© Paul Maraud, 2018, pour le texte. Tous droits réservés.
© Éditions Semis de mots, 2018. Bordeaux – Nouvelle Aquitaine
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, décembre 2018.
Dépôt légal : décembre 2018
2152
Deuxième période
« Lancez le programme de clonage ! »
Partir secrètement
Depuis l’enlèvement du professeur Waren, plusieurs semaines s’étaient passées et les recherches n’avançaient pas beaucoup malgré l’énergie et les moyens déployés pour le retrouver.
Ce matin, le professeur Boz avait fini de classer les documents que les brigands avaient éparpillés un peu partout dans son laboratoire. Il s’aperçut que la méthode de réduction des êtres humains qu’il avait mis au point avec son ami Waren avait disparu. Toutes les explications du processus de miniaturisation ainsi que ses notes personnelles qui les accompagnaient, avaient été fauchées. Certes, il possédait des copies et pouvait à tout moment les consulter, mais cela prouvait, pensait-il, que les ravisseurs disposaient de scientifiques dans leur organisation. « Dans quel but souhaitent-ils utiliser ses recherches ? », s’inquiétait-il. Il décida d’en parler aussitôt aux sages. Cette information semblait, de toute évidence, avoir un rapport direct avec la disparition de son collègue.
Sur le quai de la station de métro « Jasmin », Théo Boz s’apprêtait à monter dans le bonbon pour rejoindre la station « Amla » quand il sentit soudain une présence derrière lui. Il voulut se retourner pour s’en assurer, mais une voix lui signala de ne surtout pas le faire et l’invita plutôt à rentrer dans le compartiment sans discuter. Le bonbon démarra…
— Gardez la face contre la portière ! lui ordonna l’inconnu.
— Qui êtes-vous ? demanda à voix basse le professeur.
— Ne dites plus un mot ou vous êtes mort ! chuchota l’étranger près de son oreille…
Après un temps de silence, il murmura…
— Rappelez-vous ces trois lettres, Professeur… P… N… C.
Le mystérieux personnage se tut encore une fois avant de reprendre la parole…
— Votre idée de transformer l’homme en microbe était une hérésie. Le Parti de la Nouvelle Chance s’emploie à lui redonner le rang qu’il a cédé avec vos expériences ridicules… À cause de vous, l’humanité va à sa perte… et nous avons beaucoup de travail pour corriger vos erreurs… Ne cherchez donc plus à retrouver Monsieur Waren… C’est l’unique manière pour vous de le maintenir en vie…
Le bonbon stoppa à la station suivante et la portière qui était devant le professeur s’ouvrit.
— Sortez sans vous retourner, Professeur… Un seul faux geste et vous ne faites plus partie de ce monde !
Théo Boz descendit de la rame et attendit sur le quai que la portière du véhicule se referme. Il tenta de voir son agresseur avant qu’il ne reparte. Il découvrit à travers les vitres, un visage camouflé par un tissu noir qui s’éloignait devant lui. Il ne distingua aucun indice qui pourrait servir à l’enquête des membres de la sûreté…
Les agents chargés de la sécurité passèrent et repassèrent des centaines de fois les vidéos de surveillance enregistrées sur la ligne. Mais ils furent contraints d’abandonner cette piste, car ces images ne leur permettaient pas d’avancer dans leurs investigations.
*
Dans la salle du comité, les sept sages débattaient depuis des heures, cherchant la possibilité d’entrer en contact avec cette organisation dont ils venaient d’apprendre enfin le nom. Ils devaient reconnaître qu’à ce jour, les membres de ce fameux Parti de la Nouvelle Chance s’étaient parfaitement infiltrés parmi eux. Cependant, ils avaient encore besoin de temps pour parvenir à démanteler ce réseau. Tant que le PNC existerait, pensaient-ils, l’avenir du monde serait en danger. Ils devaient à tout prix connaître leurs ambitions, leur nombre et les moyens qu’ils avaient à leur disposition pour éliminer le peuple-miniature. En trouvant la faille au sein de leur structure, ils pourraient pénétrer à l’intérieur pour les affaiblir et, si possible, les neutraliser.
— Comment pouvons-nous discuter avec eux puisque nous n’avons aucun interlocuteur en face de nous ? intervint la sage Zoe Duchemin… Ils sont partout et nulle part à la fois !
— Jusqu’à présent, nous pouvons imaginer que les individus qui s’agitent à proximité des monts Oural font partie de ce PNC, répondit la sage Betty Falway… Autant se mettre en relation avec eux…
— Et… comment ? l’interrompit la sage Anouk Simbad. J’ai peur qu’ils ne nous voient pas et, dans le cas où ils nous apercevraient, qu’ils ne nous entendent pas !… Nous sommes bien trop petits pour dialoguer avec eux.
— J’ai peut-être une solution ! suggéra le sage Peyo Bingo. Construisons un robot à la taille de nos adversaires qui puisse parler en notre nom… Cela évitera à nos hommes de s’introduire chez eux et de prendre ainsi des risques inutiles.
On confia à Serge Morille, le soin de concevoir cet automate et il accepta également d’en diriger le montage au sein du centre technique du QG400105.
Cette usine de production, entièrement robotisée, faisait partie des nombreux « Secteurs technologiques » disséminés sur l’ensemble de la planète. Ils assuraient l’entretien et la fabrication de toutes les pièces utilisées par les hommes-miniature dans leur quotidien. Les centaines de millions d’éléments qui avaient servi à construire leur monde réduit pouvaient se dupliquer sans problème dans ces complexes de production. En indiquant son code, ils étaient capables d’en commander l’élaboration depuis le QG attenant ; des machines-outils créaient les différents sous-ensembles et des robots s’occupaient du montage avant de les livrer.
La matière première nécessaire pour le façonnage des pièces était récupérée dans des zones d’extraction, puis transformée et conditionnée sur place pour être facilement transportable. Ces zones d’extraction n’étaient pas des carrières à ciel ouvert ou des galeries minières, comme autrefois, mais elles étaient d’immenses lieux de stockage où l’on pouvait trouver par compartiments tous les éléments indispensables à la construction.
Les produits fabriqués de l’époque, avant la miniaturisation, avaient été recyclés et triés pour pouvoir être exploités à nouveau. Le fer, le nickel, l’aluminium et tous les autres métaux ainsi que les minéraux avaient été répartis équitablement dans les soixante-dix régions de la planète et constituaient les nouveaux réservoirs mondiaux de matières premières. Il n’était plus question de prélever quoi que ce soit dans les entrailles de la Terre, mais plutôt de se servir dans les anciens produits manufacturés. Du fait de sa taille infime, l’homme-miniature pourrait dorénavant puiser dans ces réserves à l’infini, car sa consommation, à l’échelle du globe, était devenue ridicule.
*
L’équipe du professeur Boz quitta la brume laiteuse qui s’étalait sur la plaine comme une épaisse couverture, en prenant soudain de l’altitude. Elle se posa sur la partie sommitale d’un buisson de houx. Précisément entre deux épines, à l’extrémité d’une feuille d’un vert sombre et luisant. Le module mouche était difficilement repérable à cet endroit et ils pouvaient observer sans danger la masse rouge feu et ronde du soleil qui se levait à cette heure matinale. Face à l’étoile colorée, ils contemplaient maintenant l’horizon… Leur boussole indiquait l’est, droit devant eux. C’était dans cette direction qu’ils devaient s’engager pour accomplir leur nouvelle mission.
À la demande du comité des sages, ils étaient partis incognito retrouver le QG400105 qui était le plus proche de la base du PNC. De là, ils aideraient à la préparation d’une éventuelle attaque, au cas où les humains de taille normale deviendraient trop menaçants. Des troupes militaires viendraient plus tard en renfort, une fois que les commandes neuronales seraient installées sur tous les appareils. Mais l’objectif principal, voté par le comité des sages, était de mettre au point, dans le centre technologique de ce QG, un robot capable d’être l’intermédiaire entre le peuple miniaturisé et les nouveaux géants. Ce fameux médiateur artificiel permettrait de négocier la paix en attendant de trouver un moyen de sortir de cette inquiétante impasse. Pour cela, Serge Morille partirait officiellement, de son côté, avec deux assistants. Ils embarqueraient avec les plans du robot et superviseraient sa construction.
À cet instant, Diego Certoles était aux commandes de l’appareil…
— Cherchons tout d’abord à savoir si un carnassier n’est pas dans les parages, proposa Diego qui vérifiait en même temps si le contact avec la base d’envol avait bien été coupé… En marchant à travers les herbes hautes, nous pourrons progresser et quitter les lieux en toute discrétion.
Planqués dans les feuillages, ils restaient à l’affût, prêts à bondir sur le premier gibier qui passerait à leurs pieds.
— Là !… À droite ! montra du doigt Rita Keerk… C’est un lièvre !
— Bravo pour le carnassier ! rétorqua Diego en rigolant. Mais nous nous contenterons de ce sympathique rongeur au regard si attendrissant… Allez, c’est parti !
Ils abandonnèrent leur cachette et s’orientèrent vers le mammifère qui s’était assis sur ses pattes arrière. Il tendait ses deux grandes oreilles vers le ciel. Attentif au moindre danger, il scrutait les alentours de ses yeux vifs et brillants.
Comme l’endroit paraissait calme, il fut rassuré et s’accroupit tout d’un coup pour grignoter la touffe d’herbe qui était devant lui. Le module s’approcha tranquillement de l’animal et se posa sur sa cuisse droite sans se faire remarquer. Il s’avança rapidement jusqu’à son dos et comme le lièvre ne réagissait pas à leur présence, il s’envola à nouveau vers sa tête et s’installa entre ses deux oreilles. Là, il plongea instantanément dans sa bourre pour se fixer sur sa peau, à l’aide de son rostre, puis enclencha la commande neuronale.
— Parfait ! dit Diego en entendant le signal qui confirmait que la liaison avec le cerveau était opérationnelle… Me voilà transformé en lièvre, les amis…
D’un air réjoui, il leva la tête et ausculta les environs. Il s’engagea dans la prairie et conduisit ainsi son équipe à travers champs pour rejoindre la forêt. Ils contournèrent le QG par petits bonds et s’éloignèrent de leur repaire, cachés par la végétation.
*
Paméla Scott était ingénieur en informatique. Comme Siang Bingkong, elle assistait Serge Morille dans ses travaux. Lorsque celui-ci demanda dans son service un volontaire pour l’accompagner dans cette expédition, elle s’était aussitôt portée candidate. Paméla était une jeune femme efficace qui s’était montrée particulièrement brillante pour concevoir avec Siang, l’effet caméléon de la tunique SPICROR. Il se réjouit de sa proposition et l’engagea avec plaisir dans l’équipe.
Les sages présentèrent à Serge Morille et ses deux assistants, les pilotes de leur module. Depuis que les commandes neuronales étaient au point, ces aviateurs expérimentés avaient suivi un entraînement intensif pour mener à bien cette opération. Ils se saluèrent, puis les trois ingénieurs prirent place, chacun dans un module différent. Comme c’était la première fois que les hommes-miniature voyageaient aussi loin, ils avaient décidé de se séparer en prévision d’un éventuel accident. Même s’ils espéraient tous parvenir à destination, ils augmentaient ainsi leurs chances qu’au moins l’un d’entre eux arrive à bon port.
Pour les transporter, trois pigeons ramiers, capturés deux jours plus tôt, attendaient patiemment dans une cage à une vingtaine de mètres du QG2. Ils comptaient sur l’endurance de ces animaux migrateurs pour parcourir sans encombre autant de kilomètres.
Les trois modules mouche quittèrent leur base en même temps et vinrent se poser à proximité des pigeons, à l’extérieur du grillage. Ces oiseaux étaient particulièrement bien bâtis et mesuraient près de quarante centimètres de long. Au-dessus de leurs pattes musclées, un délicat plumage rose et gris recouvrait leurs poitrails jusqu’aux épaules. Un élégant foulard entourait leurs cous dans un dégradé d’argenté, de vert et de blanc, s’étalant de la gorge vers la nuque. Leurs têtes entièrement grises, encerclant leurs yeux d’un rond parfait, se terminaient par un bec pointu dans le prolongement des mandibules bien saillantes.
Comme les volatiles picoraient énergiquement les quelques graines qui étaient répandues au sol, ils en profitèrent pour s’introduire dans la volière. Une fois à l’intérieur, ils fixèrent leurs modules à l’arrière du cou de chaque animal.
— Ici, Module n° 1, annonça son capitaine aux autres appareils. Nous contrôlons notre oiseau et sommes prêts pour le départ… C’est à vous…
— Module n° 3… Nous sommes OK… Nous attendons vos instructions…
— Module n° 2… C’est bon pour nous aussi…
La trappe de la cage s’ouvrit lentement et lorsque le passage fut complètement libre, les trois oiseaux sortirent instantanément en claquant bruyamment des ailes pour s’élever dans les cieux.
Les sept sages observaient les palombes groupées qui s’éloignaient désormais à vitesse constante vers le soleil. Ils étaient conscients que les espions du PNC suivaient attentivement ce départ officiel qui devait leur permettre de rejoindre le centre de la Russie. Cependant, ils espéraient secrètement que l’équipe du professeur Boz progressait, elle aussi, sans encombre de son côté, car ils auraient besoin tôt ou tard d’agir avec force contre l’ennemi.
*
Le lièvre que commandait Diego Certoles avait déjà parcouru sans difficulté une quinzaine de kilomètres. Le professeur Boz et ses compagnons, Uliana, Tseyang, Jawaad et Rita étaient encore sous le choc, tant cette traversée dans le sous-bois avait été merveilleuse. Avec les yeux du mammifère, ils avaient pu observer dans les moindres détails la vie qui s’activait au ras du sol. En quelques heures, ils avaient assisté en direct à un spectacle haut en couleur, digne du meilleur film documentaire. Tout y était : brume, rayons de soleil, contre-jours, semi-obscurité, reflets, gouttes de rosée scintillantes, transparences… La nature leur était apparue sous son plus bel aspect et ils progressaient, les yeux écarquillés comme des enfants, devant toutes ces splendeurs.
— On se croirait dans un conte de fées ! admira Uliana… J’ai l’impression de voyager dans un autre monde.
— Tu as raison, approuva Tseyang… En plongeant au cœur de cette nature, on redécouvre notre planète… Nous sommes comme des explorateurs aux portes d’un univers fabuleux !
Le lièvre s’engagea dans une clairière et surprit une petite musaraigne qui détala en maintenant sa queue dressée à la verticale. Diego la suivait d’un regard amusé quand il réalisa soudain que cette souris des champs ne s’enfuyait pas à cause de sa présence, mais plutôt parce qu’un rapace planait au-dessus d’eux.
— Fuyons ! hurla Rita qui voyait la silhouette de l’oiseau s’avancer vers eux…
Le lapin sauvage bondit sur ses pattes arrière et se mit à courir en direction d’un refuge. Diego prit l’option de rejoindre la forêt au plus vite. Il espérait se camoufler sous les premiers taillis qu’il rencontrerait.
Leur porteur se fraya un passage à travers les herbes hautes qui défilaient devant leurs yeux comme des éclairs. Lorsqu’une motte semblait trop épaisse, il sautait par-dessus et avalait l’obstacle avec une facilité déconcertante puis repartait en zigzaguant pour tromper le prédateur.
— Nous sommes à plus de soixante-dix kilomètres-heure ! s’exclama Uliana qui venait d’arrêter son regard sur le compteur.
— C’est un aigle ! reconnut Jawaad. Nous sommes foutus !
Le rapace pourfendait l’air à une vitesse phénoménale. Sa tête légèrement dorée pointait vers l’avant et prolongeait son cou tendu comme un éperon. Ses yeux agressifs fixaient le léporidé avec une concentration extrême. Ses ailes épaisses et arrondies en forme de « V » traversaient l’espace en sifflant… Plus rien ne pouvait l’arrêter et l’envergure majestueuse de sa voilure fondait inexorablement sur le lièvre.
Celui-ci tenta de partir vers la gauche, puis vers la droite, mais il n’arrivait pas à s’écarter de l’ombre fatale qui désormais couvrait tout son corps, tellement elle s’était rapprochée… Devant lui se dressait un petit rocher qu’il dut absolument éviter pour ne pas foncer dedans. Emporté par son élan, et ne pouvant le contourner, il fit spontanément un bond qui le transporta à plus d’un mètre au-dessus de la pierre.
À ce moment, l’aigle déploya ses deux ailes, tendit ses pattes en avant, pointa ses énormes serres en direction du rongeur pour s’agripper à son dos, avant qu’il n’ait eu le temps de retomber au sol… Il enfonça ses ongles crochus dans la peau de la bête apeurée et transperça son cœur en quelques secondes. Blessé à mort par les avillons de son bourreau qui l’emportait dans les airs, il vagit une dernière fois et s’éteignit après quelques convulsions.
— La commande neuronale ne fonctionne plus ! s’étrangla Diego, horrifié… Nous ne contrôlons plus rien !
Changement de programme
Toby Clotman n’osait pas regarder Anikeï Bortch dans les yeux. Il connaissait suffisamment son chef pour savoir qu’il valait mieux se taire tant que l’orage n’était pas passé. Le Grand Maître l’avait convoqué pour parler d’un message radio qu’il aurait intercepté pendant que son navire transportait les caissons vers la cité d’Euphrosyne.
— Pourquoi ai-je appris cette information par votre lieutenant, Capitaine ? Ceci est très grave ! hurla le Grand Maître à dix centimètres du visage de Toby Clotman qui dut fermer les yeux devant la quantité de postillons qu’il recevait… Donnez-moi la raison de cet oubli ! Je veux une explication !
— J’avoue, Ô Grand Maître que j’étais si préoccupé de ramener à bon port tous ces corps dont j’avais la responsabilité que cette nouvelle m’est sortie de l’esprit à ce moment-là… Je regrette aussi que mon second ait négligé de m’en reparler, car je vous aurais certainement contacté pour prendre des dispositions.
— Dois-je comprendre que vous n’êtes pas à la hauteur de votre grade, Capitaine ? cria encore Anikeï Bortch… Que vous avez été dépassé par la situation ?
— Non, Grand Maître… Je vous prie de bien vouloir m’excuser pour cette erreur que je reconnais volontiers. Je suis prêt à réparer cette faute, si vous l’acceptez ! proposa, tout tremblant de peur, Toby Clotman.
Dans ses colères, il le savait capable du pire et il craignait à présent de se voir destitué de ses fonctions et mis au cachot. Il commençait à transpirer sous sa chemise et se demandait comment se sortir de cette affaire embarrassante.
— Vous souvenez-vous au moins du contenu exact de ce message ? insista Anikeï Bortch.
— Oui, Grand Maître… Je me rappelle très bien… Il était question d’une école située dans les Alpes… en France… et elle cherchait à joindre le CMM… Oui, c’est ça… Le CMM les aurait oubliés… Ils seraient une quinzaine d’individus…
Anikeï Bortch semblait maintenant plus calme et s’exprima avec une voix douce et menaçante à la fois.
— Puisque vous me le proposez si gentiment, Capitaine… J’accepte que vous partiez récupérer ces écoliers. Ramenez les tous ici vivants !… Si un seul de ses membres manque à l’appel… vous pouvez déjà inscrire votre nom sur votre future pierre tombale. Suis-je clair ?
— C’est très clair, Ô Grand Maître… Merci pour votre clémence ! répondit le capitaine Clotman, conscient que la sentence serait exécutée dans le cas où il ne réussirait pas sa mission.
— Number one ! ordonna le Grand Maître à son second qui participait aussi à la réunion. Donne-lui dix hommes pour l’accompagner… Je veux que tu me tiennes au courant de tous ses faits et gestes durant ses recherches…
Anikeï Bortch était retourné à ses papiers et ne regardait même plus le capitaine qui comprit aussitôt qu’il avait intérêt à quitter les lieux le plus vite possible pour préparer son départ.
*
Dans la longue file d’enfants qui regagnaient la cité d’Aglaé, Poe pleurait à chaudes larmes tandis que Yoko essayait de la consoler. Ce matin, le corps de Mattéo avait été retrouvé inanimé par un serviteur du peuple, sous un tas de couvertures. La rumeur disait que, lorsque l’homme en kimono avait soulevé l’épaisseur de laine gelée qui protégeait le garçon, il avait aperçu un faucon à ses pieds. Celui-ci avait émis des cris agressifs et s’était posté devant lui en gonflant son plumage pour l’intimider. L’oiseau semblait interdire à l’étranger de s’approcher du jeune homme. Cependant, il avait battu en retraite et déguerpi quand d’autres serviteurs avaient accouru à l’appel du premier. Mattéo fut transporté immédiatement à l’hôpital de la cité pour tenter de le ranimer. Mais les secours pensaient qu’il ne survivrait pas à cette épreuve.
L’ambiance de la cité avait radicalement changé pendant ces quelques jours sur le plateau. Durant cette période au grand air, sevrés des drogues que les membres du PNC leur avaient fait ingurgiter, les jeunes avaient pu faire connaissance plus naturellement, contrairement à ce qu’aurait souhaité le Grand Maître. Ils comprenaient mieux pourquoi ils étaient là, pourquoi ils avaient été kidnappés et séparés de leurs familles respectives. Ils avaient enfin pris conscience de leur situation. Ils regardaient désormais la Brigade Spéciale comme les geôliers de leur nouvelle prison et se méfiaient systématiquement des serviteurs du peuple quand ils s’adressaient à eux.
Le Grand Maître fut aussitôt informé de cette situation et ordonna à Number one de régler l’affaire au plus vite. Celui-ci pensa qu’en remettant une ambiance disco dans la salle principale, les « Enfants du Peuple », comme il les appelait, retrouveraient leur insouciance et se laisseraient berner à nouveau. Il n’en fut rien. Sitôt les enfants concentrés dans la pièce commune, ils ne réagirent ni aux jeux de lumière ni à la musique. Ils restaient par petits groupes à discuter et à chercher la meilleure façon de résister. Poe et ses amis s’étaient ressaisis après la disparition de Mattéo. Ils avaient décidé de ne plus perdre de temps pour sensibiliser un maximum de personnes avant que la Brigade Spéciale ne reprenne le dessus. Aussi, ils animaient activement des débats aux quatre coins de la salle en espérant qu’une insurrection contre ce maudit parti pourrait bientôt démarrer.
*
Qiao Kong-Leï et Susie Cartoon s’étaient rendues chez le Grand Maître pour pouvoir disposer du corps de Mattéo. Elles désiraient effectuer quelques prélèvements cellulaires sur le jeune garçon, en vue de leurs prochains essais de clonage.
— Mesdames, dit Anikeï Bortch de sa triste voix grave… Vous tombez bien ! Je vais avoir recours à votre efficacité… Je suis dans l’obligation de changer mes plans… Regardez cette bande d’incapables !
Il montrait aux scientifiques les écrans de contrôle qui tapissaient son bureau. Le Grand Maître semblait horriblement vexé en contemplant les images des jeunes qui complotaient dans la cité d’Aglaé. Les muscles de ses mâchoires étaient extrêmement gonflés tellement il serrait les dents et Susie Cartoon pouvait lire dans ses yeux sa profonde déception.
— Ils auraient pu être choyés, dorlotés, chouchoutés… mais non… plutôt que d’offrir à notre nation ses héritiers, ils préfèrent se rebeller et refuser l’avenir prometteur que j’avais envisagé pour eux…
Le Grand Maître se retourna alors vers les deux femmes et les fixa d’un air décidé.
— Lancez le programme de clonage ! décréta-t-il… Je veux une puissante armée avec des clones bien obéissants, bien formatés et solides !
— C’est justement à ce propos que nous sommes là, Grand Maître, répondit Susie Cartoon. Nous souhaiterions récupérer le corps de l’enfant retrouvé à l’écart de la tente, sous des couvertures…
— Le service des soins intensifs, rajouta Qiao Kong-Leï, nous a prévenues que ce garçon était toujours en vie. Les médecins surveillent actuellement son réveil…
— Ce sujet, insista de nouveau Susie Cartoon, nous paraît être un spécimen de départ idéal pour la réalisation de nos clones. Pour avoir réussi à se sortir de cette situation aussi périlleuse, il semble posséder de bonnes dispositions pour envisager des travaux sur sa personne.
— Accordé ! conclut Anikeï Bortch qui retrouvait le sourire, pour donner suite aux propos réjouissants des chercheuses. Ce garçon est à vous !
Satisfaites, les deux spécialistes lui expliquèrent qu’elles avaient également besoin d’un cobaye féminin pour mener à bien leurs manipulations génétiques.
Le Grand Maître se retourna aussitôt vers ses écrans et observa scrupuleusement les adolescents qui se rebellaient dans la salle principale de la cité d’Aglaé. Au bout d’un certain temps, il aperçut vers le côté gauche, un groupe particulièrement dense qui écoutait les revendications d’une jeune fille. Elle était vive et déterminée. Elle agitait ses bras dans tous les sens et son public semblait captivé par son discours.
— Cette petite prétentieuse est une meneuse, déclara-t-il… Elle me paraît tout à fait désignée pour nos travaux…
Et pointant son doigt sur elle, après avoir agrandi son image avec le zoom de l’appareil, il appela Number one pour qu’il la repère à son tour.
— Je la veux ! lui lança-t-il sans autres commentaires… Tout de suite !
*
Les serviteurs du peuple arrivèrent en nombre pour apporter le déjeuner dans la grande salle. Ils espéraient que la faim calmerait les ardeurs de cette jeunesse révoltée, au moins pendant le temps du repas. Ils installèrent précipitamment les piles d’assiettes à côté des plats chauds et l’invitèrent à venir manger.
À leur étonnement, les adolescents se regroupèrent au centre de la pièce et demeurèrent à distance, sans dire un mot. Aucun d’entre eux n’avançait vers les tables où restait planté le personnel qui commençait à s’inquiéter. Le responsable ordonna à ses collègues de stopper la musique qui était assourdissante afin de pouvoir s’exprimer devant un microphone. Une fois le son coupé, un silence pesant régna dans l’assistance. Cette absence totale de bruit troubla le serviteur qui se précipita vers le micro pour parler.
— Mes chers enfants, expliqua-t-il, déstabilisé par ce calme oppressant. Vous devez certainement avoir faim. Le repas est prêt… Nous vous souhaitons un bon appétit…
Ses dernières paroles résonnèrent sur les murs puis le silence reprit sa place illico. Il regagna son poste en laissant paraître son malaise et attendit derrière une des tables que les jeunes s’avancent enfin.
Or, personne ne réagissait. Les adolescents restaient immobiles et regardaient les agents d’un air agressif.
Au bout d’un moment, Kimbu sortit du groupe pour se positionner devant ses amis, à deux mètres de distance. Il se tenait extrêmement droit. Conscient que sa stature athlétique pouvait impressionner, il en profitait pour gonfler exagérément ses poumons.
— Qu’est-ce qui nous prouve que ce n’est pas du poison ! héla-t-il dans la direction des adultes.
Le responsable qui les avait conviés à passer à table força sa voix pour répondre afin que tout le monde l’entende.
— Allons, jeune homme. Ne dites pas de bêtises ! Qu’allez-vous imaginer ?
— Venez devant moi avec une assiette pleine ! insista de nouveau Kimbu.
L’homme en kimono regarda son collègue qui était à côté de lui, d’un œil interrogateur. Celui-ci fit une sorte de grimace et, tremblant de peur, l’invita à se servir. Une fois l’assiette remplie, il se dirigea lentement vers Kimbu. Dès qu’il fut à son niveau, le serviteur lui offrit sa part encore toute fumante. C’était un magnifique hachis Parmentier avec du fromage gratiné sur le dessus.
— Non !… Toi d’abord !… Mange-le ! ordonna Kimbu.
Étonné, l’homme le regarda avec stupeur. Il demeura ainsi les bras tendus en direction du jeune garçon, mais devant son obstination, il finit par se résoudre à avaler une première cuillérée. Il reposa sa cuillère dans le plat encore fumant et le lui proposa de nouveau.
— Tu manges tout ! trancha Kimbu en fronçant ses sourcils pour l’impressionner un peu plus.
Il s’exécuta pendant que des perles de sueur dégoulinaient de son front de plus en plus pâle. Quand il eut terminé, Kimbu l’invita à rester debout devant lui. Face à l’adolescent qui l’observait sans bouger, les bras croisés, le serviteur intimidé se tenait figé, ne quittant pas des yeux son assiette vide. Les minutes passaient lentement, trop lentement pour l’homme de service qui au bout d’un quart d’heure finit par balbutier…
— Vous voyez… ce n’est pas du poison… Vous devriez allez vous…
Le responsable n’eut pas le temps de terminer sa phrase, car il s’effondra sur le sol, plongé dans un sommeil léthargique, aux pieds de Kimbu. Son assiette se brisa en mille morceaux devant la foule interloquée.
— Des menteurs ! hurla Kimbu en levant le poing, tout en se tournant vers ses camarades… Ce sont tous des menteurs… Vous avez vu ?… Ils voulaient nous endormir !
Outrés, les adolescents s’avancèrent vers les serviteurs qui commençaient à déguerpir devant leurs menaces. Ils allaient être rattrapés par le groupe en colère quand, tout à coup, les portes de la salle s’ouvrirent avec fracas de tous côtés. Les hommes de la Brigade Spéciale, masqués et armés de matraques, déboulèrent en force. Ils jetèrent des grenades de gaz euphorisant dans l’assemblée. En même temps, ils manœuvraient bruyamment pour encercler les jeunes.
Affolés par la grande brutalité de leurs agresseurs, ceux-ci cherchaient à s’enfuir. Mais très rapidement, les produits chimiques firent leur effet et les brigadiers cueillirent les enfants dans un état semi-comateux, sans difficulté.
Pourtant, Poe et ses cinq compagnons résistaient encore, car ils maintenaient sur leurs visages des torchons qu’ils avaient récupérés sur les tables de service. Ils profitaient de la pagaille générale et de la fumée pour se diriger vers une sortie qui leur semblait accessible.
— C’est elle ! cria Number one, derrière son masque, en montrant du doigt Poe à ses soldats… Attrapez-la !
Ses amis venaient de franchir le seuil de la porte et s’engageaient déjà dans le long couloir qui lui faisait suite. Poe courait pour rattraper Rachid qui était juste devant quand une main gantée de noir la saisit à la cheville…
— Rachid ! brailla-t-elle désespérément, tout en essayant de se débarrasser du brigadier qui la retenait.
Tandis qu’elle mordait tant qu’elle pouvait dans le bras de la brute, Rachid tenta malgré tout de rebrousser chemin pour lui porter secours. Il n’était plus qu’à quelques mètres de Poe quand il vit le soldat lever sa matraque au-dessus de la tête de son amie et l’abaisser violemment sur elle, sans ménagement. Elle s’écroula aussitôt sous le choc. Horrifié, il s’arrêta net et repartit aussi vite dans l’autre sens pour retrouver ses camarades.
Après avoir couru près de vingt minutes dans les galeries de la cité d’Aglaé, Yoko crut apercevoir une cachette dans une sorte de débarras. Suivie de ses quatre compères, elle rentra dedans. C’était une pièce où l’on stockait du linge sale. Ils plongèrent immédiatement dans les bacs à roulettes et se terrèrent sous les tas de tissus crasseux. Quelques minutes après, ils entendirent des pas qui s’approchaient de leur planque. Heureusement, les soldats continuèrent leur route sans s’arrêter. Quand le silence fut revenu et qu’ils eurent l’impression d’être temporairement hors de danger, Shad interrogea Indra…
— Où est Poe ?… Je ne l’ai pas vue dans la pièce, tout à l’heure !
— Moi non plus, répondit Indra… Elle courait pourtant derrière nous, non ?
Dans son bac, blotti contre Kimbu, Rachid chuchota…
— Ils l’ont matraquée devant mes yeux… Je n’ai rien pu faire…
Les hommes en noir
José et Lucas venaient d’assembler trois luges entre elles sous un vieux sommier métallique pour réaliser un traîneau. Il ne restait plus qu’à relier ce nouvel engin au harnais d’un cheval. Pour cela, ils avaient récupéré deux barres de bois, bien solides, dans la grange d’un villageois. Après avoir effectué un orifice à chaque extrémité des montants, ils fixèrent les deux pièces sur le châssis du lit, à l’aide d’un cordage en nylon.
Colin choisit « Chouchou » pour l’attelage. C’était sans doute le plus vieux des chevaux, mais il était d’une obéissance exemplaire. De plus, sa patience et sa robustesse conviendraient parfaitement pour la mission qu’il allait lui confier. En effet, l’équipe des « Iris » prévoyait de descendre dans la vallée pour récupérer quelques bouteilles de gaz.
Tout était prêt désormais pour le départ. Alban Jolibois, Pauline, Salem et Roméo progressaient lentement dans la rue principale du village tout en retenant le chariot pour qu’il ne se cogne pas contre un mur. Une fois sur la route enneigée, ils accélérèrent tranquillement leur allure et s’engagèrent en direction de Torrente. Alban Jolibois donnait le rythme de la marche en tenant la bride devant le cheval tandis que les trois adolescents s’étaient confortablement installés sur le traîneau de fortune. Comme il était très tôt, ils espéraient être de retour pour le soir, car ils pensaient trouver suffisamment de bouteilles dans les maisons les plus proches de Gallo.
*
Pendant ce temps, Pierre Valorie, Lisa, José et Patou progressaient péniblement dans la forêt qui surplombait le hameau. Ils suivaient les traces toutes fraîches d’un chamois solitaire avec leur fusil sur l’épaule. Cela faisait un mois que la petite communauté était forcée de partager la montagne environnante avec la meute de loups qui avait dévoré leur basse-cour. Ces animaux sauvages avaient tenté plusieurs fois de revenir dans le village, mais depuis que la troupe était armée, ils avaient fini par ne plus dépasser les limites imposées par les tirs de carabines.
Ne les ayant ni entendus ni aperçus dans les parages depuis une bonne semaine, les pensionnaires des « Iris » étaient partis chasser pour ramener un peu de gibier.
— Regardez ! Les empreintes sont très nettes, remarqua José. On voit parfaitement les deux sabots allongés de ses pattes…
— Ses pas sont réguliers, ils sont les uns derrière les autres, rajouta Pierre Valorie… L’animal avance sans s’inquiéter, semble-t-il…
Ils suivirent la ligne sinueuse du ruminant à travers l’étendue boisée dépouillée de ses feuilles. Autour des troncs d’arbres, l’épaisseur de neige étant moins importante, l’animal en profitait pour faire des haltes à la recherche de nourriture. Gratté nerveusement par la bête, le sol découvert à ces endroits laissait apparaître la présence de lichens dont il devait être friand.
— Ses pas quittent la forêt ! fit remarquer Lisa à ses deux compagnons, en leur montrant du doigt la direction de la pente neigeuse, au-dessus d’eux.
— Suivons-les ! déclara le professeur qui s’engagea aussitôt à l’orée du bois sur le versant que lui indiquait Lisa.
Ils gravirent à peu près deux cents mètres quand ils débouchèrent au pied d’un ressaut, dégoulinants de sueur. L’inclinaison était abrupte et ils préférèrent s’arrêter un moment pour souffler et analyser les environs. Dans l’air glacé, leur haleine dessinait un petit halo de fumée qui s’effaçait rapidement, mais qui réapparaissait dès qu’ils expiraient à nouveau.
— Là !… Regardez !… Sur le col… Il est là ! s’exclama Pierre Valorie.
Les deux enfants examinèrent la brèche et aperçurent la magnifique silhouette du chamois qui se découpait sur la crête. Ses deux cornes se dressaient majestueusement vers le ciel. Il restait immobile, les pattes arrière légèrement fléchies, sa tête dirigée vers la vallée.
— Qu’est-ce qu’on fait ? s’enquit Lisa, tout en retenant Patou qui s’impatientait.
— Il est trop loin pour l’atteindre avec nos carabines, répondit Pierre Valorie. L’idéal, ce serait de s’avancer encore d’une centaine de mètres, en espérant qu’il ne franchisse pas le col.
Patou et ses trois maîtres continuèrent leur ascension, le fusil désormais à la main, sans parler et ne quittant plus l’animal des yeux. Par chance, ils avaient le vent de face et le chamois regardait constamment l’autre versant de la montagne. Il ne les avait toujours pas repérés quand ils atteignirent un éboulis de gros rochers, juste avant la dernière inclinaison qui rejoignait le col.
— Arrêtons-nous là, proposa doucement Pierre Valorie. Nous pouvons nous cacher facilement derrière les blocs de pierre.
Il s’allongea dans la neige et pointa son canon vers le gibier.
— Faites comme moi, suggéra-t-il aux deux enfants… Nous allons tirer en même temps pour avoir plus de chances de le toucher.
Les trois chasseurs étaient en position. Patou les avait imités et s’était étalé sur le tapis neigeux, laissant pendre sa langue rose et respirant par à-coups réguliers.
— Je compte jusqu’à trois… D’accord ? Puis on tire…
— Ça marche ! répondit José qui avait l’animal dans son viseur et le doigt sur la gâchette.
— OK ! ajouta Lisa dont l’arme trop lourde tremblait devant elle.
La tête calée sur son fusil, Pierre Valorie aspira fortement avant de compter. Une fois ses poumons gonflés à bloc, il s’adressa aux enfants, déterminé.
— Un… deux…
Un coup de feu retentit dans l’air glacé avant qu’il n’ait eu le temps de dire « trois ». Le chamois affolé quitta son poste comme l’éclair pour redescendre à toute allure vers les chasseurs. Le danger semblait venir de l’autre côté du col et l’animal pensa trouver refuge vers les mêmes blocs qui leur servaient de cachette. Il dévalait la pente en faisant de grands sauts par-dessus la couche neigeuse. Son poitrail était bombé et sa tête restait bien droite.
Intrigués par ce curieux coup de feu, les pensionnaires des « Iris » avaient relâché leurs armes et du coup, n’osaient plus tirer. Spontanément, ils se levèrent en même temps, juste au moment où la bête sauvage fonçait vers eux. L’apparition soudaine des trois individus et du canidé surprit l’animal. Il souffla puissamment de frayeur et tenta de les intimider en pointant ses cornes vers Patou qui était le plus près. À son tour, il aboya et le chamois préféra relever ses défenses pour s’enfuir. Il sauta par-dessus le chien et atteignit le gros bloc de pierre qui était en retrait. Il l’escalada en quelques secondes puis se hissa sur un second rocher, ensuite un troisième, et replongea dans la neige un peu plus loin pour continuer sa course folle, droit vers la forêt. Il gagna les premiers arbres en quelques secondes et s’éclipsa, comme par magie.
— Je ne rêve pas ? demanda Pierre Valorie. Ni vous ni moi n’avons tiré, n’est-ce pas ?
— Non, Monsieur… s’inquiéta Lisa… Personne n’a tiré !
— Il y a des gens de l’autre côté, conclut José… Et en plus… ils sont armés.
Ils décidèrent de monter jusqu’au col, le plus discrètement possible. Ils devaient absolument savoir qui était à l’origine de ce coup de feu. En même temps qu’ils progressaient dans la pente, ils ne pouvaient s’empêcher de se poser des questions. « Des étrangers chercheraient à se nourrir comme nous dans le secteur ? », se demandaient-ils. « Nous ne serions donc pas les seuls à ne pas être miniaturisés ? »…
Quand ils arrivèrent sous l’échancrure qui délimitait le col, ils se couchèrent pour gagner les derniers mètres en rampant. Ils ne tenaient surtout pas à se montrer.
Curieusement, au lieu de se réjouir d’une autre présence humaine, cette fois-ci, ils étaient inquiets. Cette réaction les étonna. Habitués à vivre à l’écart du monde, ils avaient retrouvé des instincts ancestraux. Tout individu n’étant pas de leur clan devenait susceptible d’être dangereux. Ils devaient s’en méfier… José sortit ses jumelles et observa les alentours. Au-delà de la crête, le dévers opposé était vertical et très accidenté. Personne ne pouvait s’engager sur cette pente. Par contre, tout en bas de la combe, apparaissait un petit convoi d’une dizaine de marcheurs qui avançaient péniblement dans la neige.
— Je les vois ! s’exclama José qui fixait le fond du vallon avec attention.
— Montre-moi ! demanda Lisa en réclamant les jumelles…
Elle examina à son tour les montagnards et décrivit à ses compagnons ce qu’elle apercevait.
— Ils sont tous habillés en noir… Ils portent de gros sacs… Je crois voir dessus des mitraillettes… Oui, c’est ça ! On dirait des militaires…
— Passe-moi les jumelles ! insista Pierre Valorie, angoissé.
Il scruta la petite troupe qui s’arrêtait à l’instant et déclara soudain…
— Venez, les enfants… On retourne à Gallo au plus vite. J’ai un mauvais pressentiment !
*
Chouchou attendait tranquillement sur la route pendant que l’équipe d’Alban Jolibois inspectait la cuisine d’un petit chalet dont les enfants venaient de forcer la porte.
C’était déjà la dixième maison qu’ils visitaient et à chaque fois, ils avaient un pincement au cœur en traversant ces pièces désertées par leurs habitants. Ils ne pouvaient s’empêcher de regarder les cadres exposés aux murs qui permettaient de découvrir les propriétaires des lieux avec leur famille, souriant devant l’objectif du photographe.
Ces clichés, malgré la joie qui émanait des scènes prises sur le vif, leur faisaient doublement mal. Ils assistaient à des embrassades d’enfants avec leurs parents, eux qui n’avaient jamais connu les leurs et aussi à l’évidente réalité que leurs contemporains les avaient définitivement abandonnés. Ils avaient l’impression de visiter une sorte de musée évoquant une autre civilisation. Un monde auquel ils étaient devenus étrangers, un monde qui avait disparu.
Alban Jolibois sentait bien dans leurs regards cette frustration. Pourtant, il préférait ne rien dire, car il était conscient que le moindre mot supplémentaire de sa part enclencherait colère ou désespoir.
— Ah !… Voilà deux bombonnes de gaz ! annonça-t-il d’une voix puissante, pour les sortir de leurs tristes pensées.
Les jeunes le rejoignirent sans conviction et comme ils l’avaient fait dans les autres demeures, ils vérifièrent machinalement que les bouteilles étaient pleines et bien fermées puis les transportèrent jusqu’au chargement.
— Six bouteilles… je crois que ça suffit, décréta le professeur qui contrôlait en même temps la résistance du traîneau.
— Elles ne vont jamais tenir si on les laisse debout, précisa Roméo… Je propose que l’on couche les trois premières sur le sommier, et que l’on empile les bouteilles suivantes en pyramide. Elles se caleront entre elles, de cette façon… Qu’en pensez-vous ?
L’idée de Roméo était excellente et tout le monde participa à la construction de cette pyramide en s’assurant de bien centrer la charge sur le traîneau.
— Allez… On coince tout ça avec les sangles et on quitte les lieux ! conclut Alban Jolibois qui inspectait sa montre. On a tout juste le temps de rentrer avant la nuit.
Les trois enfants entouraient la cargaison pour éviter qu’elle ne bascule. Pauline était à l’arrière tandis que Salem et Roméo tenaient les sangles latérales de chaque côté. Quant au professeur, toujours en tête du cortège, il devait constamment stimuler Chouchou qui trouvait la charge un peu lourde. Sur la route enneigée, dans les virages, les parties exposées au nord étaient gelées. À ces endroits, le chariot patinait sans cesse vers le vide et les sabots du cheval dérapaient fréquemment. Comme ils s’étaient fait avoir en franchissant la première plaque de verglas, ils anticipaient ces passages en prenant de l’élan, bien avant les tournants. En s’arrêtant à mi-chemin, le cheval n’avait pas pu repartir et ils avaient dû faire marche arrière. Malgré le calme de Chouchou, ils avaient eu très peur de glisser dans le précipice, car l’attelage les avait entraînés inexorablement vers la pente. Suite à cette mauvaise manœuvre, ils avaient dû décharger le traîneau et désharnacher le cheval pour tout réinstaller plus bas dans une neige moins dure.
Exténués par toute cette manutention, ils ne souhaitaient pas répéter cette expérience à chaque lacet. Aussi, ils accéléraient la cadence dans les zones d’ombre et ne s’accordaient des pauses pour souffler que lorsqu’ils étaient sûrs de pouvoir se remettre en marche sans déraper.
La remontée vers Gallo était plus longue que prévu et le soir commençait à tomber. Les nuages se coloraient d’un rose tendre tandis que la vallée s’assombrissait progressivement.
Pauline se retourna un instant pour admirer le paysage quand elle crut distinguer au loin, sur la route, des taches foncées qui avançaient d’un pas régulier.
— Les loups ! cria-t-elle, affolée… Les loups nous suivent !
Tous stoppèrent leur marche pour regarder en arrière la meute qui se déployait. Ils avaient évidemment envisagé ce scénario et ils se précipitèrent sur Chouchou qui portait sur ses flancs les carabines. Elles étaient déjà chargées, prêtes à fonctionner.
— Huu, Chouchou ! hurla Alban Jolibois pour qu’il hâte sa foulée.
Ils couraient à ses côtés en même temps qu’ils surveillaient leurs assaillants. Mais très vite, ils commencèrent à s’essouffler. Les loups approchaient, ils ne pensaient pas tenir ce rythme bien longtemps…
— Coupez les sangles des bouteilles ! ordonna Alban Jolibois aux deux garçons… On doit délester le cheval !
Tout en avançant, ils tentaient de sectionner les courroies avec leurs canifs, tandis que Pauline gardait leurs fusils.
— Écarte-toi, Pauline ! lui conseilla Salem… Sors de la trajectoire du traîneau !
Pauline comprit tout de suite le message et vint rejoindre Roméo sur la droite.
— Attention ! prévint-il… La corde va bientôt lâcher !
Les sangles qui étaient extrêmement tendues rompirent violemment. Les bouteilles de gaz, une fois libérées, tombèrent sur la route. Elles roulaient à présent en direction des bêtes féroces et plus elles descendaient, plus elles prenaient de la vitesse. Réparties sur pratiquement toute la largeur de la voie, elles percutèrent les loups qui étaient en tête.
Pendant ce temps, les enfants s’étaient installés sur le traîneau à la place de la cargaison. Alban Jolibois, lui, montait Chouchou pour diriger l’attelage.
— Ils gagnent du terrain ! informa Salem à son professeur.
— Tirez-leur dessus ! beugla-t-il du haut de son canasson.
Ils obéirent aux ordres de leur enseignant et se mirent à faire feu sur les loups. Ils avaient beaucoup de mal à viser, tellement ils étaient secoués et ballotés sur ce vieux sommier qui épousait les reliefs de la neige.
Chouchou galopait en direction du dernier tunnel, celui où se trouvait la carcasse du bus accidenté. Tout à coup, ils entendirent un bruit assourdissant qui provenait des versants plus élevés, bien au-dessus de la forêt qui bordait la route. Leurs coups de feu venaient de déclencher une avalanche au niveau des pentes sommitales. Au fur et à mesure qu’elle descendait, la masse neigeuse devenait de plus en plus importante. Un énorme mur blanc s’approchait maintenant des sapins. Dans sa progression, il éventra avec fracas l’étendue de bois résineux et se tailla un couloir en son milieu, ingurgitant sans complexe les arbres sur son passage.
— L’avalanche arrive sur nous ! hurla d’effroi Pauline qui ne quittait plus des yeux cette masse mortelle, dévalant l’abrupt versant avec furie.
— Accrochez-vous ! brailla Alban Jolibois, également terrifié.
Il frappa violemment l’arrière-train de Chouchou qui accéléra sa cadence. Ses naseaux expulsaient l’air chaud de ses poumons comme une locomotive à vapeur tandis qu’une bave épaisse et élastique dégoulinait de son museau. Il avançait, les yeux exorbités d’épouvante, emportant dans son élan son cavalier et les trois enfants qui s’en remettaient totalement à lui.
Réalisant le danger, l’arrière de la cohorte de loups avait stoppé sa course, mais les premiers poursuivants, trop concentrés sur leurs proies, s’étaient encore approchés du traîneau. Trois immenses bêtes affamées qui n’étaient plus qu’à quelques mètres des adolescents. Se cramponnant au cadre du sommier, ils ne savaient plus s’ils devaient regarder vers la neige qui dégringolait sur eux pour les enterrer ou vers les carnassiers qui s’apprêtaient à les dévorer.
— Tiens-moi ! insista Roméo auprès de Salem, serrant son fusil contre son abdomen.
Salem encercla le torse de son ami avec son bras pour le retenir, tandis qu’il restait couché sur le dos. Roméo pointa son arme vers le crâne du loup le plus proche qui déjà ouvrait sa gueule. Il appuya sur la gâchette. La décharge fit éclater la tête de l’animal qui éclaboussa de sang les jeunes jusqu’à barbouiller leur visage.
Cela ne perturba nullement le deuxième qui sauta dans le traîneau et planta ses crocs dans le manteau de Pauline qui hurlait de peur. Sans réfléchir, Roméo frappa aussitôt le flanc de la bête sauvage avec sa crosse pour le repousser, mais l’ogre poilu ne lâchait plus sa prise. Il se recula légèrement et enfonça son canon dans le pelage du carnassier pour vider toutes ses cartouches dans son abdomen. Le fauve mourut sur-le-champ, mais sa mâchoire resta cramponnée au blouson de sa victime. Le lourd cadavre déchiqueté du loup reposait sur Pauline et se laissait emporter par le convoi.
Le dernier prédateur était à un mètre d’eux quand une nuée de flocons blancs apparut sur la route. Une couche neigeuse qui devenait de plus en plus épaisse et qui empêchait maintenant les jeunes de distinguer l’animal. Celui-ci s’effaça progressivement à leur vue, car la tourmente s’intensifiait. Puis, avec un étrange bruit, il fut aspiré par le passage de l’avalanche, juste au moment où Chouchou pénétrait dans le tunnel.
L’extrémité de la galerie se referma derrière eux en quelques secondes et un vent puissant les propulsa en avant. Le cheval eut l’impression d’être porté et de trotter dans le vide. L’air compressé par la coulée de neige dans le tunnel les souleva pour les expulser du boyau. Il emporta également dans son élan le bus qui gisait au sol depuis l’accident. Tous furent vomis à l’autre bout du souterrain, du côté où par chance, l’avalanche n’avait pas sévi.
Pauline serrait dans ses bras le loup mort auquel elle s’était agrippée pendant qu’elle avait été catapultée par ce souffle salvateur. Elle reposait sur le dos, à moitié assommée.
Enfoncée dans la neige, elle fixait le ciel parsemé de nuages entre lesquels apparaissaient quelques étoiles naissantes. Elle n’osait pas bouger sa tête qui lui faisait mal. Son cou aussi était raide…
— Au secours ! gémit-elle, en pleurant autant de peur que de douleur… Au secours !