldats découvrirent le jeune homme inanimé et le corps tout ensanglanté. Ils vérifièrent qu’il respirait et, rassurés de le savoir vivant, ils l’installèrent dans une civière pour le transporter au centre de soins le plus proche.
Lorsqu’Andrew ouvrit enfin les yeux, il s’étonna de se retrouver dans une chambre d’hôpital, le buste et la tête entourés de pansements, avec la bouche pâteuse et un sérieux mal de crâne. Il voulut se lever, mais cela déclencha dans son dos des douleurs insupportables. Il dut renoncer à faire le moindre mouvement et retomba sur son lit en se lamentant.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il à l’infirmier qui rangeait ses instruments dans une trousse, non loin de lui. Qu’est-ce que je fais ici ?
— Calmez-vous, lui répondit-il d’un ton réconfortant. Vous devrez éviter de bouger pendant un moment pour permettre la cicatrisation de vos plaies. Je ne sais pas comment cela est arrivé, mais je n’avais encore jamais vu quelqu’un se faire taillader la peau de cette façon. Vos blessures étaient très profondes… Nous avons dû faire de nombreux points de suture et les coutures restent un peu fragiles.
Tandis que l’infirmier lui parlait, le Grand Maître et Number one entrèrent dans la pièce. Le soignant les salua avec respect et sortit pour les laisser seuls avec Andrew.
*
Il n’était plus question de s’adresser aux jeunes prisonniers avec dignité. Le Parti de la Nouvelle Chance les considérait désormais comme des parias. Ils ne méritaient plus d’être reconnus comme leurs enfants. Au lieu d’être rassemblés dans les dortoirs, ils avaient retrouvé l’enclos sud, dans lequel on les avait parqués sans ménagement. À la nuit tombée, les projecteurs postés sur les miradors s’allumèrent… Horus aperçut Mattéo derrière les barbelés, éclairé par les froids et puissants faisceaux lumineux. Jusqu’au lendemain matin, le rapace assista aux va-et-vient permanents des voitures du PNC qui transportaient les jeunes par groupes de dix. La Brigade Spéciale les conduisait dans le laboratoire de Susie Cartoon et les ramenait sur le site, complètement groggy, une fois le prélèvement de leurs génomes effectué. Lorsque la chercheuse eut recueilli l’ensemble des spermatozoïdes et des ovules des adolescents dont elle avait besoin, elle prévint le Grand Maître qu’il pouvait disposer d’eux.
— Mon travail est terminé, lui précisa-t-elle. Avec ce que nous avons, nous pouvons assurer l’avenir du PNC… Par contre, je tiens à vous informer que j’ai trouvé un curieux bracelet sur le bras de Mattéo. Je l’ai mis de côté et vous l’ai fait porter par un soldat de la BS.
*
— Je m’apprêtais à assommer Poe, expliqua Andrew aux deux chefs du Parti quand un rapace a enfoncé ses serres dans mes épaules. Cette sale bête m’a pris par surprise et ne m’a plus lâché jusqu’à ce que Poe ait disparu de ma vue…
— Mais, pourquoi n’as-tu pas frappé cet oiseau pour t’en débarrasser ? lui demanda Number one, posté devant le lit d’Andrew.
— Si, bien sûr, répondit-il, j’ai essayé de le repousser, mais dès que je me débattais, il me donnait des coups de bec qui me faisaient aussi mal que les lames d’un couteau. J’ai fini par comprendre que si je ne bougeais plus, il arrêterait de me taillader le dos. Je n’ai pas pu me relever avant qu’il accepte de me relâcher et, lorsqu’il décida de partir, il m’a ouvert le crâne avec son bec crochu. Bien que perdant énormément de sang, j’ai voulu rattraper Poe, mais elle avait disparu. À peine remis debout, je me suis senti mal et je me suis évanoui.
— Ce que je ne comprends pas, dit le Grand Maître, c’est pourquoi les clones ne l’ont pas capturée ?
— J’ai l’impression qu’elle peut se passer du collier olfactif, expliqua Andrew… Elle est à l’origine de leur existence. Et si ça se trouve, je n’en ai peut-être pas besoin non plus.
Un long silence régna dans la chambre de l’hôpital. Beaucoup de choses les laissaient perplexes. L’intervention de cet oiseau, qui venait de nulle part, et le comportement des clones d’Andrew. Non seulement ils ne brusquaient pas l’adolescente, mais celle-ci semblait avoir sur eux un réel ascendant.
— Mais alors, cela expliquerait-il le revirement des clones de Mattéo ? s’inquiéta le Grand Maître en fixant des yeux Number one.
Aussitôt, les deux hommes s’affolèrent : ils devinrent pâles comme des linges et la sueur se mit à perler à leur front.
— La fille est donc très dangereuse ! déclara le Grand Maître. Cette vermine pourrait posséder le pouvoir de commander nos clones !
Il commença soudain à suffoquer et, pour la première fois, Number one et Andrew virent leur chef déstabilisé…
— Non ! s’emporta-t-il à nouveau en criant de toutes ses forces… Ce sont mes clones ! À moi et à moi seul !
L’homme était dans une telle furie qu’il s’en étranglait. Il dut se retenir au montant du lit pour ne pas vaciller. Il se forçait à se calmer en fermant les yeux. Il respirait bruyamment. Mais, n’y parvenant pas, repris d’une colère monstre, il attrapa Number one par le cou et le secoua comme un prunier au point de le faire suffoquer à son tour. Le Grand Maître lui hurla à la figure…
— Tue-la !… Tue-la ! Tout de suite !… C’est un ordre !
Puis, il le relâcha subitement. Number one contourna le Grand Maître, les jambes tremblantes et, sitôt la porte franchie, se précipita vers ses hommes pour organiser une énorme battue qui mettrait fin à la vie de Poe.
*
Après avoir dormi plus de vingt-quatre heures d’affilée, Poe finit par se réveiller. Elle se sentait bien mieux. Avant de se lever, elle regarda ses amis qui l’entouraient, un large sourire aux lèvres. Sans rien dire, elle prit le temps de savourer ce moment de paix en les dévisageant l’un après l’autre. Elle avait espéré ces retrouvailles depuis si longtemps. Pas un soir, elle ne s’était couchée sans penser à eux. Et maintenant, ils étaient là, à ses côtés, et elle pouvait les toucher, les voir, les entendre. Ce n’était plus un rêve, mais bien la réalité.
— Comment allez-vous ? s’informa-t-elle d’une douce voix, rompant ainsi le silence que seul ponctuait le bruit des vagues se brisant sur le sable.
Son charmant sourire n’avait pas changé et cela leur fit du bien à tous de la retrouver telle qu’elle était, après une si longue séparation.
— C’est plutôt à nous de te demander comment tu te sens ? rigola Indra. Nous avons eu très peur pour toi… Tu es arrivée ici en bien mauvais état.
Ils l’aidèrent à se relever avec précaution et la serrèrent enfin dans leurs bras, comme ils auraient souhaité le faire la veille. Chacun était très ému et il y eut beaucoup de larmes de joie de part et d’autre. Tous étaient conscients des terribles épreuves que chacun avait traversées, et ils vivaient ces retrouvailles comme un moment improbable et magique. Puis, Poe fit la connaissance de leurs nouveaux compagnons, les pensionnaires des « Iris », avec lesquels elle sympathisa tout de suite dans la mesure où eux aussi se battaient contre le PNC.
Mais l’euphorie fut vite cassée par le son d’une voix retransmise par le robot qui jeta un froid au sein de la petite assemblée. Tous identifièrent, avant même de se retourner vers GLIC, la voix du Grand Maître qui s’adressait aux sages.
— Je vous remercie, ricana le Grand Maître, de m’avoir envoyé par l’intermédiaire de Mattéo, cette montre qui me permet de dialoguer avec vous. Mes techniciens m’ont expliqué son fonctionnement et je trouve cet objet très ingénieux. C’est pourquoi j’étais impatient de vous montrer comment se porte votre petit protégé avec lequel, à ce que j’ai compris, vous entreteniez une correspondance plutôt efficace depuis tout un moment déjà.
L’homme marqua un temps d’arrêt pour leur faire sentir qu’il reprenait les choses en main…
— J’espère, continua-t-il d’un ton moqueur, que vous ne voyez aucun inconvénient à ce que je m’invite dans votre conversation. Mais j’ai pensé que vous seriez heureux d’apprendre que lui et ses camarades ont reçu le statut d’esclave, dans la nomenclature de notre parti. Dorénavant, vous devrez passer par moi pour leur transmettre un message. Je me ferai un plaisir, comme vous pouvez vous en douter, d’être votre intermédiaire et de vous permettre ainsi de rester en contact. Cette relation privilégiée qui vous unit est si touchante, qu’en aucun cas je ne voudrais y mettre fin… du moins jusqu’à nouvel ordre.
Comme paralysés, les amis de Mattéo étaient scotchés devant l’écran de GLIC. Le Grand Maître exhibait son visage arrogant, ravi d’exposer ses projets pernicieux.
— Tenez ! Regardez comme ils sont mignons, tous ces enfants qui se préparent à voyager vers l’Australie… Mais je ne veux pas abuser de votre temps. Je vous dirai un peu plus tard, lorsqu’ils seront arrivés à bon port, la belle surprise que je leur réserve.
Ce disant, le Grand Maître avait tourné la montre de façon à montrer la longue colonne de ses prisonniers. À ce spectacle, des larmes de tristesse remplacèrent aussitôt les larmes de joie sur les visages innocents des jeunes réfugiés. Depuis l’île de Sumatra, ils assistaient, impuissants, au transfert de leurs compagnons de lutte. Ils avançaient péniblement, menottes aux mains, les uns derrière les autres, la figure défaite, sur la passerelle du bateau qui allait les conduire en Australie.
Remise en question
Les quatre professeurs des « Iris » écoutaient attentivement Mattéo qui était la première personne à pouvoir enfin leur apporter des nouvelles de leurs élèves. Ils buvaient ses paroles comme du petit-lait. Lorsqu’ils apprirent la façon dont ils s’étaient débarrassés du capitaine Clotman et le courage dont ils avaient fait preuve pour oser le braver, ils ressentirent une vraie fierté. Plus Mattéo racontait leurs aventures, plus les enseignants réalisaient combien ces jeunes étaient devenus adultes avant l’âge. En ne baissant jamais les bras, ils avaient réussi à tirer profit des tristes circonstances qu’ils avaient dû affronter. Cependant, ils étaient également rassurés de les savoir en sûreté, loin de cette base immonde.
Viki et Tarun s’étaient chargés de présenter leurs amis aux nombreux esclaves qui projetaient, comme eux, de s’évader. Quand Mattéo leur expliqua que les hommes-miniature étaient conscients de leur situation et se préparaient à tout mettre en œuvre pour les aider, cela leur redonna du courage. Ils étaient tous impatients de se battre et de quitter ce lieu maudit pour toujours. Mais, par prudence, ils décidèrent d’attendre un signal de leurs alliés pour pouvoir coordonner leurs actions. Ils organisèrent la distribution des armes qu’ils avaient pu fabriquer grâce aux objets récupérés par Tarun et Viki. C’était des sortes de couteaux que chacun cacha précautionneusement à l’intérieur de son matelas. Maintenant, ils étaient prêts à sauver leur peau, coûte que coûte. Ce n’était plus qu’une question de temps, et ils savaient que plus rien ne pourrait désormais les arrêter.
*
L’heure était extrêmement grave. Les six sages s’empressèrent de se réunir en visioconférence pour prendre la décision la plus adaptée à la situation. Pour ce sommet extraordinaire, ils avaient souhaité que toutes les personnes aptes à les conseiller soient à leurs côtés. Aussi, tous s’étaient-ils connectés depuis leurs CV et QG pour les assister. En plus des sages régionaux, étaient présents, avec leurs équipes respectives, le professeur Boz, Serge Morille, le lieutenant Crocus, Gédéon Smox, Abdul Kou’Ounfi, James Groove et, bien sûr, grâce à GLIC, les jeunes qui patientaient sur l’île de Sumatra, représentés par Poe.
La conférence commença par la prise de parole de la sage Betty Falway qui exposa la raison de ce symposium.
— Chers amis, dit-elle. Je vous remercie, au nom du comité, d’avoir accepté de nous apporter votre aide. Vous savez sans doute que le Grand Maître a récupéré la montre de Mattéo Torino et peut ainsi communiquer avec nous. Justement, il y a quelques heures, il a repris contact et nous a confirmé l’arrivée des jeunes en Australie. Ils se dirigent actuellement dans le désert de Gibson où se situe une base spatiale, destinée à permettre au PNC de conquérir l’univers. Cet homme, comme nous l’avons expérimenté à de nombreuses reprises, ne manque pas de projets machiavéliques. Cette fois-ci, il nous a exposé sa dernière invention pour nous faire abdiquer la lutte. Il aurait trouvé un moyen de se passer des adolescents pour assurer l’avenir de son parti et donc il souhaite se débarrasser d’eux au plus vite. Dans une semaine, il envoie ses cinq premières fusées dans l’espace et compte laisser les deux mille garçons et filles en orbite autour de la terre. Je vous cite ses paroles : « Pour les punir d’avoir douté des valeurs du PNC et qu’ils admirent à l’infini la beauté de la planète qu’ils ont refusé de sauver ».
En rapportant les mots du Grand Maître, Betty Falway était toute bouleversée. Elle imaginait ces pauvres innocents largués dans le firmament, victimes des caprices de cet odieux personnage. Elle dut marquer un temps d’arrêt pour reprendre ses esprits.
— Le Grand Maître nous a fait la proposition suivante, poursuivit-elle, la voix tremblante. Nous pouvons empêcher leur mort en consentant que nous nous rendions. Nous avons un ultimatum de vingt-quatre heures pour donner notre réponse. Si nous acceptons, le PNC nous laisse jusqu’à la veille du lancement pour nous rassembler dans un bâtiment destiné à nous accueillir, au sein de la station. Il nous fera compter un par un pour vérifier que nous sommes bien tous regroupés dans la structure. S’il manque une seule personne, il enverra les jeunes prisonniers dans l’espace et nous anéantira en même temps. Par contre, si nous sommes tous présents, il nous promet d’épargner nos vies. Le peuple-miniature restera alors sous une bulle, contrôlée en permanence par le PNC, et les adolescents seront parqués dans une réserve jusqu’à la fin de leurs jours.
La sage Betty Falway fixa une dernière fois la caméra qui était face à elle et termina son discours en disant qu’elle n’avait rien d’autre à ajouter. Elle laissait la parole à ceux qui désiraient s’exprimer. Puis, tout en baissant la tête, elle se tut, désespérée.
Il y eut ensuite, un long silence. Chacun étant encore sous le choc de la terrible nouvelle. Tous se demandaient comment la folie de cet homme avait pu gâcher ainsi ce rêve fabuleux qui les avait amenés à repenser leur façon de vivre, pour être enfin en harmonie avec la nature. Comment se faisait-il que, depuis la nuit des temps, le goût du pouvoir d’une seule personne l’emporte toujours sur la raison et la sagesse collective ? Et, comment un homme pouvait-il être assez vil pour être capable d’éliminer ses contemporains dans le seul but d’assouvir sa soif de richesses ? Mais le temps qui leur était imparti ne laissait guère de place aux tergiversations. Ils avaient vingt-quatre heures pour dire, si oui ou non, ils acceptaient de se rendre et s’ils étaient prêts à renoncer définitivement à leurs ambitions.
Le professeur Boz fut le premier à oser rompre le silence qui devenait lourd et pesant. Il fit part de son ressenti.
— Je ne reviendrais pas sur les motivations qui m’ont poussé à proposer notre miniaturisation, car je sais qu’aujourd’hui nous les partageons tous et que nous sommes convaincus d’avoir fait le bon choix. En fait, je n’avais pas prévu que les difficultés viendraient des hommes eux-mêmes. Certes, j’imaginais bien que notre adaptation à ce Nouveau Monde ne serait pas simple. Mais je pensais plutôt que nous serions confrontés à des problèmes physiques ou techniques, et non pas à des questions d’ego de quelques personnes. Je vous prie donc de m’excuser de ne pas avoir tout anticipé. Pour ma part, malgré les formidables espérances que j’ai portées dans ce projet et malgré toutes les merveilleuses inventions qui ont prouvé que ce rêve était possible, je suis prêt à tout abandonner pour que les jeunes continuent à vivre. Même si l’avenir qui leur est proposé n’a rien de motivant, il sera certainement mieux que de mourir de cette façon vicieuse et atroce.
— Moi aussi, dit James Groove, dans la foulée. Il y a eu assez de morts comme ça. Nous devons nous rendre à l’évidence : nous n’avons rien pu faire pour nous défendre efficacement contre le PNC. Dès que nous avons cherché à nous battre, ce sont nos amis qui ont toujours été les victimes. Et je sais de quoi je parle… Je n’en peux plus. Je capitule… Sauvons ces enfants avant tout.
Les uns après les autres, lorsqu’ils prenaient la parole, reconnaissaient la supériorité du PNC et ne souhaitaient plus être responsables de la mort de quiconque.
— Je soulève une question technique, s’inquiéta la sage Anouk Simbad, depuis la baie de Baffin. Comment parviendrons-nous à rejoindre l’Australie en une semaine, sachant que nous avons mis des mois pour atteindre le pôle Nord par la mer ?
— Nous en avions déjà parlé, répondit le sage Vasek Krozek, complètement abattu. Il vous faudra entrer dans un jet-stream. Ce courant aérien que vous attraperez à dix mille mètres d’altitude vous permettra de nous retrouver à temps.
Après avoir entendu toutes les personnes présentes, Vasek Krozek s’adressa aux jeunes de l’île de Sumatra qui ne s’étaient pas encore manifestés.
— Et vous ? les interrogea-t-il sur le même ton dépité. Vous ralliez-vous à la décision générale ?
Le groupe d’adolescents se tourna vers Poe et lui demanda de retransmettre ce qu’ils avaient débattu ensemble. La jeune fille se plaça devant GLIC et se prépara à parler. Son calme apparent surprit ses interlocuteurs qui savaient que Mattéo faisait partie des prisonniers susceptibles de mourir. Or, ils connaissaient l’amour qui les liait l’un à l’autre.
— Nous tenons tout d’abord à vous remercier pour la résolution que vous venez de prendre. Nous réalisons l’abnégation dont vous faites preuve pour accepter de renoncer à tous vos ambitieux projets. Si vous vous rendez, votre décision permettra sûrement à nos amis d’éviter la mort que leur réserve le Grand Maître… Pourtant, avec toute la reconnaissance que nous vous devons, nous nous autorisons à ne pas penser comme vous. Nous vous prions de nous en excuser.
— Que voulez-vous dire ? s’étonna le sage qui ne s’attendait pas à cette réponse de leur part.
Poe continua son intervention avec la même assurance que précédemment.
— Comment envisagez-vous notre avenir dans la réserve dont parle le Grand Maître ? Comment imaginez-vous également votre existence sous cette bulle géante, tels des oiseaux en cage, dépendant des miettes qu’acceptera de vous lancer le PNC pour survivre ? Nous et nos amis captifs connaissons bien le Grand Maître. Depuis que nous avons été kidnappés pour lui permettre d’assouvir ses fantasmes de puissance et de gloire sur les générations futures, nous l’avons côtoyé d’assez près pour savoir que cet homme est un menteur. Il ne respectera jamais sa parole… Et même s’il la tenait, nous ne nous voyons pas vivre confinés dans un parc au milieu du désert, à attendre seulement que la mort nous libère un jour de cette prison. Le choix que vous venez de faire, en acceptant de vous soumettre au PNC, est pire que la sentence proposée par le Grand Maître. Au lieu de mourir tout de suite, vous nous contraindriez à souffrir durant toute notre existence.
Les hommes-miniature avaient pensé bien faire, mais la lucidité des jeunes les obligea à se remettre en question. Ils n’avaient pas vu les choses sous cet angle et ils se sentaient désormais gênés de ne pas avoir été à la hauteur de leurs espérances. Leur vinrent en mémoire des décisions qu’ils avaient prises dans le passé, en parquant des peuples autochtones dans des réserves. Ils se rappelaient les tristes conséquences que cela avait engendrées. En les isolant du monde, et du coup, en leur ôtant la possibilité d’avoir leurs propres projets, ils les avaient privés de toute perception mentale et de joie de vivre.
— Nous sommes comme vous, sanglota-t-elle tout à coup face au robot. Nous aussi, nous rêvons d’un avenir meilleur… Et nous avons besoin de vous pour nous aider à le construire. Nous savons que vous en êtes capables, et… nous n’avons plus qu’une semaine pour y arriver.
Les propos de ces jeunes leur apparurent soudain pleins de bon sens. Ils réveillèrent en eux la flamme qui les avait poussés à se reprendre en main et à lutter contre les conséquences écologiques de leurs actes inconsidérés. Dans l’espérance de ces adolescents, ils puisaient à nouveau l’énergie qu’ils avaient perdue, à force de se battre et de tenter de sauver leur peau. Ils découvraient tout à coup qu’ils ne les avaient pas assez écoutés, ou qu’ils n’avaient pas cherché à entendre leurs désirs et leurs envies quand ils avaient essayé d’inventer un Nouveau Monde. Alors que se dévoilait sous leurs yeux l’évidente force qu’ils représentaient, ils eurent brusquement honte d’avoir oublié de leur demander à eux aussi comment ils imaginaient les lendemains dont ils rêvaient. « Ne sont-ils pas, comme nous, des citoyens à part entière, avec juste quelques années en moins ? », pensèrent-ils. L’appel pressant de Poe les fit changer d’avis en quelques secondes. En eux, résonnaient à nouveau les mots qu’ils avaient prononcés il y a quelque temps, « C’est maintenant ou jamais ! ».
*
Assis à son bureau, le Grand Maître cessa son travail pour regarder le bracelet de Mattéo Torino qu’il avait posé sur une pile de dossiers, bien en évidence. Il ne voulait surtout pas manquer le rendez-vous qu’il avait fixé aux sages, lors de sa dernière communication. Satisfait de voir l’écran s’allumer à l’heure prévue, il s’empressa de saisir la montre. Tout en se renversant confortablement en arrière de son fauteuil, il approcha le bijou de son visage.
— Quelle ponctualité ! se réjouit-il en s’adressant aux sages qu’il apercevait sur le petit écran. Mais que se passe-t-il ? Vous n’avez pas l’air très en forme. Votre teint est tout pâle. N’avez-vous pas bien dormi cette nuit ?
Habitués à ses provocations, les hommes-miniature préférèrent ne pas réagir et allèrent tout de suite à l’essentiel. Ce fut la sage Zoe Duchemin qui lui parla, au nom de son peuple.
— Grand Maître, annonça-t-elle avec gravité. Après avoir présenté votre proposition à l’ensemble de nos décideurs, nous nous avouons vaincus et acceptons de nous en remettre au PNC. Nous avons cependant deux objections à faire.
— Je vous écoute, maugréa le chef du PNC.
— Au cas où nous nous rendrions, vous nous aviez donné un délai d’une semaine pour nous rassembler dans votre station. Or, vous connaissez notre petite taille et notre répartition sur tous les continents de la planète. Aussi, pour des raisons techniques, nous aurions besoin d’une semaine supplémentaire pour assurer cette migration vers l’Australie.
Le Grand Maître, en fin comédien, cacha sa joie. Il joua le rôle de l’interlocuteur bienveillant et fit semblant de s’intéresser à ce que lui expliquait la sage. « Du moment qu’ils capitulent », se réjouit-il en son for intérieur. « Ma feinte a marché… Je ne suis pas à quelques jours près pour les réduire en bouillie. »
— Et quelle est la deuxième objection ? s’inquiéta-t-il.
— Comment pouvons-nous être certains que vos jeunes captifs et nous-mêmes resterons vivants, une fois entre vos mains ?
— Je reconnais que vous devez me faire confiance. Mais, si cela vous rassure, je peux vous signer un accord qui engage ma parole…
L’homme attrapa une feuille vierge sur son bureau et se mit à rédiger un bref texte qui garantissait de préserver la vie de tous les habitants de la terre.
— Voilà, dit le chef du PNC, en présentant son papier. J’ai même précisé que je ferai construire une immense bulle qui pourra vous accueillir dans d’excellentes conditions. Je la réaliserai dès votre arrivée pour que vous puissiez l’intégrer le plus vite possible. Cela vous va-t-il comme ça ?
Il déplaçait lentement la montre au-dessus de la feuille pour que les hommes-miniature puissent prendre le temps de lire ses engagements et de vérifier sa signature.
— Merci, Grand Maître, acquiesça la sage Zoe Duchemin. Acceptez-vous donc de nous laisser une semaine de plus pour rejoindre la base australienne ?
— Accordé ! conclut-il. Mais pas un jour de plus. La vie de ces jeunes dépend maintenant, uniquement de vous… J’informe la station que le lancement des fusées est prévu dans exactement quinze jours. Le compte à rebours a commencé et sachez que je ne reviendrai pas en arrière.
Liberté chérie
Sitôt leur réunion terminée, les membres du comité des sages prirent le temps d’exposer la situation à la population tout entière. Ils répondirent à ses questionnements, en toute transparence, pour qu’elle puisse décider de son avenir. Dans un souci démocratique, les sages jurèrent de se mettre au service de ce que lui demanderait le peuple. Ainsi, afin de savoir quelles démarches engager, les hommes-miniature invitèrent le comité des sages à organiser dans l’urgence un référendum. Le peuple-miniature devait opter pour l’une des trois solutions proposées : la capitulation, une ultime bataille précipitée contre le PNC, ou une retraite stratégique au Groenland, pour exécuter le plan « Tardigrades » et hiberner patiemment en attendant des jours meilleurs. À la stupéfaction générale, tous, sans exception, se prononcèrent en faveur de leur libération immédiate. Le choix qu’ils avaient fait en se miniaturisant méritait de se battre jusqu’au bout, pour eux, mais aussi pour leurs enfants et les générations futures.
Suite à ce résultat sans équivoque et pour s’assurer la victoire contre le PNC, les hommes-miniature se répartirent les tâches, en fonction de leurs âges et de leurs compétences. Désormais, chacun connaissait parfaitement ses responsabilités et s’activait, là où il était, à donner le meilleur de lui-même pour réussir la mission qui lui avait été confiée. Les hommes-miniature avaient exactement quinze jours pour mettre en œuvre leur nouveau plan, le plan de la dernière chance. Pour y arriver, ils avaient négocié avec le Grand Maître une semaine supplémentaire, en lui faisant croire qu’ils se rendaient à son Parti. Ils n’avaient maintenant plus droit à l’erreur, et tous travaillaient dans la même ardeur, jour et nuit, pour récupérer définitivement leur liberté.
Une cellule de coordination virtuelle des actions avait été mise en place. Elle maintenait en contact permanent l’ensemble des organisateurs situés aux quatre coins de la planète. Depuis cette cellule, la sage Anouk Simbad rappela à tous quels étaient les grands objectifs qu’ils s’étaient fixés.
— Cette fois-ci, expliqua-t-elle avec conviction, nous avons donc misé sur nos compétences techniques, notre nombre, notre taille, et surtout notre détermination. Je vous retrace en quelques phrases les étapes de notre plan… Tout d’abord, transfert de toute la population dans les cités volantes pour rejoindre l’Australie. Nous utiliserons sur place nos modules aériens pour protéger les esclaves contre les clones d’Andrew. Pour cela, nous nous servirons des lanceurs de sondes destinés à fabriquer des phéromones de synthèse. Elles permettront aux esclaves d’être reconnus par les clones, comme membres de leur espèce, et d’éviter ainsi qu’ils les agressent. Les capteurs de risques de nos modules, quant à eux, les aideront à se défendre contre les soldats de la BS. Ils utiliseront, comme armes, les injecteurs de produits à effet paralysant.
Ensuite, toutes les cités volantes situées actuellement en Australie et au-dessus de l’Asie se chargeront d’envoyer leurs effectifs sur les criquets migrateurs, présents sur le secteur. Ils prendront le contrôle de tous ces orthoptères et émettront des phéromones d’agrégation, sans discontinuité. Ceci, dans le but de les rassembler et de donner naissance à de gigantesques essaims que nous conduirons jusqu’à la station spatiale du PNC. De cette façon, nous amènerons par surprise des milliards d’insectes que nous utiliserons pour perturber l’activité du site. De plus, nous nous servirons de la puissance de leurs mandibules pour détériorer tous les systèmes de câblage, afin de rendre impossible le lancement des fusées.
Enfin, les jeunes postés sur l’île de Sumatra partiront avec les grues cendrées et profiteront de la pagaille générale que nous aurons créée avec les criquets migrateurs, pour fournir des instructions à leurs amis prisonniers ainsi qu’à tous les esclaves. Ce sont eux qui coordonneront les combats sur place. Nous les assisterons dans leurs décisions, puisque nous maîtriserons la globalité des actions sur le terrain. Dans la mesure du possible, leur rôle consistera à arracher les colliers olfactifs des hommes du PNC pour que les clones d’Andrew se retournent contre eux et les neutralisent. Poe se chargera personnellement de les commander, en raison des pouvoirs exclusifs qu’elle a sur eux…
La sage Anouk Simbad s’arrêta soudain de parler. Elle demanda à chacun s’il avait des questions particulières, et comme ce n’était pas le cas, elle reprit la parole une dernière fois et les regarda d’un air volontaire.
— Alors, nous considérons que la lutte pour notre liberté commence maintenant… Bonne chance à tous !
*
La cohorte de grues cendrées s’approchait des côtes australiennes après une traversée sans problème de l’Océan indien. Indra qui avait récupéré sa tunique SPICROR faisait de grands signes à Poe, située plus en arrière, dans l’ancien hamac de Mattéo. De sa place, elle voyait le sourire de son amie qui effectuait son premier voyage avec les échassiers et qui découvrait les formidables sensations procurées par le bonheur de voler. Mais elle savait que la joie de retrouver bientôt Mattéo était, pour elle, encore plus forte que l’ivresse de l’altitude.
Les oiseaux entamèrent soudain leur descente, car ils s’approchaient de la péninsule de Dampier. Aux pieds des falaises rougies par le soleil couchant s’étalaient de magnifiques plages de sable blanc. Les jeunes, bien cachés dans cet endroit reculé et sauvage, attendraient patiemment l’ordre de rejoindre la station spatiale, près du mont Uluru.
Au même moment, le comité des sages reçut une nouvelle encourageante. Les essaims de criquets se formaient de partout, et progressaient déjà vers l’Australie, dessinant dans le ciel d’immenses nuages aux formes inquiétantes et mouvantes. Ces gros orthoptères se déplaçaient avec une facilité déconcertante, en utilisant la force des vents. Mais ce que les hommes-miniature découvrirent pendant leurs migrations, c’était l’étonnante anatomie de ces insectes qui permettait d’augmenter prodigieusement leur capacité de vol. L’abaissement de leurs ailes s’effectuait grâce à des muscles dorsaux qui agissaient comme un ressort, diminuant considérablement leurs efforts. Et, chose incroyable, leurs ailes avaient la faculté de se déformer, améliorant ainsi leurs performances aérodynamiques. Ces vertus leur offraient une portance dans les airs presque deux fois supérieure à celle d’une aile rigide.
Les sages apprirent également que tous les modules mouche et autres modules volants avaient pu être chargés dans les CV. Ces mêmes CV qui s’approchaient avec régularité vers le continent australien. Elles viendraient très vite compléter le déploiement de celles déjà sur place qui dessinaient dans le ciel une immense diagonale, reliant l’île de Bornéo au centre de l’Australie. Cette répartition leur permettrait de surveiller tous les mouvements des hommes du PNC. Enfin, ce qui les rassura le plus, ce fut d’avoir la confirmation que le transfert des hommes-miniature, situés dans les CSG, se passait bien. Les cités volantes, qui les transportaient depuis le Groenland jusqu’à l’autre côté du globe, réussissaient à faire le tour de la planète avec une grande efficacité, en pénétrant dans un courant-jet polaire. La moitié de la population mondiale arrivait ainsi à se déplacer à la vitesse de trois cents kilomètres à l’heure autour de la terre, grâce aux forces de la nature.
La motivation des hommes-miniature était à son paroxysme. Depuis la cellule de coordination, tous s’appliquaient à valoriser la moindre initiative pour entretenir ce formidable élan collectif. Les milliards d’hommes et de femmes, attelés à leurs postes, avaient conscience que leurs participations communes et synchronisées étaient nécessaires à la réussite de la stratégie qu’ils avaient mise en place. Aussi, ils s’engageaient à fond pour lutter contre l’insupportable oppression du PNC, sachant le prix à payer pour s’en affranchir. Leurs efforts devaient les conduire tout droit vers la liberté. Cette liberté qu’ils chérissaient tant. Et c’était pourquoi, désormais, plus rien ne pouvait les faire reculer.
*
Bien que la journée soit finie, les milliers de jeunes envoyés récemment par le Grand Maître sur le site australien ne furent pas autorisés à quitter le chantier en même temps que les autres esclaves. Éclairés par d’immenses projecteurs, ils durent continuer à charrier des tonnes de matériel pour rattraper le retard qu’ils avaient pris. Alors qu’ils se déplaçaient comme des automates au pied des fusées, totalement épuisés, un coup de sifflet retentit à deux heures du matin, signalant l’arrêt des travaux. Ils lâchèrent aussitôt ce qu’ils tenaient dans leurs mains et s’empressèrent de se regrouper dans l’enclos qui leur était destiné pour passer la nuit. Là, chacun chercha un coin sur le sable pour avaler le bol de soupe qui lui avait été remis à l’entrée avant de s’allonger enfin pour dormir.
Mattéo ne sentait plus ses muscles. Courbaturé de partout, il tentait de trouver le sommeil en regardant les astres qui brillaient au-dessus de sa tête. Il se remémorait la nuit où il avait vu, au cœur de la chaîne himalayenne, le visage de Poe se dessiner dans le ciel constellé d’étoiles. « Quelle malchance ! », pensa-t-il. « À peine nous sommes-nous retrouvés que déjà nous voilà de nouveau séparés. Allons-nous passer notre vie à nous chercher ainsi ? » Ses yeux se voilèrent et la tristesse s’ajoutant à la fatigue déclencha en lui un flot de larmes continu. Mais, par bonheur, la silhouette d’Horus apparut devant lui comme par magie et stoppa net son désespoir. Les bras grands ouverts, il accueillit l’oiseau avec émotion et le serra délicatement contre lui. « Mon Horus », murmura-t-il. « Quelle chance j’ai de t’avoir rencontré… Mon fidèle compagnon, jamais tu ne m’as abandonné ! » Puis, assommé par sa rude journée de labeur, il finit par s’endormir comme ses camarades.
*
L’avion privé du Grand Maître atterrit sur la piste de la base spatiale, en même temps que le soleil se levait sur le mont Uluru. Dès que la porte s’ouvrit, le chef du PNC se posta au sommet des marches de l’escalier mobile pour contempler le magnifique déploiement de ses hommes qui étaient alignés, au garde-à-vous devant lui. Number one sortit à son tour et se positionna à ses côtés, exprimant la même fierté que lui.
— Admirez, Grand Maître… Notre Brigade Spéciale, à gauche, au meilleur de sa forme, à côté de nos jeunes clones, à droite, prêts à conquérir le monde. N’est-ce pas un joli tableau ?
— Tout à fait ! répondit le Grand Maître avec enthousiasme. Les premiers sont là pour maintenir l’ordre sur terre et les seconds pour agrandir notre empire. Comme ils sont beaux et comme ils représentent bien notre Parti. Je ne me lasse pas de les regarder.
Arriva enfin Andrew. L’adolescent ne paraissait pas aussi joyeux que ses deux mentors. Il semblait préoccupé, et, plutôt que d’admirer la puissante armée déployée devant eux, il cherchait des yeux frénétiquement ses contemporains, ses anciens compagnons qu’il avait livrés à la BS pour en faire des esclaves. Le Grand Maître tendit vigoureusement sa main droite en avant, le poing serré en direction de ses troupes et la foule chanta un hymne en l’honneur du parti. En voyant tous ces cœurs battre à l’unisson, Andrew fut impressionné au point d’en avoir la chair de poule. Jamais il n’avait encore ressenti ce que signifiait l’immense cri de milliers de soldats qui juraient de donner leur vie, aveuglément, pour satisfaire la volonté d’une seule personne. D’ailleurs, ses deux maîtres jubilaient face à tant de servitude et tremblaient d’extase, comme si ces voix puissantes avaient sur eux l’effet d’une drogue. Pour la première fois, le jeune MJ fut déstabilisé. Il crut percevoir, dans l’attitude des deux hommes, un état de dépendance similaire à la folie. Lorsque les chants s’arrêtèrent, ils s’offrirent un bain de foule au plus près de ceux qui leur procuraient cette jouissance extrême. Puis les deux dirigeants redescendirent de leur petit nuage et s’avancèrent vers les deux scientifiques, Susie Cartoon et Qiao Kong-Leï qui se tenaient droites devant l’armée de clones.
— Mesdames, cette journée va marquer un tournant dans l’histoire du PNC. Je vous invite à venir avec nous dans la tour de contrôle. En tant que meilleures collaboratrices, vous méritez d’être aux premières loges pour assister à l’envoi de nos premières fusées militaires… et de notre premier contingent de clones partant à la conquête de l’univers ! Également, nous attendons l’arrivée des hommes-miniature. Ils ont capitulé il y a quinze jours et doivent se poser sur le site d’un moment à l’autre.
Le Grand Maître se retourna soudain vers Number one, comme s’il avait omis quelque chose de capital.
— Au fait, j’espère que tu n’as pas oublié d’installer les jeunes dans la première fusée. Je te rappelle que si ces maudits hommes-miniature ne sont pas présents à notre rendez-vous, nous nous en débarrassons illico en les larguant dans l’espace.
— Bien sûr, Ô Grand Maître, répondit Number one d’un ton sarcastique. J’ai même donné l’ordre d’attacher le traître Mattéo à son sommet pour qu’il profite encore mieux du paysage pendant son voyage au-dessus de la Terre.
— Ah, ah ! Excellente idée, ricana le chef du PNC en apprenant cette nouvelle. Je suis sûr qu’il appréciera. Décidément, tu as toujours de bonnes initiatives. N’oublions pas que c’est grâce à lui que nous avons pu reprendre contact avec les hommes-miniature. Nous lui devions bien un petit cadeau pour le remercier.
Lorsqu’ils arrivèrent devant la tour de contrôle, le Grand Maître s’arrêta encore un instant avant d’entrer. Fier de lui, il jeta un dernier regard sur le site et admira les fusées qui se découpaient à l’horizon.
— Montons dans le bâtiment contempler notre travail, s’adressa-t-il, avec un sourire satisfait, à ceux qui étaient autour de lui. Après tant d’efforts et de persévérance, il est temps que nous commencions à récolter les premiers fruits.