© Paul Maraud, 2018, pour le texte. Tous droits réservés.
© Éditions Semis de mots, 2018. Bordeaux – Nouvelle Aquitaine
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, décembre 2018.
Dépôt légal : décembre 2018
2152
Deuxième période
« Lancez le programme de clonage ! »
Dans la peau du héron
Tôt le matin, Théo Boz survolait la zone marécageuse qui bordait l’étang où il avait l’habitude de s’entraîner. Il venait de repérer un héron cendré en quête de nourriture et décida qu’il ferait un parfait cobaye pour tester la commande neuronale de son module. Il amorça sa descente et chercha dans un premier temps à se poser non loin de l’animal. Il pourrait ainsi observer tranquillement son comportement.
Il s’installa sur le sommet d’une herbe haute et se retourna vers ses compagnons.
— Êtes-vous toujours sûrs de vouloir rester ?
— Écoutez, Professeur, répondit Tseyang… Nous aurions travaillé toutes ces années ensemble pour vous abandonner maintenant ? Sous prétexte que cet essai est dangereux ?
— Nous sommes contents d’être à vos côtés, rajouta Jawaad… L’union fait la force !
Théo Boz regardait ses amis avec reconnaissance. Quand il leur avoua qu’il s’était porté volontaire pour ce test, ses jeunes coéquipiers s’étaient empressés de lui proposer de l’accompagner. Pour rien au monde ils ne l’auraient laissé partir seul et ce soutien sans condition lui avait réchauffé le cœur. Lui qui n’avait pas d’enfants, il s’était attaché à eux plus qu’il ne l’aurait imaginé. Souvent, il se demandait quelle aurait été sa vie s’il ne les avait pas rencontrés. Leur jeunesse, leur dynamisme et leur optimisme lui redonnaient chaque jour la foi en l’avenir. Il les aimait comme un père.
— La question ne se pose plus, lui confirma Rita… Il s’agit maintenant d’être concentré pour réussir notre mission.
Uliana et Diego lui firent un signe du bras pour lui signifier qu’ils étaient prêts. Rassuré, le professeur Boz s’installa confortablement dans son siège, gonfla ses poumons exagérément et saisit dans sa main droite le levier de commande.
— En avant ! cria-t-il plein de fougue.
Le module fonçait en direction de l’oiseau. Il volait en rase-mottes, juste au-dessus des herbes pour se confondre le plus possible à son environnement. Les reflets du soleil à la surface de l’eau éclairaient puissamment la végétation émergente et mettaient en valeur les couleurs de chaque plante. La lumière était si intense que sans les écrans UV de l’appareil, ils auraient été aveuglés. Là, au contraire, le contraste des tonalités était parfait ; ils pouvaient progresser à contre-jour sans problème.
— Nous ne sommes plus qu’à deux mètres du héron, précisa Rita Keerk.
— OK… j’oblique vers la droite pour pouvoir m’approcher par l’arrière !
Le module était maintenant dans le dos de l’animal. Théo Boz accéléra pour atteindre le crâne de l’échassier quand celui-ci surprit un poisson et plongea sa tête dans l’eau pour l’attraper. Emportée par son élan, la mouche dut continuer son vol et réaliser un demi-tour un peu plus loin pour revenir à la charge… Le héron tendait son cou à la verticale et levait son bec pour faire glisser le produit de sa pêche dans son gosier… Le professeur saisit cette occasion pour se fixer sur les plumes sombres du sommet de sa tête et sans transition, ordonna à son module de s’enfoncer dans son duvet. Une fois rendu au niveau de la peau, il enclencha aussitôt l’action de la commande neuronale.
— L’anesthésie est faite ! expliqua Tseyang qui surveillait l’écran de contrôle… Le rostre vient de pénétrer dans le derme… Le faisceau de connexion est en recherche…
Théo Boz attendait avec impatience le signal sonore qui confirmerait la liaison de la fibre artificielle avec un nerf de l’oiseau… Dans quelques secondes, si tout se passait bien, ils sauraient si la commande neuronale était opérationnelle ou pas.
— Ça sonne ! hurlèrent-ils de joie, en entendant la musique témoin.
Le contact enfin établi, le logiciel de l’appareil envoya instantanément ses signaux codés pour tenter de perturber le lobe frontal du cerveau de l’échassier…
— C’est complètement dingue ! s’exclama le professeur qui fixait l’écran de son casque… Je… Je vois à la place de l’oiseau !… C’est inouï !
Sur le panneau sphérique de la cabine de pilotage était retransmis en direct ce que percevait le professeur autour de lui. Toute l’équipe pouvait désormais, suivre le regard de l’oiseau par son intermédiaire.
— Allez-y, Professeur ! lui suggéra Rita… Normalement, vos pensées et vos souhaits doivent commander les gestes du héron… Dorénavant, c’est votre cerveau qui donne les ordres.
Le champ de vision de l’échassier était impressionnant… C’était une vue panoramique bilatérale, dotée d’une acuité visuelle de haute précision. Théo Boz considéra les pattes de l’animal qui reposaient au sol et celui-ci abaissa sa tête comme il l’avait désiré. Il fut étonné de distinguer avec netteté, tous les éléments en suspension dans l’eau et observa les poissons qui se déplaçaient entre les plantes aquatiques, sans être gêné par les reflets de surface.
— Aspirez-vous à ce que l’on prenne un peu d’altitude ? proposa-t-il, euphorique, à ses compagnons.
Il décida de s’élever dans les airs…
Sous les yeux ébahis de ses coéquipiers, le héron écarta ses ailes puis les secoua vivement pour quitter la zone humide de l’étang. Le professeur Boz opta d’abord pour un vol gracieux, au-dessus du lac. L’oiseau tendit ses pattes à l’horizontale et replia son cou pour dessiner un « S ». Ses battements d’ailes étaient lents et réguliers. Souvent, le héron arrêtait de les agiter et profitait de son élan pour planer un court instant. Le ciel bleu parsemé de nuages se reflétait dans le lac en dessous d’eux et ils pouvaient observer, au premier plan, la superbe silhouette claire de leur nouveau vaisseau vivant qui se réfléchissait également à la surface. En avant, le bec orangé suivi d’un long cou gris ; dans le prolongement, le ventre blanc rayé de noir puis enfin, les pattes fines et dépliées qui reprenaient la couleur du bec…
Ils arrivaient déjà à l’extrémité du plan d’eau quand Théo Boz engagea l’oiseau au-dessus des arbres qui l’entouraient. Ils montèrent aisément dans les airs et dominèrent rapidement la forêt verdoyante.
— Nous sommes à cent mètres de hauteur ! l’informa Tseyang qui suivait toujours les différents cadrans du tableau de bord.
Le professeur s’orienta à présent en direction du QG et se laissa descendre sans dévier de sa trajectoire. L’envergure de l’oiseau atteignait presque deux mètres et il filait maintenant à toute vitesse vers la base.
— Cinquante kilomètres à l’heure ! indiqua Tseyang.
Les membres de l’équipage écarquillaient les yeux en contemplant le paysage qui défilait devant eux. Grisés par la vitesse, alors qu’ils pourfendaient l’air, ils ne savaient plus très bien s’ils faisaient un songe ou s’ils étaient toujours dans la réalité… Cette formidable invention leur permettait d’atteindre aujourd’hui l’un des plus grands rêves de l’humanité : le pouvoir de voler.
— Je vole ! pleura de joie Théo Boz… L’oiseau vole… Je suis l’oiseau… Je vole !
Le héron cendré tournoya deux à trois fois au-dessus du QG puis battit des ailes avec énergie pour faire à présent, presque du surplace. Il tendit ses pattes, tapota le sol avec ses doigts pour sentir la fermeté du terrain puis se posa.
— Décrochage du module, actionné ! cria Rita.
Le module mouche effectua sur-le-champ un demi-tour et s’extirpa de la couverture de plumes du héron pour aller se planquer dans un roncier.
Depuis cet abri, ils pouvaient surveiller les réactions de l’animal. À leur grand étonnement, l’oiseau ne montra aucun geste agressif ni inhabituel. Il s’envola presque aussitôt comme si rien ne s’était passé.
— Hourra ! crièrent-ils en chœur après le départ du héron… Nous avons réussi !
Encore ému, le professeur Boz préféra laisser les commandes de l’engin à Rita pour rentrer à la base. La mouche redécolla et s’engagea très vite dans l’enceinte d’atterrissage du QG2. Après avoir franchi la coupole de sécurité, ils s’enfoncèrent dans le cylindre de l’aérogare et se mélangèrent aux autres véhicules qui, comme eux, regagnaient le camp. Une fois au sol, le module s’introduisit, grâce à ses pattes, dans le tunnel réservé aux mouches. Ils stoppèrent alors l’engin dans le premier hall.
Sitôt sortis de l’appareil, ils rejoignirent par le quai la navette pendant que des techniciens vérifiaient l’état du module, avant de le garer dans un parking. Ils partirent directement retrouver le comité des sages par le bonbon vert où les attendaient également Honoré Foutwana, Serge Morille et Siang Bingkong.
Dans le hall d’entrée du comité, les sages ainsi que leurs conseillers les accueillirent en triomphe. Le professeur Boz serra de ses deux bras les épaules d’Honoré Foutwana, avec un sourire radieux.
— Mon cher Honoré, lui dit-il, je pense sincèrement que vous venez d’inventer la plus grande trouvaille du siècle !… C’est fabuleux !
— Merci, Professeur… Et surtout, merci de m’avoir proposé de travailler sur ce sujet…
Le sage Peyo Bingo les invita à s’approcher de lui pour contempler au-dessus de leurs têtes la retransmission de leur intervention. La scène avait été filmée par des ballons d’observation postés dans les airs autour du QG2. Pendant qu’ils visionnaient sur le plafond de la coupole le vol du héron, les sages en profitèrent pour questionner les pilotes, tellement ils étaient avides de connaître tous les détails de ce premier essai.
— Le module mouche appréhende-t-il comme il faut l’animal ? interrogea la sage Safiya Armoud. L’animal lui-même, s’inquiète-t-il à votre approche ?
— La progression sous les plumes se fait-elle sans difficulté ? s’informa la sage Zoe Duchemin.
— Le temps de recherche du neurone par la fibre artificielle vous semble-t-il suffisamment rapide ou devrait-il être amélioré ? questionna Siang Bingkong.
— La perturbation du cerveau du cobaye a-t-elle été opérationnelle aussitôt ou l’oiseau n’a-t-il réagi qu’au bout d’un certain temps ? demanda Honoré Foutwana.
Les images défilaient au-dessus de leurs têtes aussi vite que fusaient les questions du public. L’équipage répondait avec tant d’émotion et de ferveur que lorsque le film fut terminé, tous comprirent que les travaux d’Honoré Foutwana rendraient à l’humanité des services considérables. Tous le congratulèrent, en commençant par le professeur Boz.
Enfin, la sage Safiya Armoud intervint :
— Je tiens à vous remercier, Monsieur Honoré Foutwana, pour votre collaboration efficace au sein de l’équipe du Professeur Boz. Je souhaite également féliciter les membres de l’équipage du module qui ont, grâce à leur courage, permis de vérifier et de tester ces travaux de recherche sur un animal vivant. Suite à la réussite de ces essais, je propose que l’on adapte la commande neuronale sur tous nos engins volants.
Les sages votèrent, à l’unanimité, l’installation de cette merveilleuse invention.
*
Passée l’euphorie de la matinée, Théo Boz et Karim Waren se retrouvèrent l’après-midi dans le calme de leur laboratoire. Ils souhaitaient mettre au point un protocole de recherche qui leur permettrait de systématiser plus efficacement le contrôle anatomique et physiologique des cellules du corps humain. Ils travaillèrent jusqu’à tard dans la nuit…
— Parfait, conclut Théo Boz, en se frottant les yeux de fatigue. Je pense que nous pourrons envoyer ce mode d’emploi à l’ensemble des régions de la planète. Chaque QG pourra ainsi organiser dans ses centres hospitaliers un examen de vérification auprès de la population.
— Nous pourrons suivre plus efficacement la façon dont s’adapte le corps humain dans notre nouvel environnement, rajouta Karim Waren.
Le personnel du laboratoire était déjà parti depuis longtemps. Satisfaits d’avoir atteint leur objectif, ils éteignirent les lumières et franchirent la porte de sortie qui se referma derrière eux automatiquement.
— Flûte ! s’exclama Karim Waren. J’ai oublié mon bracelet GPS sur le bureau. Je retourne le chercher… À demain, Professeur.
Ils se serrèrent la main et le professeur Boz rejoignit seul la station de métro « Jasmin ». Sur le quai, il croisa Diego qui rentrait lui aussi à leur appartement. Ils prirent ensemble le « bonbon » et évoquèrent, durant le trajet, leurs fraîches impressions du vol du matin avec le héron.
*
Le professeur Boz avait le sommeil agité. Il se retournait sans cesse dans son lit. Il rêvait profondément… Il était en train d’écarter ses ailes de héron et survolait la terre depuis le ciel.
Du haut des nuages, sa vue était si parfaite qu’il pouvait facilement distinguer, à plusieurs kilomètres, une petite carpe qui frétillait tranquillement dans un lac. Soudain, la faim se déclara et il voulut attraper ce poisson. Il piqua du nez et se laissa chuter de tout son poids en direction de sa future victime sans la quitter des yeux.
Plus il descendait, plus sa vitesse s’accélérait… Son allure était telle qu’il avait l’impression de s’être transformé en fusée. Tout à coup, il réalisa qu’il ne savait plus comment s’arrêter et qu’il allait s’écraser lamentablement à la surface de l’eau. Il tenta d’écarter ses ailes et s’aperçut avec horreur que toutes ses plumes avaient disparu… Il criait, il se débattait dans tous les sens…
Sur son crâne, une sonnette d’alarme se déclencha pour le prévenir qu’il avait perdu le contrôle de la situation… Sa tête cogna le tableau de bord… et il se réveilla tout en sueur sur la moquette, au pied de son lit. L’option « téléphone » de son bracelet GPS résonnait toujours…
Encore dans le cirage, il répondit :
— Allo ?… Oui ?
— Professeur ! Professeur !… Au secours !…
— Allo ? Qui est-ce qui m’appelle ?
— C’est moi… Karim ! dit la voix affolée.
— Qu’y a-t-il, Karim ?… Où êtes-vous ?
— Je ne sais pas… Je suis poursuivi… Ils ont cherché à tirer sur moi… J’ai pu sauter dans le premier « bonbon » qui passait avant qu’ils ne m’attrapent… Ils vont prendre le suivant… Je suis foutu !
— Calmez-vous Karim… tenta de rassurer le professeur Boz. Essayez de voir où vous conduit le métro… Pouvez-vous me dire vers quelle cellule il se dirige ?…
— La C4… Oui, c’est ça… La C4 !
— Bien, je vais tout de suite prévenir la sécurité pour qu’elle puisse vous repérer sur les écrans de contrôle… et vous rejoindre au plus vite… Mais, que s’est-il passé, Karim ?
— C’était dans le laboratoire… Des voleurs fouillaient dans nos travaux… J’ai voulu repartir aussitôt pour alerter le service de garde… mais ils m’ont remarqué… et… ah, voilà, j’arrive à la station « Violette »…
— Sortez maintenant et courez vers le poste de surveillance ! cria Théo Boz.
— Ils sont là !… Sur le quai !… Je ne comprends pas comment ? Ils m’ont vu !… Professeur ! Ils viennent !… Au secours… Au sec…
Théo Boz entendit un choc violent à travers son écouteur… puis plus rien.
La tempête
Vers les quatre heures du matin, le vent s’était levé brusquement. Des sifflements aigus jaillissaient de partout par les coutures de la toile du chapiteau qui vibrait sans discontinuité. La température, à l’intérieur de la tente, baissait considérablement. Mattéo se recroquevilla sous ses couvertures pour se protéger du courant d’air glacial qui traversait l’espace où il dormait.
Quelques heures plus tard, tremblant de froid, il osa sortir le bout de son nez pour observer son entourage. Il fut surpris de n’apercevoir aucun membre de la BS dans les parages ni de serviteurs du peuple. Autour de lui, tout le monde était encore assoupi. Poe disparaissait sous ses deux couvertures comme une marmotte dans son terrier. Il supposa qu’elle aussi ne devait pas avoir chaud pour rester pliée ainsi.
Mattéo décida de se lever pour aller voir comment était le temps à l’extérieur. Enveloppé dans son étoffe de laine, il traversa plusieurs allées de lits d’adolescents endormis et atteignit une sortie, fermée à l’aide de cordages bien serrés. Le vent puissant malmenait le tissu qui n’arrêtait pas de claquer, et l’air, projeté sur le chapiteau, tentait de pénétrer avec insistance par chaque interstice, provoquant un chuintement menaçant. Du coup, il préféra rebrousser chemin plutôt que de satisfaire sa curiosité, car il pouvait facilement imaginer la violence de la tourmente qui sévissait autour de l’abri.
De nouveau à sa place, il aperçut le visage encore somnolent de Poe qui s’était inquiétée de sa disparition.
— Où étais-tu ? marmonna-t-elle, d’une faible voix.
— Je suis allé voir le temps qu’il fait dehors… Quelle tempête ! C’est impressionnant !
— J’ai froid, Mattéo… Je suis frigorifiée.
Elle le regardait avec des yeux plaintifs et cela l’émut profondément. Mattéo attrapa ses deux mains dans les siennes… Il avait le sentiment de tenir deux petits glaçons tellement elles étaient gelées. Il les approcha mesurément de sa bouche et souffla avec énergie dessus pour les réchauffer. Les doigts de Poe, rougis par la froideur, semblaient si fragiles qu’il n’osait même pas les serrer, de peur de les briser.
Tandis qu’il vidait l’air chaud de ses poumons sur ses menottes, Mattéo contemplait son doux visage. Il suivait le sinueux profil de son petit nez qui partait de ses délicates paupières abaissées et rejoignait gracieusement le dessin de ses lèvres, légèrement bleuies par l’air glacé. Elle restait calme et concentrée… Elle semblait apprécier le modeste chauffage qu’il pouvait lui offrir et qu’il entretenait avec plaisir. Puis elle ouvrit soudain ses grands yeux et leurs regards se croisèrent par surprise… Elle ne les détourna pas… Lui non plus… Mattéo s’arrêta de souffler sur ses mains, car il réalisait qu’il ne respirait plus… Sous le charme, il abaissa lentement sa tête vers l’avant et porta délicatement ses lèvres sur ses doigts réchauffés… Il déposa dessus un tendre baiser.
Le visage de Poe s’éclaira tout à coup d’un sourire radieux et il put apercevoir, au fond de ses pupilles brunes, la joie qu’elle ressentait.
— Merci, Mattéo… C’était très agréable, roucoula-t-elle affectueusement.
Le cœur du garçon battait si fort que cela le mettait mal à l’aise… Il ne souhaitait pas lui montrer comme sa présence le troublait. Il lâcha alors ses mains, maladroitement, et tourna sa tête de l’autre côté, faisant mine de prêter attention au bruit du vent dans le chapiteau.
— Je commence à avoir faim… Pas toi ? plaisanta-t-il bêtement.
Mattéo la dévisagea à nouveau pour écouter sa réponse, pensant avoir réussi à changer de sujet par cette subtile intervention, mais il retrouva dans ses si beaux yeux, la même douceur que précédemment… « A-t-elle entendu ma question ? », se demandait-il. À son tour, elle tendit son bras droit sans quitter son regard et cueillit sa main comme un fruit délicat pour la déposer timidement sur sa chaude poitrine.
— Moi aussi… mon cœur est affolé, s’étonna-t-elle.
Effectivement, Mattéo sentait la vigueur de ses battements résonner contre la paume de sa main… De toute évidence, quelque chose de mystérieux s’exprimait en eux… Une sensation toute nouvelle d’être transportés dans un bonheur suprême, comme par magie.
Un bruit fracassant effaça net cet instant merveilleux et ils se retournèrent avec effroi dans sa direction. Fouettée par le vent, la toile de l’immense tente venait de se fendre en deux. À la vitesse de l’éclair, son terrible souffle pénétra sous le toit et glaça la totalité de l’espace. Le chapiteau gonfla comme un ballon prêt à éclater et s’arracha du sol avec une telle facilité qu’ils se retrouvèrent subitement sans protection, agressés par les bourrasques de neige…
La grande tente retomba plus loin, à une centaine de mètres. Formant une énorme boule bleue, elle entraîna dans sa course les cordages et les piquets, puis elle roula pour disparaître comme un fantôme à l’horizon.
— Donnons-nous la main ! hurla Mattéo à ses amis, tout en saisissant le bras de Poe.
Autour d’eux, l’assemblée se réveillait, surprise, en plein milieu de la tempête, sans comprendre ce qui lui arrivait… Tout le monde serrait fermement sa couverture pour éviter qu’elle ne s’envole. C’était le seul bouclier thermique qui restait à chacun pour s’abriter du froid.
— Par ici ! cria Kimbu qui avait déjà réuni autour de lui, Indra, Yoko, Rachid et Shad, sous son aile protectrice… Nous devons rejoindre à tout prix la deuxième tente avant de geler sur place !
Par chance, ils avaient encore leurs chaussures, mais ce n’était pas le cas pour la plupart des autres jeunes qui avançaient, épouvantés, les pieds nus dans la neige. Ils avaient décidé de bien rester groupés et de foncer tout droit vers l’abri voisin qui n’était qu’à dix mètres et qui semblait toujours résister à la tempête. Au milieu des cris et des pleurs, ils progressaient en rang serré. Le vent qui était à leurs trousses soufflait par à-coups et menaçait de les renverser à chaque pas…
Une fois devant la nouvelle tente, la bise les plaqua contre son épaisse toile. Ils tapèrent dessus avec insistance pour signaler leur présence.
— Ouvrez !… Ouvrez ! clamaient-ils vivement, tandis que le froid et la neige poudraient de blanc leurs chevelures.
Ils étaient à peu près huit cents jeunes, abrités sous un fragile rempart de couvertures en laine, à attendre que les membres de la BS qui étaient à l’intérieur se décident enfin à leur ouvrir. Même s’ils faisaient tout leur possible pour se dépêcher, ils avaient le sentiment que chaque minute était vitale…
— Je ne sens plus mes pieds ! pleura Indra à ses côtés.
— Viens te glisser derrière moi, lui proposa Mattéo… Protège-toi !
— Nous allons mourir !… Que font-ils ?… Pourquoi n’ouvrent-ils pas ? s’inquiéta Yoko.
Ils entendirent à ce moment-là, une voix qui vociférait derrière la toile…
— Les cordes sont gelées ! Elles sont dures comme du métal ! Nous n’arrivons pas à les dénouer !…
La situation devenait dramatique… Les enfants devaient absolument trouver une solution s’ils ne voulaient pas succomber au froid. La foule qui était à l’arrière pressait de plus en plus les jeunes de devant…
— Rachid ! Shad !… Kimbu !… hurla Mattéo de désespoir. À nous quatre, on peut tenter de soulever la base de la toile pour essayer de passer par-dessous… Qu’en pensez-vous ?
— OK !… Ça marche ! répondirent-ils, à moitié étouffés par l’amas d’adolescents qui les oppressaient.
Ils enfoncèrent dans la couche neigeuse leurs mains transies de froid jusqu’à la base de la toile épaisse et parvinrent à la hisser d’une vingtaine de centimètres… Mattéo observait avec horreur ses doigts qui saignaient, abimés par la glace qui recouvrait la surface… Au prix de gros efforts, il retenait pourtant cette partie de tissu au-dessus du sol, car c’était leur unique chance de s’en sortir… Mais heureusement, ils aperçurent une main d’adulte qui saisit également la bâche de l’intérieur… puis deux, trois… quatre… Ils avaient du renfort… Les serviteurs du peuple avaient compris leur plan…
— Mettez à chaque extrémité un tréteau en bois pour maintenir l’ouverture ! ordonna Mattéo, aux personnes qui les aidaient de l’autre côté.
La brèche faisait désormais un peu plus d’un mètre de hauteur… C’était suffisant pour s’introduire dedans. Il put attraper Indra par les bras et la glisser sous la tente. Kimbu fit de même avec Yoko, puis Mattéo se retourna vers Poe pour qu’elle passe à son tour… mais la chercha en vain… « Où est-elle ? », s’inquiéta-t-il.
— Mattéo… Mattéo ! appela-t-elle, désespérée.
Dans l’affolement, la foule l’avait renversée… et déjà deux personnes la piétinaient… S’il ne la sortait pas tout de suite d’ici, elle mourrait écrasée !… Mattéo plongea sans réfléchir dans le tas humain pour repousser les jeunes qui la malmenaient, puis il se mit à quatre pattes au-dessus d’elle pour la protéger, comme un bouclier. Il glissa sa main sous son buste. Il la saisit fermement avec son bras droit et la serra contre son torse… Sans la lâcher, il s’enfonça de nouveau dans la mêlée et parvint à regagner péniblement le chapiteau… Une fois devant l’ouverture, il contracta tous ses muscles et se raidit pour faire un rempart avec son corps et lui permettre de ramper à travers la brèche.
— Vas-y !… Tu y es ! l’encouragea-t-il, tout en se cramponnant à la toile.
Mais heureusement, Shad qui était déjà en face put l’aider dans sa progression. Dès qu’elle eut franchi l’obstacle, Poe se retourna vers Mattéo et avec Shad, ils lui tendirent leurs mains pour qu’il puisse passer à son tour dans l’orifice… Malgré la pression de ceux qui le coinçaient contre la tente, il luttait de toutes ses forces pour se glisser lui aussi dans l’entrée. Mattéo apercevait Poe qui cherchait à saisir sa main ensanglantée quand une poussée incroyable le catapulta au-dessus de la foule et l’écarta définitivement de ses compagnons.
— Mattéooo ! rugit Poe d’inquiétude, en le voyant disparaître.
Repoussée par le torrent d’adolescents qui s’engouffraient dans le deuxième abri, elle ne put rien faire pour l’aider… Tandis que son ami était transporté malgré lui, de plus en plus loin, elle finit par ne plus entendre sa voix… Mattéo se retrouvait dorénavant complètement à l’écart du groupe et il n’avait plus la force de se battre pour rejoindre l’entrée qu’il avait ouverte avec ses partenaires. Il était épuisé. Il avait trop mal aux mains, aux pieds… partout. Conscient qu’il ne pouvait pas rester plus longtemps comme ça, exposé au vent et à la neige, Mattéo décida de contourner le chapiteau jusqu’à sa partie opposée. « Pourvu que je puisse m’abriter de la tempête », espérait-il en son for intérieur… Traînant deux couvertures qu’il avait pu attraper au passage, il finit par arriver dans une zone légèrement plus calme, présentant une petite avancée de toile qui faisait office de toit. « Ce doit être l’entrée principale de la tente », pensait-il… Il étala la première couvrante directement sur le sol pour s’isoler de la neige. Il se coucha sur ce tapis de fortune et installa à présent la deuxième laine sur lui. Une fois à l’horizontale, il se mit à pleurer de douleur, de froid et de désespoir.
Mattéo entendit alors Horus s’approcher de lui. Déterminé, il se posa sur ses mains meurtries et resta dessus sans bouger. Encore une fois, l’oiseau arrivait de nulle part et étalait son torse au maximum pour que l’adolescent profite de la chaleur de son duvet, comme s’il couvait une portée.
— Je vais mourir, Horus…, pleura-t-il de tristesse… Et toi… Tu es là… Mon ami.
Le plumage d’Horus réchauffait ses mains. Sa présence ravivait aussi son cœur. Il sentit qu’il s’endormait pour toujours… Mais pas seul… Son fidèle compagnon ne l’avait pas abandonné.
Horus resta une quinzaine de minutes sur son corps inanimé. Quand il pensa que la température de ses mains était enfin correcte, il leva son cou et sonda la puissance du vent. D’un air décidé, il s’envola tout à coup et longea le chapiteau pour se rendre là où s’agitaient les derniers enfants qui tentaient désespérément de pénétrer à l’intérieur. Il semblait chercher quelque chose de précis et très vite, il trouva ce qui l’intéressait. Il plongea sur une couverture abandonnée et la saisit par un angle avec ses serres. Aussitôt, il remonta avec, dans le tumulte des bourrasques… Le poids de l’étoffe était tellement important comparativement à son petit gabarit qu’il n’arrivait pas à s’élever à plus d’un mètre de hauteur. Il battait frénétiquement des ailes pour traîner comme il pouvait le lainage dans la neige et l’approcher jusqu’à Mattéo.
Sans ménager sa peine, il recommença sa quête une dizaine de fois et empila le tout sur le corps de son maître. Lorsqu’il estima qu’il était suffisamment protégé, il se coucha sur ses pieds qui dépassaient des couvertures et demeura ainsi, immobile, sans se soucier de la tempête qui faisait rage.
Mauvaise surprise
Colin fut le premier à se réveiller. Il émergea de son sommeil sans avoir le sentiment d’être reposé. Les paupières encore gonflées, il releva sa tête pour regarder autour de lui. Il n’avait aucune notion de l’heure qu’il était. Ses camarades étaient collés les uns aux autres, immobiles, les yeux fermés, et aucun d’entre eux ne semblait gêné par la dureté du sol.
Depuis sa place, il apercevait monsieur Valorie qui ronflait. Sur son ventre, le fusil qu’il tenait toujours dans sa main droite, montait et descendait au rythme de sa respiration. Il se rappela l’horrible nuit passée et voulut vérifier à travers la vitre d’une fenêtre si les loups étaient encore dans la cour. Dans cet amoncellement de corps, il glissa délicatement ses jambes pour se dégager de celles de Pauline qui étaient sur les siennes. Le temps de s’extraire de sa place, il prit dans ses mains la tête de Roméo qui s’appuyait sur son abdomen puis la reposa en douceur sur le carrelage, à l’emplacement qu’il venait de libérer. Il enjamba le corps de Manon qui elle-même était couchée sur Lisa et sauta enfin à pieds joints par-dessus Camille Allard dont les cheveux en bataille cachaient le visage. Il traversa le hall d’entrée pour s’engager jusqu’aux fenêtres du salon et colla son nez contre un carreau. Il scruta les alentours avec inquiétude à travers la fine buée qui se formait sur le verre au fur et à mesure que l’air chaud sortait de sa bouche.
Le passage des loups avait entièrement labouré le sol enneigé devant la façade et leurs traces encore fraîches permettaient d’imaginer l’importance du groupe. « Cette nuit, nous l’avons échappé belle », pensa-t-il. Pendant qu’il contemplait tout ce remue-ménage, il entendit les pas de Patou qui s’approchait de lui.
— Oh !… Mon Patou, dit-il en se retournant… Tu es un bon chien de garde. Tu avais senti cette meute le premier et tu as eu le courage de descendre pour défendre la maisonnée… Tu es un bon chien, Patou…
Colin relâchait son stress tout en le caressant. Le labrador lui répondait par de discrets glapissements et agitait frénétiquement la queue…
À côté, tous se réveillaient progressivement… Ils se levaient les uns après les autres, dénouant l’amas de corps vivant et rassurant qui leur avait permis de dormir jusqu’à maintenant. Ils rejoignirent, un peu raides, Colin et Patou dans le salon et contemplèrent à leur tour l’impressionnant tableau laissé par les canidés sauvages. Personne ne dit rien, mais tous avaient le ventre serré en imaginant qu’ils auraient pu être les proies idéales de ces bêtes.
— Nous ne pouvons pas accepter que les loups entrent de nouveau dans le village, expliqua Jade Toolman… S’ils prennent l’habitude d’occuper notre territoire, nous serons bientôt les intrus… et là, je n’ose pas songer aux conséquences !…
— Le moment est venu d’apprendre à se servir des armes à feu, déclara Pierre Valorie.
— Tu as raison, Pierre, renchérit Alban Jolibois. Tant que nous ne serons pas sûrs que les loups aient quitté les lieux, les enfants doivent pouvoir se protéger en cas d’attaque…
— Allons chercher les fusils ! conclut-il, en se dirigeant d’un pas décidé vers le grand escalier de la maison.
Pierre Valorie en tête, la petite troupe montait les marches jusqu’au deuxième étage du château. Elle s’enfonçait vers la dernière pièce au fond du couloir, là où elle avait stocké les armes. Seuls les enseignants avaient le droit d’entrer dans cette chambre, transformée pour l’occasion en dépôt de munitions. Sitôt la porte ouverte, une curieuse odeur de danger jaillit de cet espace clos qu’ils n’avaient jamais aéré. Un mélange inquiétant de plusieurs parfums acides, émanant du métal des fusils et de la poudre des cartouches, traversait leurs innocentes narines. Pierre Valorie distribua une carabine à chaque enfant et attrapa deux boites de balles qu’il garda avec lui. Il referma la porte à clé et tous descendirent au rez-de-chaussée sans s’agripper à la rampe en colimaçon, car l’objet meurtrier qu’ils tenaient dans leurs bras était trop lourd pour être porté d’une seule main.
Dès l’instant où ils disposèrent d’une arme, les enfants ainsi que Camille Allard et Jade Toolman ne prononcèrent plus une parole. C’était la première fois qu’ils en touchaient une et cela les rendait mal à l’aise. Cet objet froid et dangereux les gênait et les intimidait. Pourtant, ils étaient également conscients du pouvoir que leur offrait cet instrument. Un drôle de sentiment les habitait, car, malgré la menace que représentait ce matériel sophistiqué, ils ressentaient une certaine excitation à l’idée de pouvoir s’en servir, surtout les garçons.
— Que les choses soient bien claires, déclara Pierre Valorie devant sa classe alignée le long du mur de la cour… Vous êtes en possession d’une arme !… Je dis bien, d’une arme !… À partir du moment où ce que je tiens dans ma main sera à l’intérieur du canon, toute personne dans l’axe de votre fusil pourra mourir si vous appuyez sur la gâchette…
Son public regardait fixement la cartouche de couleur rouge qu’il brandissait au-dessus de sa tête pour que tout le monde réalise l’importance de ses propos.
— Je préfère répéter, insista-t-il… Quelqu’un en face de votre fusil peut mourir si celui-ci est chargé… C’est bien compris ? martela-t-il avec gravité.
— Oui ! répondirent-ils en criant à leur tour.
— José !… Avance de deux pas ! continua-t-il avec le même sérieux.
L’enfant se plaça devant ses compagnons et écouta attentivement son professeur.
— Que dois-tu ne jamais faire, José ?
— Je ne dois jamais diriger mon fusil vers quelqu’un, Monsieur !
— Vous avez tous saisi ce que vient de dire José ?
— Oui ! crièrent-ils à nouveau.
— Alors, ne l’oubliez pas !… Cet instrument donne la mort ! conclut leur directeur avec fermeté.
Pierre Valorie pensait que son message était bien passé et qu’il pouvait désormais leur expliquer comment fonctionnait un fusil.
— Approchez-vous maintenant autour de moi ! leur proposa-t-il plus calmement.
Tous s’avancèrent vers le professeur dans un silence impressionnant. Seuls les crissements de leurs chaussures dans la neige étaient perceptibles.
Une fois à son niveau, ils l’encerclèrent pour l’écouter attentivement…
— Je vous montre d’un peu plus près comment est faite une cartouche, expliqua-t-il en attrapant dans la deuxième boite une charge transparente… Voyez-vous, ceci est une cartouche à billes. Comme vous pouvez le remarquer, c’est un cylindre en plastique qui se referme sur une base en laiton. Cette base, que l’on appelle aussi le culot, contient l’amorce d’allumage… Juste au-dessus se trouve la poudre… La bourre, quant à elle, est encore au-dessus…
— C’est quoi la bourre M’sieur ? demanda Roméo en fronçant les sourcils…
— La bourre, reprit-il en montrant son emplacement avec le doigt, c’est cette petite pièce de plastique qui se situe entre la poudre et les billes d’acier… Elle contient des gaz de combustion qui lui permettent d’être propulsée en entraînant avec elle les billes qui sont devant… Voyez-vous cette charge de billes métalliques qui est là ?…
— Oui… On voit, M’sieur… dit Roméo, toujours aussi concentré.
— Bon… maintenant, je vais vous demander de récupérer votre fusil… Pour l’instant, vous n’avez rien à craindre, car ils ne sont pas chargés…
Pierre Valorie attrapa le sien et le présenta à chacun en expliquant que tous les modèles étaient identiques. Ces fusils à pompe pouvaient contenir sept cartouches en réserve dans le tube situé sous le canon. Il leur montra comment positionner la crosse contre l’épaule avant de viser sa cible. Il leur indiqua comment mettre son doigt sur la détente, comment actionner la sécurité sur le bouton poussoir et enfin comment effectuer la répétition du chargement par le mouvement de va-et-vient avec la garde…
— Avez-vous des questions ? demanda-t-il, après avoir fini sa démonstration sur le maniement de l’arme.
— Moi, je ne sais pas si je vais arriver à le tenir, évoqua Manon… je trouve ça trop lourd.
— Oui, intervint Alban Jolibois… Pour ceux qui le souhaitent, on pourra installer un canon plus court, mais c’est vrai que ces engins pèsent plus de trois kilos…
— Jusqu’à quelle distance peut-on tirer ? s’informa Lucas.
— Assez précisément, jusqu’à cinquante mètres… après, c’est moins évident, dit Pierre Valorie… D’autres questions ? Bon, retournez contre le mur du château… Je vais vous fournir une cartouche dès que vous serez en place.
Postés les uns à côté des autres, les enfants attendaient patiemment, en ligne, que leur professeur s’arrête devant eux pour leur remettre une balle. Celui-ci extrayait le projectile coloré de la boite en carton qu’il tenait dans sa main gauche et n’omettait pas de rappeler à chacun, avant de le donner, de ne surtout pas diriger l’arme à feu vers quelqu’un. Arrivé en bout de file, il se décala de quelques mètres et les invita à charger leur fusil.
— Mettez votre arme contre l’épaule et orientez-là vers le ciel ! ordonna-t-il.
Tous s’exécutèrent et les canons tremblaient pendant qu’ils essayaient de les maintenir droits devant eux…
— À trois, vous tirez !… Un, deux… Trois !
Ils appuyèrent sur la gâchette à peu près ensemble et les balles partirent en provoquant une seule et puissante détonation. Les pentes de la vallée répercutèrent quelques instants après, le son du coup de feu général… Ce terrible bruit sec faisait penser à la guerre et à toutes les horreurs qu’ils avaient pu voir naguère dans des films ou aux actualités télévisées… Les paroles de Pierre Valorie résonnaient dans leurs têtes comme l’écho de la montagne… « Alors, ne l’oubliez pas !… Cet instrument donne la mort ! »
*
Après quelques heures d’entraînement, la troupe des « Iris » descendit dans le village, en fin d’après-midi. Le fusil en bandoulière, ils se suivaient de près et se laissaient guider par les empreintes des loups. Elles les conduisirent tout naturellement vers la basse-cour et ils s’arrêtèrent devant pour découvrir l’atrocité des dégâts. Les poteaux qui retenaient les grilles étaient couchés par terre. Les clapiers des lapins étaient défoncés. Dans la neige tachée de sang, gisaient, au milieu des plumes et des poils éparpillés n’importe où, les restes des carcasses éventrées.
— C’était donc ça que l’on entendait cette nuit, soupira Camille Allard… La meute a festoyé avec nos réserves…
— Et elle ne s’est pas privée, grogna Alban Jolibois… Elle ne nous a rien laissé… Ces carnassiers ont dévoré toute notre provision de viande en quelques heures !
Affolés, ils contournèrent tous les bâtiments alentour, espérant que quelques bêtes auraient pu se sauver et se terrer peut-être encore dans une cachette. Les traces de sang partaient en étoile autour des grilles, dans tous les sens.
Les animaux avaient tenté de s’échapper face à ces ogres affamés, mais très vite, ils avaient été rattrapés et les enfants constataient petit à petit l’ampleur du désastre. Des luttes inégales avaient eu lieu un peu partout et toujours, les mêmes victimes avaient rendu l’âme au cœur d’une flaque rouge. Leurs squelettes déchiquetés étaient éparpillés sur un rayon de dix mètres et seules les empreintes d’un lapin dépassaient de cette sombre limite. Ses petites pattes se moulaient dans l’épaisseur du manteau blanc et zigzaguaient jusqu’au milieu du champ voisin qui était situé au-dessus. Là, il s’était certainement arrêté un instant pour reprendre sa respiration et se remettre de ses émotions. Sa fuite ne fut que de courte durée, car ses pas s’effaçaient subitement, sans explication. Un rapace nocturne avait dû le saisir par surprise avec ses griffes et l’emmener dans un coin plus calme pour passer à table.
— Je ne me sens pas très bien, déclara Violette devant ce massacre qui s’exhibait à ses pieds.
Elle tomba à genoux, et le visage blême, elle vomit douloureusement tellement ce spectacle lui avait retourné l’estomac. Jade Toolman s’empressa de la soutenir et lui proposa de remonter au château avec elle.
— Oui… Je veux bien… J’ai la tête qui tourne, s’étrangla-t-elle en hoquetant. C’est affreux !… Tous ces animaux morts !
Tandis qu’elle se relevait péniblement avec l’aide de son professeur, Violette se mit soudain à trembler nerveusement. Elle leva ses poings vers le ciel qu’elle regardait fixement et hurla de désespoir.
— Aaah !… J’en peux plus !… J’en ai marre !… Nous allons tous bientôt mourir !…
Elle se jeta au sol et se roula dans la neige en pleurant. Elle gémissait et gesticulait comme une folle. Ses rires hystériques s’entrecoupaient de plaintes. Jade Toolman qui essayait de la saisir dans ses bras pour la calmer était repoussée sitôt qu’elle s’approchait. À force de s’être agitée dans la poudreuse rouge, elle semblait à son tour saigner de tout son corps…
Au bout d’un moment, elle se plia en position fœtale et resta ainsi, couchée par terre, la tête dans les épaules, sans rien dire. Pierre Valorie et Alban Jolibois profitèrent de cette accalmie pour l’inviter à se lever, mais dès qu’ils la touchèrent, elle se débattit vivement en râlant pendant quelques minutes puis se recroquevilla à nouveau au milieu de ses amis décontenancés…
Salem sortit du cercle qui était autour d’elle et s’allongea à ses côtés. Il fit attention à éviter tout contact corporel avec Violette et lui parla avec son cœur.
— Tu ne vas pas mourir, Violette… Car nous sommes là, avec toi… Et nous veillerons sur toi…
Violette restait sans bouger, la face cachée sur ses genoux et ne répondait rien… Salem ne semblait pas s’inquiéter par ce silence qui n’en finissait pas et continua à lui murmurer à l’oreille :
— Nous voulons t’aider, Violette… Nous t’aimons trop pour te voir aussi malheureuse…
Elle ne parlait toujours pas, mais Salem sentit que son corps se décrispait. Sa respiration était de plus en plus calme. Il avait l’impression qu’elle se détendait lentement…
— Violette, chuchota-t-il au-dessus de sa chevelure dorée… Tu es si belle quand tu souris… Et ça me fait si mal lorsque tu pleures…
Au bout d’un certain temps, Violette qui était restée muette finit par redresser sa tête et, les yeux rougis par les larmes, regarda son compagnon…
— Oh, Salem… J’ai peur… Si tu savais comme j’ai peur…
Entourant le cou de Salem avec ses bras, elle se releva avec lui doucement et demeura collée contre lui un moment. Elle s’adressa à lui timidement et l’interrogea de sa voix tremblotante.
— Tu préfères un sourire… Comme ça ? esquissa-t-elle sur son visage mouillé de larmes.
— Oui… Comme cela, répondit-il joyeusement.
— Merci, Salem… Merci… C’est rudement gentil, ce que tu m’as dit.
Puis, se retournant vers ses amis, elle s’excusa de son comportement.
— Vous ne m’en voulez pas ? s’inquiéta-t-elle auprès d’eux, un peu gênée.
— Bien sûr que non ! lui rétorquèrent Pauline et Lisa qui vinrent l’embrasser aussitôt… Nous aussi, on a le cœur tout chaviré par cette boucherie… Et toi, tu as exprimé plus fortement ce que l’on ressentait… C’est tout.
Elles prirent Violette par la main, chacune d’un côté et s’engagèrent en direction du château avec les autres filles, rassurées de voir leur amie réconfortée… Les garçons ramassèrent leurs carabines qu’elles avaient abandonnées dans la neige et les suivirent en compagnie de leurs professeurs.
Dès qu’ils eurent atteint le lavoir, les corbeaux estimèrent qu’ils étaient suffisamment loin pour s’autoriser à délaisser les branches dénudées des arbres environnants sur lesquels ils étaient perchés. Ils s’approchèrent tranquillement vers cet étalage de viande qu’ils lorgnaient patiemment. Ils pouvaient commencer silencieusement leur triste office de charognards…
Ce soir, ils ne se disputeraient pas les cadavres, car il y en avait bien assez pour tout le monde.