#ConfinementJour28 – Partage de lecture du roman  » 2152  » – Chapitres 78, 79 et 80

© Paul Maraud, 2018, pour le texte. Tous droits réservés.
© Éditions Semis de mots, 2018. Bordeaux – Nouvelle Aquitaine
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, décembre 2018.
Dépôt légal : décembre 2018

 

 

2152

Quatrième période

« Je vais te confier une mission ! »

Un cachot dans la falaise

 

         Dans les montagnes de l’Oural, le temps empirait chaque jour. Depuis que GLIC s’était enfui de la base du PNC, les pluies étaient de plus en plus abondantes…

Les rivières et les torrents doublaient de volume. Leurs courants dévastateurs embarquaient d’importantes quantités de boue qui entraînaient sur leur passage de nombreux cailloux instables. Des arbres morts ou de trop jeunes plantes venaient s’ajouter à ces masses d’eau chargées d’un épais limon qui traçaient leurs chemins sans ménager la forêt.

Affolés, les animaux de la région quittaient le secteur pour se mettre à l’abri, cherchant à s’établir le plus loin possible de ces nouvelles zones inondées qui n’arrêtaient pas de gagner de la surface.

 

Paméla Scott dirigeait le robot vers le plateau qui dominait la base du PNC. En survolant « le puits », elle s’étonna de voir l’eau déborder abondamment par-dessus la margelle, devenant ainsi la source d’une imposante rivière qui serpentait à travers les dépressions du terrain. GLIC suivit son tracé jusqu’au bout de sa course. Là, le cours d’eau était propulsé dans le vide depuis le haut de la falaise et formait une immense cascade rejoignant, d’un jet continu, l’éboulis qui était au bas. Cette masse blanche s’écrasait avec fracas sur les rochers, créant un épais nuage d’embruns sur un large périmètre au sol. Un sillon laiteux se reconstituait un peu plus loin pour s’engager à nouveau dans la pente et disparaître au milieu des sapins. Juste avant la forêt, la route qui conduisait à la cité récupérait une grande partie de son volume et se transformait à son tour en rivière.

— J’aperçois la terrasse du bureau du Grand Maître ! dit-elle à Siang Bingkong qui suivait la progression du robot à ses côtés… Je vais poser GLIC sur le toit de la véranda !

Siang Bingkong reconnut le faucon qui était toujours à la même place malgré la pluie…

— L’oiseau est encore là ! prévint-il. Nous allons pouvoir tenter l’expérience que je t’ai proposée… Je suis persuadé que ce n’est pas un vulgaire rapace. L’autre jour, j’ai découvert que Mattéo s’entretenait avec lui avant de pénétrer dans le bureau. Il s’était accroché à la tunique du garçon en battant énergiquement des ailes pour l’alléger de son poids et l’aider à s’agripper aux fenêtres !

Horus avait repéré le robot depuis un bon moment. Comme il l’avait déjà vu en présence de Mattéo, il ne s’était pas affolé à son approche. GLIC atterrit à quelques mètres de lui et Paméla Scott enclencha aussitôt le pliage des hélices, puis la rétraction de la tige télescopique. Le faucon ne changea pas de position et resta dans la même posture, droit comme une statue. Imperturbable, il attendait son maître sans broncher, protégé du mauvais temps par son manteau de plumes. Pourtant, quelques minutes plus tard, le regard d’Horus se fixa sur le portrait de Mattéo que projetait l’automate sur la toiture. Le ruissellement de l’eau de pluie sur la surface bleutée de la couverture en zinc déformait légèrement son visage. L’oiseau changea de place pour se rapprocher de GLIC qui retransmettait l’entretien de Paméla Scott avec l’adolescent. Tout excité par cette apparition, Horus tendit son cou et ses oreilles pour saisir la conversation…

— Nous n’avons plus de nouvelles de nos amis malades depuis notre arrestation, se plaignit Mattéo devant son bracelet-montre. Number one nous a transférés dans ce cachot qui fait partie du centre de redressement et de revalorisation de la race humaine. C’est une petite cavité isolée, creusée dans la paroi et perchée sous un surplomb rocheux qui domine la vallée à trois cents mètres de hauteur. L’entrée est extrêmement bien gardée… Le seul endroit par lequel nous pourrions nous enfuir est l’unique ouverture qui éclaire notre cellule. C’est un trou perforé dans l’épaisseur du sol qui plonge directement dans le vide… Oser s’engager dedans, c’est choisir de se donner la mort !

Mattéo dirigea sa montre vers l’orifice qu’il était en train de décrire et les deux ingénieurs, face à ce vide, eurent eux-mêmes aussitôt le vertige.

— Fais attention ! s’affola Paméla Scott en s’adressant à Mattéo. Ne t’approche surtout pas de ce trou !… Garde tes distances !

Elle observait maintenant ses amis qui étaient assis par terre, blottis les uns contre les autres dans le fond de la cavité. Les deux filles, Indra et Yoko, se serraient contre Shad, Kimbu et Rachid… Ils affichaient tous un visage angoissé. Ils tremblaient de froid et tentaient de se protéger d’un puissant courant d’air qui s’acharnait à soulever leurs jeunes chevelures. Mattéo arrêta de filmer leur cachot avec sa montre et retourna de nouveau son poignet vers lui. Il aperçut Horus sur son minuscule écran. L’eau ruisselait sur les plumes de l’oiseau pendant que celui-ci fixait avec attention l’image de son portrait projeté sur le zinc par le robot. L’adolescent ne put rester en place et pencha sa tête au-dessus du vide sous le regard effrayé de ses amis qui redoutaient qu’il glisse et disparaisse à jamais… Puis il s’époumona en criant le nom d’Horus jusqu’à ce qu’il ne puisse plus parler. Sa voix résonna le long de la falaise.

Le faucon capta tout de suite le son qui provenait de la bouche de Mattéo… Sans attendre et en quelques mouvements d’ailes, il quitta la terrasse pour se diriger vers la source de cette voix si familière. Paméla Scott orienta la caméra de GLIC vers l’oiseau et suivit sa trajectoire.

Horus fonçait maintenant vers les pentes verticales d’où jaillissait la cascade. Il lança des cris perçants dans les airs, espérant que Mattéo les entende à son tour. Ce fut effectivement le cas et le garçon recommença à l’appeler. Horus répondit illico par de nouvelles plaintes aiguës. Ils répétèrent ce dialogue inlassablement jusqu’au moment où Horus repéra enfin la trouée qui lui permettrait de s’infiltrer dans la prison minérale. Le rapace s’y engagea et dès qu’il découvrit son jeune maître, il se posa sur son bras et le regarda fièrement, droit dans les yeux… Les amis de Mattéo n’en revenaient pas. La présence soudaine de cet oiseau, qui venait de nulle part et que Mattéo semblait connaître, les avait interloqués…

— Bravo, Siang ! lui avoua Paméla Scott. Ton idée de montrer Mattéo à ce faucon nous a permis de les retrouver. Nous situons maintenant leur emplacement !

 

*

 

Andrew venait d’apprendre la nouvelle… Poe Motu était actuellement sous surveillance, dans l’hôpital de la cité d’Aglaé. Il s’empressa de se rendre là-bas pour la voir. Quand il fut devant la porte du service, il demanda à s’entretenir avec le médecin qui avait la charge des jeunes patients. Celui-ci interrompit sa consultation pour le rencontrer…

— Bonjour Docteur ! Est-il possible de faire une petite visite aux malades, arrivés récemment de Thalie ? J’aurais aimé leur dire un mot de bienvenue et les inviter à présenter des excuses au Grand Maître pour qu’ils puissent réintégrer le Parti… Pensez-vous qu’ils soient capables d’écouter mes propos ?

— Non, ils sont trop affaiblis ! répondit-il. J’ai peur que ce soit un peu tôt pour entamer une discussion sérieuse. Je te conseille d’attendre encore… Si tu le souhaites, je te tiendrai au courant de leur évolution et je te préviendrai lorsque le moment sera plus opportun… Es-tu d’accord ?

— Merci Docteur ! C’est très aimable à vous… Cependant, pourrais-je malgré tout les apercevoir derrière les vitres des chambres ? Je ne les dérangerai pas, je vous le promets.

— Si tu veux ! Mais ne t’étonne pas de les voir endormis. Ils sont actuellement sous l’effet de puissants somnifères pour pouvoir supporter le traitement que nous leur administrons par transfusion. Je compte sur toi pour ne pas faire de bruit.

Andrew marchait seul dans le long couloir central du service. Il progressait en suivant les chiffres inscrits sur chaque porte. Les numéros fournis par le médecin semblaient indiquer que les chambres des adolescents se trouvaient au bout du corridor. Il n’était pas très à l’aise dans ce bâtiment exagérément silencieux qui associait de nombreuses odeurs, toutes aussi fortes les unes que les autres… Produits d’entretien, médicaments, vapeurs d’alcool ou de pommades, vêtements salis, ces senteurs désagréables étaient toutes très agressives et elles pénétraient dans ses narines sans qu’il puisse les repousser. De temps en temps, il retenait sa respiration. Mais lorsqu’il aspirait à nouveau l’air ambiant, il avait l’impression que les émanations qu’il avait refoulées en profitaient pour s’infiltrer encore plus profondément dans ses poumons. Il dut se résigner à inhaler ce bouquet de mauvaises odeurs par petites bouffées.

Quand il arriva enfin devant les chambres des malades, il chercha activement celle de Poe.

— La voilà ! marmonna-t-il, en découvrant son corps allongé sur un lit.

Andrew s’approcha de la cloison vitrée et y colla son front. Il resta ainsi, un long moment, à la contempler… Elle ne bougeait pas. S’il n’avait pas été informé qu’elle dormait, il aurait pu croire qu’elle était morte. Sa respiration était si discrète qu’il ne distinguait pas, depuis sa place, le léger gonflement de son torse féminin lorsqu’elle accaparait l’air dont elle avait besoin. Le fin sourire qui s’esquissait sur sa bouche laissait penser qu’elle était sereine. Elle semblait attendre, comme dans les contes de fées, le tendre baiser d’un prince charmant qui la réveillerait…

Andrew la dévorait des yeux, il rêvait d’être le seigneur qui embrasserait cette beauté et la délivrerait de son maléfice. Il l’admira ainsi un bon quart d’heure puis décida de parler de son projet au Grand Maître.

 

*

 

— Que veux-tu ? s’étonna le chef du PNC qui marchait avec Andrew dans un couloir de la cité. Pourquoi désires-tu rencontrer notre éminente chercheuse, Susie Cartoon ? Elle est très occupée en ce moment et je ne suis pas sûr qu’elle ait beaucoup de temps à t’accorder.

— Écoutez-moi, Grand Maître ! insista pourtant le garçon. C’est au sujet des clones… Je souhaitais vous faire part de mon sentiment, d’une inquiétude qui me taraude l’esprit depuis quelques jours… J’ai peur qu’à terme, les copies de Mattéo Torino nuisent au Parti.

— Ah bon ? Parle !

— Je sais que vous attendez avec impatience cette cohorte de soldats qui se préparent à vous obéir au doigt et à l’œil, expliqua-t-il. Mais réalisez-vous que cette armée risque d’avoir une influence négative sur la BS et surtout auprès de tous les jeunes que je représente ?

— Continue !

— Avec ces clones, vous êtes en train de former des guerriers qui apparaîtront aux yeux de tous comme les modèles du Parti de la Nouvelle Chance, n’est-ce pas ?

— Où veux-tu en venir ? s’étonna le Grand Maître.

— Avez-vous réfléchi à l’image que vous proposez en exemple à vos sujets ? À nous tous qui avons mis notre confiance dans vos idées d’ordre et de puissance, dans vos rêves de domination du monde ?… Et bien, tout simplement, celle du plus grand traître que le PNC a connu ! Voulez-vous que nous devenions des admirateurs de Mattéo Torino ? De celui qui n’a cessé de se battre pour détruire votre si beau et merveilleux projet ?… Franchement, Grand Maître, ce symbole n’est-il pas complètement contradictoire avec le message que vous désirez transmettre ?

L’homme s’arrêta subitement et se retourna vers l’adolescent, l’œil féroce… Il scruta son visage dans les moindres détails dans l’espoir de connaître ses véritables sentiments. Il l’attrapa par les épaules et le serra fortement dans ses bras, au risque de l’étouffer.

— Andrew ! Mon petit Andrew ! dit-il d’un air narquois. Ne serais-tu pas jaloux, par hasard ?

— Grand Maître ! fit mine de s’indigner l’adolescent. Ce que je viens de vous exposer ne vous paraît pas évident ? Aurais-je dû me taire ?

— Non ! Tu as bien fait ! reconnut-il. J’allais effectivement faire une énorme bêtise. Je te remercie de ta franchise.

Pour la première fois, le chef du PNC laissait entrevoir à son jeune coéquipier une légère faiblesse. Andrew profita de cet instant de doute pour proposer le plan qui avait germé dans sa tête, à l’hôpital, devant la chambre de Poe…

— Maintenant, si j’osais vous dire exactement le fond de ma pensée, hésita-t-il, vous pourriez m’imaginer prétentieux et imbu de ma personne… Et pourtant, il n’en est rien !

Anikeï Bortch l’invita à continuer son raisonnement.

— Si vous le souhaitez, je suis prêt à offrir mes cellules pour créer de nouveaux clones dont l’image vous sera plus favorable.

— Et que deviendront les clones de Mattéo ?

— Nous pourrions en faire des clones au service des nouveaux clones. Qu’en pensez-vous ? Vous seriez ainsi doublement protégé ! Quant à moi, je serais fier d’avoir des copies qui vous vénèrent… Je vous dois bien ça !

Les propos d’Andrew étaient cohérents et surtout le Grand Maître n’eut pas l’impression qu’il cherchait à se mettre en avant par rapport à lui. Ne sentant pas de rivalité dans ses paroles, il acquiesça.

— Allons exposer ce nouveau projet à Susie Cartoon ! Il faudra qu’elle en tienne compte dans l’éducation des clones de Mattéo… Et toi ? poursuivit-il. Avec quelle jeune fille aimerais-tu concevoir ces clones ?

— J’ai entendu dire que Poe Motu était à l’hôpital. Elle ferait actuellement une cure de remise en forme. J’avoue que j’éprouve pour elle, une certaine attirance. Elle a pas mal de charme et, en plus, les tests ont déjà prouvé que ses cellules étaient d’excellentes réceptrices de gènes étrangers. C’est donc une garantie supplémentaire, non ?

— Très bonne idée ! apprécia le Grand Maître. Tu as raison, ne nous compliquons pas la vie. Soyons efficaces !

 

*

 

Dans leur cachot, Mattéo et ses amis étaient désespérés. Pourtant, ils ne se doutaient pas de tout ce qui se tramait derrière les murs glacés de leur prison…

Un gros bol avait été déposé par une trappe coulissante, au pied de la porte d’entrée. Cette ration unique devait les nourrir tous les six. Aucun couvert n’avait été livré avec cette épaisse bouillie malodorante et ils durent se contenter de leurs mains pour s’alimenter, tant que le plat était encore chaud. Tandis qu’ils raclaient le fond du récipient, le sol se mit à trembler de façon inexplicable et ils furent projetés à terre pendant plusieurs secondes. Ils regardèrent, horrifiés, le bol qui s’éloignait d’eux progressivement puis, qui roulait jusqu’au trou et tombait dedans. Pris de panique, alors qu’ils se sentaient, eux aussi, attirés vers le vide, ils s’accrochèrent comme ils pouvaient aux reliefs du rocher pour ne pas glisser comme lui… Horus s’enfuit également, pensant qu’il serait plus en sécurité à l’extérieur.

Une fois le calme revenu, les adolescents restèrent encore un certain temps couchés au sol, sans rien dire, pour se remettre de leurs émotions. Ils furent bien inspirés, car un deuxième tremblement, plus long, ébranla la cellule. Cette fois-ci, ils crurent que le cachot allait se détacher de la paroi et crièrent de toutes leurs forces en pensant que c’était la fin. Ils demeurèrent ainsi des heures, cramponnés à la roche, au cas où les secousses reprendraient.

À la fin de la journée, l’obscurité s’installa dans ce lugubre espace et ils rampèrent en tâtonnant dans le noir pour se coller contre la porte métallique, le plus loin possible de ce dangereux trou. Ils se serraient pour se réconforter. Ils passèrent la nuit entière éveillés, à attendre en vain de nouvelles vibrations…

 

 

La raison du plus fort…

 

         Après plusieurs tentatives, les pensionnaires des « Iris » durent renoncer à faire reculer la carcasse de l’avion qui s’était affaissée pendant le combat des éléphants. Elle était vraiment trop lourde. Ils auraient préféré l’éloigner de la zone marécageuse qui était un lieu de rassemblement très apprécié des animaux assoiffés.

En fait, cette séparation du compartiment des passagers et de la cabine de pilotage avait été une chance. Dès la première nuit passée à l’intérieur, ils avaient réalisé qu’ils étaient déjà dans la maison qu’ils souhaitaient construire. Cet espace était finalement une grande caravane qui nécessitait quelques aménagements mais qui possédait toutes les qualités requises pour faire un bon logement. « Les murs ont des fenêtres et le toit est étanche… Que peut-on demander de plus ? », se disaient-ils.

La coupure de l’avion s’était faite juste devant les ailes. Sans doute au niveau d’une soudure. Le cockpit était resté dans l’eau avec la porte d’entrée de l’appareil. La partie des passagers, elle, demeurait en bordure du marécage. Elle était retenue à l’avant par les deux roues principales, et à l’arrière par la queue du bimoteur qui reposait à terre…

— N’insistons pas ! déclara CAR123A. Même avec les roues, nous n’avançons pas d’un centimètre. Seul un puissant tracteur pourrait remorquer ces tonnes de ferraille !… Si nous voulons vraiment loger dedans, nous devrons nous contenter de cet emplacement.

— L’ouverture donne sur l’eau, ajouta Salem. Que diriez-vous de bâtir une sorte de terrasse sur pilotis ? En s’appuyant sur la carrosserie du cockpit et avec quelques rondins, cela devrait être possible… Qu’en pensez-vous ?

Le petit clan retrouvait l’énergie nécessaire pour se reprendre en main. Forts de leurs expériences, les jeunes et les adultes recommençaient à s’organiser comme ils l’avaient si bien fait dans le village de Gallo.

Pendant qu’un groupe de zèbres s’abreuvait non loin de leur nouveau domaine, ils faisaient l’inventaire de ce qu’ils possédaient. Ensuite, ils évalueraient leurs besoins et ils définiraient les tâches prioritaires à accomplir…

— Nous avons deux fusils ! constata CAR123A. De combien de cartouches disposons-nous ?

— Une vingtaine pour chaque carabine ! répondit Alban Jolibois, après avoir rassemblé les munitions, en deux tas distincts, sur une des banquettes.

— Réservons-les pour la chasse ! conseilla CAR123A. Cela nous permettra de manger en attendant de nous fabriquer des armes…

— Des armes ? s’étonna Pauline. Mais avec quoi ?

— Oui, nous aurons besoin d’outils pour pouvoir confectionner tout ça, renchérit Manon. Au moins un couteau.

— Les amis, reprit CAR123A, nous avons la grande chance de débuter notre aventure africaine à l’époque de « l’âge du fer »… Nous avons déjà sauté la case de « l’âge de la pierre ». Dans la caisse d’entretien de l’avion, nous trouverons quelques clés, pinces et tournevis. Nous allons démonter toutes les parties métalliques récupérables et apprendre le métier de forgeron !… N’oublions pas que nous avons aussi le feu pour nous aider à travailler le métal… Avec tout ça, nous devrions pouvoir réaliser de beaux outils, ainsi que des pointes de flèches ou de lances !…

Audrey proposa à son tour d’utiliser les morceaux de verre du pare-brise pour s’en servir comme couteau pour la cuisine… Lucas imagina qu’avec les pales des hélices, ils laboureraient la terre… Cette terre, mélangée à de la paille et de l’eau, ils en feraient des briquettes et construiraient un mur d’enceinte pour mieux se protéger. Lisa pensa démonter les roues pour fabriquer une carriole… « Les câbles qui sont dans les cloisons permettraient de faire des liens solides », suggéra José…

Les idées fusaient dans tous les sens et ils s’apercevaient que cet avion était une vraie mine, pleine de ressources… Ils découvraient soudain qu’ils n’étaient pas si pauvres que ça, contrairement à ce qu’ils croyaient au départ.

 

*

 

Le lieutenant Crocus et les six membres de son équipage profitèrent de ce que l’avion était coupé en deux pour s’infiltrer dans l’armature du compartiment qui était au sec. Sous les conseils de Jiao Kiping, ils avaient décidé d’effectuer une inspection détaillée du module guêpe, après son immersion prolongée dans l’eau. Ils savaient que, pendant qu’ils procéderaient aux tests de leur appareil, ils seraient très vulnérables et ils ne voulaient surtout pas s’exposer au moindre danger. Maintenant, bien cachés dans l’enrobage de la cloison, ils pouvaient se consacrer à leur enquête sans inquiétude…

— Première chose, l’ordinateur central ! ordonna la pilote. Après quoi, nous nous attaquerons à toutes les fonctions optionnelles.

— Ouvrez bien les yeux ! rajouta le lieutenant Crocus. Il en va de notre survie !

Pendant des heures, ils examinèrent tous les recoins du module, à l’intérieur et à l’extérieur, en suivant très précisément les indications de l’ordinateur. Finalement, la plupart des réglages à effectuer furent minimes, en dehors de certains joints qu’ils durent remplacer.

Quand ils eurent terminé l’inspection, ils se réunirent dans la partie qui faisait office de salle commune et entamèrent quelques rations alimentaires pour reprendre des forces. L’ambiance était décontractée. Du fait qu’ils étaient rassurés de savoir que leur véhicule était en bon état et surtout d’avoir échappé au piège mortel qui s’était refermé sur eux, le repas se transforma spontanément en une joyeuse petite fête… Ils se mirent à chanter et à danser, tellement ils étaient heureux d’être encore en vie.

Mais curieusement, quand ce banquet improvisé atteint son paroxysme, une énorme secousse les projeta contre les parois de l’appareil… Malgré l’effet de surprise, Emile Crocus eut tout juste le temps d’appuyer sur le bouton d’autonomisation du module avant que celui-ci ne se renverse et entame une chute vertigineuse dans le tréfonds de la cloison de l’avion.

— Que se passe-t-il ? s’affola Jiao Kiping en s’adressant à son chef…

— Je n’en sais rien ! avoua-t-il, tout aussi inquiet.

La fonction répulsion du module s’enclencha aussitôt et l’engin se transforma en une véritable boule de flipper pendant sa dégringolade… Il évita un écrou, mais il rebondit vers une colonne de câble pour ensuite être repoussé en direction d’une vis puis, à nouveau, il s’écarta d’une plaque métallique avant de se diriger vers l’encadrement d’un hublot… De là, il s’embarqua dans un conduit en plastique et fut sans cesse refoulé par les contours arrondis du tuyau, jusqu’à ce qu’il ait rejoint la base de la cloison. Il se maintint à quelques centimètres du plancher et trouva enfin son équilibre. La guêpe artificielle posa ses pattes sur le sol sans avoir percuté un seul obstacle pendant sa descente.

— Je reprends les commandes ! annonça Jiao Kiping, dès qu’elle sentit l’engin se stabiliser.

Elle se précipita dans la cabine de pilotage et s’engouffra dans le gilet de sécurité de son siège. Dès qu’elle eut attaché son casque, elle fit décoller le module. Tandis que l’appareil faisait ses premiers pas pour tenter une remontée, le coffrage qui les séparait de l’intérieur du compartiment trembla pendant un court instant avant de s’écraser subitement sur le plancher… Ils se retrouvèrent en quelques secondes à découvert !

Lucas venait de déboiter le premier panneau d’habillage de l’avion. Il était chargé de récupérer les matériaux qui étaient dissimulés derrière…

— C’est fou, la quantité de conduits et de fils camouflés là-dedans ! s’exclama-t-il, sans imaginer la présence du module et sans réaliser qu’il était à l’origine de sa chute, à force de taper sur la plaque.

Il se pencha pour retirer les vis qui exhibaient leurs pointes dans le vide et qui ne retenaient plus rien. Rien ne devait se perdre, tout pouvait servir. Il se baissa pour en dégager une qui résistait un peu au niveau de ses pieds, et il aperçut, à côté de sa main, une guêpe en train de longer un câble…

— Ah ! cria-t-il de frayeur, en la voyant s’approcher de lui…

Il recula son bras et avec son tournevis, il tenta de l’écraser avant qu’elle ne le pique. Le module guêpe s’écarta au plus vite et esquiva le coup porté par Lucas. Il préféra quitter les lieux et s’envola avec précipitation. Dans son ascension, il tournoya autour de sa tête en attendant de trouver un coin pour se cacher. Du coup, l’adolescent s’énerva et continua sa poursuite avec la ferme intention de l’anéantir…

— Tiens !… Attrape ça, sale bête ! gronda-t-il en même temps qu’il tapait sur la cloison.

Roméo, qui était un peu plus loin et qui n’était pas plus rassuré par la présence de l’insecte, s’avança avec un bâton pour aider son compagnon. À eux deux, ils ne laissaient aucun répit à l’hyménoptère et ils fonçaient sur lui dès qu’il se fixait quelque part. Face à cet acharnement, le module guêpe décida de s’extraire de l’avion et chercha un endroit pour se poser, ce qu’il trouva sous l’aileron arrière.

— C’est tout de même incroyable ! maugréa le lieutenant Crocus… Nous sommes là pour veiller sur eux et ce sont eux qui nous repoussent !… Ils ont failli nous écrabouiller !?

Après cette nouvelle frayeur, ils se cramponnèrent à la carrosserie du bimoteur et ils en profitèrent pour souffler un peu. Ils avaient besoin de reprendre leurs esprits. « Décidément, dans cette contrée, un risque en cache toujours un autre ! », pensa le lieutenant. « Il nous faudra rester très vigilant ! ».

 

Pendant que les garçons désossaient méticuleusement l’habitacle, les enseignants s’occupaient à couper des herbes hautes. Ils les accrochaient sous les ailes de l’avion par petites bottes, pour les égoutter. Ils avaient choisi d’aménager le fond de l’appareil en dortoir. Ces herbes, une fois sèches, serviraient de paillasse pour passer la nuit plus confortablement.

Les six filles s’étaient réunies pour chasser. Elles avaient repéré, au loin, une harde d’antilopes, sur l’autre bord de la zone marécageuse. Après avoir contourné l’étendue d’eau, elles n’étaient plus qu’à deux cents mètres des premières bêtes. Elles décidèrent de se séparer en deux équipes et d’approcher le troupeau par deux côtés…

— Je pars à gauche avec un fusil ! chuchota Lisa… Audrey, prends une carabine avec toi et avance sur la droite !… Si un groupe est repéré avant l’autre, il y a de grandes chances que les antilopes s’enfuient dans le sens opposé, en direction du deuxième… Il sera en position pour tirer… Qu’en dites-vous ?

— Ça marche ! acquiescèrent-elles avec retenue, en évitant de lever la tête au-dessus de la végétation.

Lisa progressait avec Pauline et Manon tandis qu’Audrey, Lilou et Violette se frayaient un passage parmi les herbes denses, aussi discrètes que de jeunes lionnes à l’affût d’une proie. Lorsqu’elles arrivèrent à la lisière d’une vaste prairie beaucoup plus sèche, elles s’arrêtèrent pour ne surtout pas dévoiler leur présence. Chacune était à son poste. Les tireuses chargèrent les carabines et se mirent en position. Elles observèrent patiemment ces beaux impalas qui ne les avaient pas encore détectées. Un superbe mâle promenait ses imposantes cornes en forme de « S » entre les femelles qui broutaient consciencieusement sans se soucier de lui… Leurs robes sombres et rouges, sur le dessus du dos, viraient au beige sur les flancs et les cuisses. Le ventre par contre était blanc ainsi que les lèvres et l’intérieur des oreilles. Comme par coquetterie, les antilopes arboraient un maquillage noir sous forme de lignes sur le visage et la queue, et de coussinets à l’arrière des pattes… Subitement, elles arrêtèrent de brouter et dans un grand mouvement synchrone, elles levèrent la tête et tendirent le cou. Elles avaient détecté l’odeur du danger. En quelques secondes, elles sautaient déjà dans tous les sens et cherchaient la meilleure direction pour fuir… Le mâle dominant aperçut trois filles sur la droite et entraîna la cohorte vers la gauche. Lisa avait choisi une femelle qui s’approchait d’elle en faisant des bonds impressionnants. Elle s’efforçait de la suivre avec le canon de son fusil quand celle-ci la découvrit, cachée avec ses compagnes. Elle voulut rebrousser chemin mais Lisa appuya sur la gâchette et elle s’écroula au sol dès que la détonation retentit.

Aussitôt, complètement affolés, les autres animaux reculèrent et coururent vers la savane. Puis ils disparurent définitivement du paysage…

— Bravo, Lisa ! s’exclamèrent ses amies qui s’étaient rassemblées autour de la victime. En une seule balle !… Tu as été géniale !

Sans tarder, les filles attrapèrent les fines pattes de la jeune femelle morte et s’engagèrent vers leur campement, fières de ramener de quoi nourrir la petite communauté. Elles étaient pressées de rentrer, car le jour commençait à tomber. Elles contournèrent la partie marécageuse par le côté opposé à celui emprunté à l’aller. Le trajet leur paraissait plus court et la végétation était moins haute.

Ceux qui demeuraient au camp avaient entendu le coup de fusil. Colin s’était posté sur une aile de l’avion et les guettait à l’horizon depuis sa place.

— Je les vois ! annonça-t-il au reste de la troupe qui était en bas. Elles traînent derrière elles un animal !… Elles ont réussi !…

— On peut réactiver le feu ! proposa Salem, tout guilleret… Nous aurons besoin de pas mal de buchettes pour le rôtir !

Tous se réjouissaient de ce futur repas qui arrivait à point. Ils avaient délaissé leurs différents travaux pour apporter leur contribution à la préparation du feu. Cela faisait tellement de jours qu’ils n’avaient pas mangé. Ils en avaient mal au ventre. Mais voici que les filles revenaient chargées de nourriture et, dans quelques heures, la viande cuirait au-dessus des braises et ils seraient rassasiés. Ils avaient tous en mémoire les bonnes odeurs de grillades qu’ils faisaient dans leur ancien village et cela excitait leurs papilles. Ils salivaient intensément en y songeant, car ils avaient horriblement faim…

Mais soudain, pendant qu’ils s’activaient de tous côtés, ils entendirent une nouvelle détonation. Surpris, ils se regardèrent avec inquiétude… Cela ne leur paraissait pas normal. Colin remonta aussitôt sur le toit de l’avion…

— Elles sont poursuivies par trois hyènes ! hurla-t-il. Oh !… J’en vois trois autres qui arrivent par la gauche !

Effectivement, quatre hyènes rejoignaient en sautillant les premiers charognards qui cherchaient à récupérer l’impala. Elles ne voulaient pas laisser passer une telle aubaine. Les filles avaient bien compris leurs tristes intentions et elles refusaient l’idée de devoir céder le gibier à ces voleuses. Pendant qu’elles couraient, Lisa avait repris sa carabine et elle avait tiré en l’air, pensant que le coup de feu les ferait fuir. Mais, après une brève pause, elles repartirent à la charge en zigzaguant nerveusement autour de la proie qu’elles lorgnaient avec appétit.

Les adolescentes commençaient à s’essouffler. L’antilope était lourde… Elles traînaient maintenant cette bête sans vie avec beaucoup de difficultés…

— Je n’en peux plus ! suffoqua Manon. Je… Je ne peux plus respirer !

— Moi non plus ! confirma Audrey, le visage rougi par l’intensité de l’effort que cette course-poursuite imposait à son corps…

— Arrêtons-nous ! supplia Pauline, aussi exténuée que ses amies. Défendons plutôt notre butin en attendant du renfort… Je les vois qui s’apprêtent à nous rejoindre !

Mais les sept hyènes, une fois rassemblées, n’eurent plus du tout peur du petit groupe de filles… Face aux puissantes et impressionnantes dentitions que les carnivores exhibaient en ricanant, elles durent battre en retraite pour ne pas faire partie également du menu. Elles étaient obligées de lâcher prise et même de se défendre, car les plus agressives attaquaient toujours pendant qu’elles reculaient. La plus grosse des bêtes se rua sur l’animal mort et s’empressa de disséquer le cadavre au niveau du bas ventre. Elle plongea sa tête à l’intérieur et ressortit la gueule pleine de viscères. Puis les autres carnassiers délaissèrent les enfants et vinrent se joindre au festin, avalant goulûment tout ce qu’ils pouvaient retirer du corps du ruminant. Rien ne résistait à leurs mâchoires, les os, les muscles… Ces hyènes étaient de véritables machines à broyer.

Quand les garçons arrivèrent à la rescousse avec des bûches enflammées, c’était déjà trop tard. En un petit quart d’heure, ces gloutons avaient dévoré pratiquement toute l’antilope et s’attaquaient désormais aux restes… Tant qu’ils ne se souciaient pas d’eux, ils préférèrent se sauver avec les filles pour rejoindre leur modeste camp de base au plus vite.

 

Ce soir-là, les pensionnaires des « Iris » s’étaient rassemblés dans leur grosse coquille pour être à l’abri du danger durant la nuit. Assis au niveau de l’ouverture qui donnait sur le plan d’eau, ils observaient tristement le paysage, le ventre vide. Les yeux légèrement dans le vague, ils fixaient machinalement l’horizon tout en rêvant à ce dîner qui leur était passé sous le nez. Ils réalisaient comme la concurrence était rude dans ce pays pour se nourrir.

Aucun d’entre eux n’avait imaginé qu’en plus de la difficulté de chasser, ils devaient également protéger farouchement leurs prises pour ne pas se les faire voler…

Tandis que toutes ces pensées traversaient leurs esprits, pour la première fois depuis qu’ils avaient atterri dans cette région, le plafond nuageux se dissipa progressivement pour laisser paraître la couleur bleue du ciel… À leur grand étonnement, apparut devant eux une immense montagne dont ils n’avaient jamais soupçonné la présence.

— Regardez ! s’émerveilla aussitôt Roméo, en contemplant cette masse impressionnante qui captait encore sur son sommet les derniers rayons d’un soleil rougeoyant.

— Ça alors ! s’écria à son tour, Pierre Valorie. Nous sommes aux pieds du Kilimandjaro !

 

 

Devenir le maître du monde ?

 

         Tard dans la soirée, Antonio Lastigua quitta le pôle scientifique pour rencontrer le comte de la Mouraille. Il tenait dans ses mains une enveloppe qu’il devait remettre au ministre de la part du professeur Boz. À ses côtés, Søren Jörtun marchait, le visage grave, déçu de ne pas être l’interlocuteur privilégié du groupe de chercheurs.

À aucun moment les deux professeurs ne l’avaient admis dans leur cercle et, pendant les trois semaines qui leur avaient été imparties, le directeur du laboratoire s’était résigné à attendre leurs résultats, cantonné dans son box. Il avait essayé de faire parler Antonio mais, très vite, il comprit que le succès de leurs travaux dépendait de son mutisme. Si les deux savants avaient appris que le jeune spécialiste n’était plus dans leur camp, ils auraient cessé les recherches sur-le-champ. Pourtant, alors qu’ils progressaient dans les couloirs du centre administratif, Søren Jörtun ne put s’empêcher de solliciter son coéquipier, de pouvoir lire la missive…

— N’insistez pas, Monsieur Jörtun ! répondit Antonio Lastigua d’un air innocent. Je leur ai donné ma parole que je la remettrai en mains propres à notre ministre. Moi-même, je ne sais pas ce qu’elle contient…

Antonio Lastigua mentait habilement pour que son chef ne soupçonne rien de leur plan d’évasion, car dès cette nuit, tout devait s’enclencher après avoir confié la lettre au comte…

 

Quand ils furent enfin devant son bureau, ils s’étonnèrent de voir la porte entrouverte… Ils préférèrent frapper avant de s’introduire à l’intérieur.

— Entrez ! s’écria le comte de la Mouraille qui se réjouit de leur arrivée. Approchez !… Je suis là !… Je vous attendais !

Au fur et à mesure qu’ils avançaient, ils observaient la face hilare de leur supérieur, assis derrière sa table de travail, qui ne les quittait pas des yeux. Il ne pouvait cacher sa joie et son sourire béat lui donnait un air stupide. Søren Jörtun, qui ne savait toujours pas ce que renfermait ce courrier, eut soudain une angoisse en imaginant la déception du comte si jamais ce billet n’annonçait pas le succès de leurs expériences…

— Comte, voici le mot du Professeur Boz ! déclara Antonio Lastigua, en imitant le rire de son chef. Je crois que je vous amène une bonne nouvelle, pour vous et pour le PNC !

— Merci, merci ! exulta le gros ministre en attrapant l’enveloppe qu’il s’empressa de déchirer pour en savourer le contenu…

Le comte pressentait que cette situation intenable n’allait plus durer très longtemps. Une fois sa stature normale retrouvée, il accèderait à la fonction qui lui était destinée. Il s’imaginait déjà, comblé de privilèges, marchant dans les salons du château de Versailles, au milieu d’une cour pleine d’admirateurs dévoués, prêts à répondre à ses moindres caprices. Pendant qu’il dépliait la page, ses yeux pétillaient de bonheur.

Il lut enfin la lettre…

            « Comte,

            Le Professeur Waren et moi-même chargeons Antonio Lastigua de vous remettre la conclusion de nos travaux, avant l’expiration du délai que vous nous aviez fixé.

            Nous avons trouvé le moyen d’agrandir des individus miniaturisés afin qu’ils atteignent à nouveau leur taille d’origine.

            Ce procédé implique de soumettre le sujet à plusieurs expositions sous l’accélérateur de particules. Ceci, après lui avoir inoculé un sérum activateur, influant sur le métabolisme des cellules. Chaque exposition nécessitera un réglage différent de la machine, tenant compte de la façon dont réagit le patient. Des périodes de repos plus ou moins longues permettront au sujet d’ingurgiter un liquide énergétique qui le préparera à la séance suivante. Ce concentré de solution médicamenteuse a pu être élaboré par nos soins dans le laboratoire. Quelques gouttes diluées dans de l’eau suffiront. Contrairement à la réduction, l’augmentation contrôlée de la taille des hommes-miniature prendra une dizaine de jours et ne sera pas indolore. L’intervention devra s’accompagner d’un traitement antalgique.

            Nous vous remettrons demain matin le détail de notre protocole à condition que soient présents, en même temps, nos amis emprisonnés. Ceci, afin de nous assurer qu’ils sont encore en vie et surtout en bonne forme. Dans le cas contraire, nous détruirons l’ensemble de nos travaux sous vos yeux.

            Pour finir, nous avons besoin de repos et ne souhaitons pas être dérangés cette nuit pendant notre sommeil. Vous prierez les deux chercheurs, Antonio Lastigua et Søren Jörtun, de ne pas venir nous rejoindre au laboratoire avant demain matin.

 

                                                           Professeur Boz. »

 

Le comte qui avait littéralement avalé chaque mot écrit par le professeur se tourna vers les deux scientifiques, exprimant sa pleine satisfaction…

— Messieurs, nous avons gagné ! annonça-t-il, les yeux humides, encore troublé par cette extraordinaire nouvelle. Demain aura lieu la remise du protocole et nous pourrons enfin occuper notre vraie place sur cette planète. En attendant, il est interdit de déranger le Professeur Boz et le Professeur Waren qui souhaitent dormir tranquilles avant notre rencontre. J’aimerais que l’un d’entre vous prévienne les gardes pour qu’on fasse venir leurs coéquipiers en captivité à huit heures, demain matin.

— Je m’en charge ! suggéra adroitement Antonio Lastigua… Monsieur Jörtun a fait preuve d’une grande intelligence et de beaucoup de patience en acceptant de rester en retrait pendant ces trois semaines pour garantir la réussite de cette mission… Je pense qu’il a droit, lui aussi, à un repos bien mérité avant la rencontre de demain…

— Merci, Antonio ! répondit le comte. Assurez-vous également que les prisonniers aient un copieux petit déjeuner et qu’ils présentent bien. Je veux mettre toutes les chances de notre côté !

— Vous pouvez compter sur moi ! dit Antonio qui s’apprêtait déjà à partir.

— Søren !… Buvons un verre pour fêter votre succès ! proposa le comte de la Mouraille en serrant les épaules du directeur de recherche. Antonio a raison, vous avez très bien géré cette affaire… Je suis fier de vous !

Les deux hommes s’installèrent confortablement dans un fauteuil. Pendant que le comte attrapait une bouteille d’alcool sur la table basse qui était devant lui, Søren Jörtun adressa un petit geste amical à son assistant avant qu’il ne sorte de la pièce. Il souhaitait le remercier pour son attitude qui l’avait valorisé auprès de son chef.

 

Au milieu du long couloir principal de la zone administrative, Antonio Lastigua entra dans les toilettes qui étaient sur sa droite et s’avança directement vers les lavabos…

Faisant mine de se laver les mains, il scruta le local à travers le grand miroir qui était face à lui. Son regard se tourna vers les box dont les portes s’arrêtaient nettement au-dessus du sol, permettant d’entrevoir les pieds d’une personne si elle était à l’intérieur. C’était le cas au niveau du troisième box… Le jeune chercheur sifflota une petite mélodie tout en passant ses poignets sous un ventilateur à air chaud. Presque aussitôt, l’homme qui occupait l’urinoir actionna la chasse d’eau et laissa la porte grande ouverte avant de venir se laver les mains, à côté de lui.

Leurs regards se croisèrent dans le miroir sans manifester la moindre expression. Sans un mot, Antonio quitta sa place pour s’introduire à son tour dans les toilettes tout juste libérées. Il poussa le loquet pour fermer la cabine et s’empressa d’ôter sa blouse ainsi que sa chemise qu’il accrocha au portemanteau. Il saisit la sacoche qui était fixée sur le verso de la porte, comme convenu, et s’assura que tout était bien à l’intérieur. Satisfait, il sortit de la besace une grande bandelette élastique qu’il glissa autour de son torse nu. Il s’arrangea pour qu’elle épouse impeccablement la forme de son corps, puis il attrapa les cinq petits pistolets qui étaient également dans le sac et les inséra un par un, entre sa peau et le large ruban. Pendant qu’il se rhabillait, l’homme qui l’avait précédé quitta le local en sifflant le même air qu’Antonio à son arrivée.

Une fois vêtu, Antonio Lastigua se lava les mains et repartit lui aussi dans le couloir pour se diriger vers l’appartement surveillé où logeaient les amis du professeur Boz…

— Halte ! déclarèrent les gardiens qui en protégeaient l’entrée… Qui êtes-vous ?

— Voici mon laissez-passer !… Je suis Monsieur Lastigua… Je travaille au pôle scientifique… Je viens de la part du Comte de la Mouraille pour parler aux détenus.

— Attendez quelques instants ! dit l’officier. Je suis dans l’obligation de me renseigner.

— Je vous en prie, acquiesça-t-il.

Au bout d’un moment, le soldat revint avec la confirmation que le chercheur pouvait pénétrer dans le studio…

— Souhaitez-vous que l’un de mes hommes vous accompagne pour vous protéger, Monsieur ?

— Non, pas du tout ! répondit Antonio Lastigua. Je n’ai rien à craindre.

— Comme vous voulez !

Il sortit les clés de sa ceinture et ouvrit la porte. Comme tout le monde dormait, il éclaira les lieux sans prévenir et invita les locataires, avec sa voix forte, à se présenter immédiatement devant lui. Abasourdis, les cinq pensionnaires sautèrent de leurs lits en se demandant bien pourquoi on les réveillait à cette heure.

— Merci ! s’adressa Antonio Lastigua au soldat, en le raccompagnant jusqu’à l’entrée pour rester seul avec eux. Je vous appellerai dès que j’aurai besoin de vous.

 

*

 

Au même moment, dans la prison qui contenait le reste de l’équipage de la CM57300, les hommes sortirent précipitamment de leurs couvertures. Ils attachèrent devant leurs visages, les masques à gaz qui étaient cachés dans les grands sacs bourrés de morceaux de pain. Ils leur avaient été remis discrètement pendant le dîner par les membres du groupe de résistance.

Maintenant, ils devaient se préparer à fuir pour rejoindre le module scarabée, garé dans les entrepôts qui étaient situés au sommet de la pierre centrale du tombeau royal. À l’heure dite, deux collègues d’Antonio Lastigua diffusèrent un gaz soporifique dans la salle des gardes. Ils patientèrent jusqu’à ce que les soldats soient endormis, puis libérèrent les prisonniers.

Trois autres résistants s’étaient infiltrés dans les hangars et avaient procédé à la même opération dans la salle de contrôle. Depuis ce poste, ils pourraient commander l’ouverture des rideaux des entrepôts pour permettre aux détenus de regagner le module. En attendant, ils avaient coupé tous les détecteurs de surveillance du tombeau royal… La voie était donc libre !

 

*

 

— Je suis vraiment désolé de ce réveil brutal ! s’excusa Antonio Lastigua en s’adressant aux ingénieurs qui étaient face à lui… Je vais vous expliquer le but de ma visite…

Le jeune chercheur se présenta et raconta comment il était entré en relation avec Karim Waren, et un peu plus tard avec leur ami Théo Boz. Il leur parla également de son groupe de résistance et de l’action que menaient actuellement ses cinq compagnons pour permettre l’évasion des soldats de la CM57300.

Enfin, il exposa son plan pour le lendemain. Comment comptait-il les libérer quand ils se retrouveraient tous ensemble au laboratoire devant le comte de la Mouraille pour la remise officielle du protocole…

— J’ai sur moi des armes que je vais vous laisser !… Ce sont des petits pistolets que vous pourrez introduire facilement dans vos chaussures pour les dissimuler…

Il les extirpa de sa bandelette et en donna un à chacun.

— Nous serons prêts ! déclara Jawaad avec enthousiasme. Nous vous remercions de votre aide. Vivement demain !

Antonio Lastigua leur serra la main avant de partir et ils se souhaitèrent mutuellement « bonne chance ». Puis il appela le garde pour sortir.

 

*

 

Guidés par les deux hommes du PNC, ralliés à leur cause, les soldats de la CM57300 s’engagèrent, les uns après les autres, dans une grosse conduite d’aération qui débouchait sur l’extérieur. Une grille en fermait l’accès mais, depuis plusieurs jours, en prévision de leur passage, les résistants avaient déposé un acide puissant sur les piliers. Quand ils se retrouvèrent en face de l’obstacle, les extrémités de la plupart des barreaux étaient déjà bien attaquées par le liquide corrosif. En quelques coups de pied, ils cassèrent les tiges métalliques et ils libérèrent la voie. Les premiers engagèrent la tête en dehors du trou et découvrirent que la bouche d’aération aboutissait au milieu d’un mur, à un mètre du sol. Ils reculèrent aussitôt, de peur de tomber dans le vide.

— Comment allons-nous faire ? s’inquiétèrent les soldats. Nous sommes coincés !

— Non ! répondirent les deux guides, en sortant de leurs sacs à dos des paires de gants à option « lézard ». Nous avons pu les récupérer dans nos réserves vestimentaires… Nous pourrons ainsi escalader la paroi et atteindre la plate-forme de décollage. De là, nous pénètrerons dans les hangars où sont rangés les modules.

Avant de démarrer la course, les soldats appuyèrent d’abord sur le bouton vert de leurs manches pour déclencher l’isolation chimique de leurs corps. Puis, ils actionnèrent le bouton orange pour se confondre avec leur environnement par l’effet « caméléon ».

Assurés d’être invisibles et indétectables avec leurs tuniques « SPICROR », ils s’engagèrent dans la falaise pour effectuer un parcours d’escalade qui allait durer plusieurs heures.

 

*

 

Le comte de la Mouraille était bien trop excité pour trouver le sommeil. Il tournait en rond dans sa chambre, impatient de détenir le protocole d’agrandissement des humains conçu par les savants. Une idée lumineuse lui passa par la tête… « Dès que je serai en possession de ce secret, j’aurai un réel avantage sur le Grand Maître », pensa-t-il. « Pourquoi me contenterais-je d’un rôle de ministre ? En augmentant légèrement les doses de cette posologie, je créerai une race de géants et je pourrai à mon tour constituer une armée plus puissante que la sienne. Pourquoi ne serais-je pas moi-même le maître du monde ? »… Il était désormais convaincu de sa légitimité et il était décidé à tout entreprendre pour accéder à ce nouveau pouvoir. Euphorique, il colla son visage contre le carreau de sa chambre qui donnait sur le mur où progressaient les hommes-miniature. Il resta un long moment à contempler la paroi. Par chance, le parfait camouflage des grimpeurs leur permit de ne pas être vus par le dignitaire.

 

À huit heures moins le quart, très précisément, le comte de la Mouraille avalait un dernier verre lorsque Søren Jörtun et Antonio Lastigua se présentèrent de nouveau à sa porte. Les trois hommes avancèrent ensemble vers le pôle scientifique pendant que des brigadiers amenaient de leur côté, Tseyang, Uliana, Rita, Jawaad et Diego.

Quant aux cinquante soldats de la CM57300, ils avaient réussi leur mission et attendaient discrètement à l’intérieur du module scarabée, le moment propice pour décoller.

— Ah ! Mes chercheurs préférés ! s’exclama le comte de la Mouraille en s’introduisant gaiement dans le laboratoire. Avez-vous bien dormi ?

Les deux professeurs qui étaient assis sur un tabouret se levèrent lorsque le ministre apparut. Ils le saluèrent sans enthousiasme. Ils semblaient légèrement tendus.

— Ne vous inquiétez pas ! les rassura tout de suite le comte. Vos amis arrivent ! Vous aurez bientôt la certitude qu’ils ont été très bien traités.

En attendant leur venue, on installa un petit fauteuil dans le laboratoire pour que le ministre puisse patienter tranquillement. Antonio Lastigua et Søren Jörtun se mirent de chaque côté de leur supérieur et une cohorte de la Brigade Spéciale se posta derrière eux, en rangs serrés et au garde-à-vous.

Les cinq prisonniers arrivèrent très vite après. Leurs gardiens les invitèrent à s’asseoir sur des tabourets qui avaient été disposés près du professeur Boz et du professeur Waren. Quand tout le monde fut en place, le comte de la Mouraille prit la parole…

— Messieurs ! dit-il, en s’adressant aux professeurs. Au nom du PNC, je tenais à vous remercier pour votre collaboration. Avant de récupérer votre protocole ainsi que les solutions médicamenteuses que vous avez eu la gentillesse de réaliser, je vais demander au directeur de ce laboratoire, Monsieur Jörtun, d’en faire une première lecture. Si ce rapport lui semble cohérent, vous aurez le privilège de loger dans nos plus beaux appartements en attendant que nous fassions les premiers tests. S’ils s’avèrent concluants, le PNC ne sera pas ingrat et vous deviendrez des hommes riches !… Par contre, dans le cas contraire, vous assisterez en direct au repas des fourmis dont le plat principal sera, chaque jour, l’un de vos amis ici présents. Le banquet des fourmis durera jusqu’à ce que nous soyons satisfaits !

Søren Jörtun s’avança et s’assit devant la paillasse où était posé le document. Il se pencha sur la première page et entama sa lecture au milieu d’un silence impressionnant.

Au bout d’une dizaine de minutes, il donna son verdict…

— Comte, dit-il, à première vue, ce rapport paraît réaliste… J’effectuerai évidemment par la suite une série de tests pour vérifier son efficacité.

Le directeur fut interrompu par l’arrivée soudaine de deux brigadiers dans le laboratoire. Dès qu’ils aperçurent le comte de la Mouraille, le plus grand attendit à la limite du palier, pendant que le deuxième s’approchait précipitamment du ministre. Il lui annonça l’évasion des prisonniers…

— Comment ?

— Oui, Sir ! Nous avons retrouvé les gardes endormis et la porte du cachot ouverte. Évidemment, lorsque nous sommes entrés, il n’y avait plus personne !

— Mais comment est-ce possible ? hurla le ministre, entrant dans une colère monstre. Des traîtres seraient donc parmi nous ?

— Je le crains, Sir ! répondit l’officier.

Soudain, le comte sentit un objet froid sur son cou. Il se tut et tourna lentement la tête sur le côté, sans vraiment croire à ce qui lui arrivait. Il découvrit avec horreur que l’homme qui braquait son pistolet sur lui était le jeune chercheur, Antonio Lastigua.

— Que… Que faites-vous Lastigua ?… Vous êtes fou ?

— Que personne ne bouge ! cria-t-il, sinon je tire !

Au même moment, les cinq ingénieurs se levèrent de leurs tabourets en brandissant également leurs armes en direction des hommes du PNC. Sans perdre de temps, ils entourèrent les deux professeurs pour les prendre sous leur protection.

— Conduisez-nous jusqu’à notre module scarabée ou nous faisons un énorme carnage ! ordonna Diego devant les soldats stupéfaits.

Terrorisé, le comte supplia ses hommes de ne rien faire et d’obéir… Antonio Lastigua attrapa le comte par le col de sa chemise et l’obligea à se soulever de son siège. Il le traîna jusqu’à ses coéquipiers pour qu’ils puissent quitter le laboratoire tous ensemble, munis de leur otage. Ils se retirèrent en rangs serrés. Ceux qui étaient armés se postaient en arrière, veillant à ce qu’aucun soldat ne tire sur eux…

Lorsqu’ils arrivèrent au niveau des hangars, trois de leurs complices qui avaient pris les commandes de la cabine de contrôle enclenchèrent l’ouverture complète du rideau métallique, dégageant ainsi la sortie. Pendant que le rideau montait, ils s’empressèrent de rejoindre le module. Celui-ci s’avançait déjà vers la plate-forme de décollage, en vue de réceptionner les scientifiques en bout de piste. Malheureusement, la distance était trop longue et les soldats du PNC profitèrent du fait qu’ils étaient isolés pour leur tirer dessus. Ils s’écroulèrent les uns après les autres et leurs rêves de liberté s’évanouirent en même temps.

Un peu plus loin, l’équipe du professeur Boz attendait que les membres de la CM57300 les récupèrent, afin d’embarquer avec eux le comte de la Mouraille. Quand l’appareil volant fut à leur niveau, le comte se débattit avec une telle rage qu’Antonio fut contraint de le lâcher et son arme tomba par mégarde. Le comte en profita pour partir en courant… En voyant leur chef s’écarter du groupe des fuyards, les brigadiers tirèrent aussitôt dans leur direction. Antonio renonça à poursuivre son otage qui était désormais trop loin. Il préféra sagement saisir la main que lui tendait Jawaad pour monter à bord avant que l’engin ne décolle.

— Rattrapez-les ! vociféra le comte, fou de rage, qui regardait le module prendre de la hauteur et s’envoler au-dessus de leurs têtes. Dépêchez-vous !

Mais c’était trop tard !… Le scarabée artificiel quittait déjà le temple du soleil.

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