© Paul Maraud, 2018, pour le texte. Tous droits réservés.
© Éditions Semis de mots, 2018. Bordeaux – Nouvelle Aquitaine
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, décembre 2018.
Dépôt légal : décembre 2018
2152
Troisième période
« Nous devons nous dire adieu ! »
Le puits
Les trois hommes reposaient par terre, accroupis, les mains attachées dans le dos, le front contre le sol, avec l’interdiction absolue de relever la tête. Derrière eux, les soldats de la BS les surveillaient attentivement. Le Grand Maître devait arriver d’un moment à l’autre. Les serviteurs du peuple, CAR2241V, CAR6667L et CAR0055B avaient été destitués de leurs fonctions et attendaient, dans le bureau, la sentence de leur chef. Le silence était total. Ils avaient peur.
Sur le côté, GLIC était debout contre le mur, près des vitres qui laissaient entrevoir le soleil, levé depuis quelques heures. Sa puissante et pâle lumière éclairait les prisonniers au centre de la pièce, comme un spot dirigé vers les acteurs sur la scène d’un théâtre. Personne ne faisait attention au robot tellement l’instant était grave. Siang Bingkong qui avait pris la place de Paméla Scott aux commandes de GLIC, observait ce qui se passait avec inquiétude.
*
Au même moment, les six compagnons de Mattéo s’étaient réfugiés dans un des couloirs techniques de la cité. Le faible éclairage de la lampe de veille qui était au-dessus d’eux rendait l’atmosphère du lieu particulièrement angoissante. Leurs visages étaient austères. Ils étaient désespérés. Tout s’écroulait sous leurs pieds. Leur meilleur ami, qui les avait réunis, était mort dans des conditions épouvantables et les seuls adultes avec qui ils étaient en totale confiance, allaient être jugés pour trahison…
— Qu’allons-nous devenir ? osa demander timidement Shad, rompant ainsi le mutisme dans lequel ils s’étaient enfermés.
Mais personne ne répondit. Tous étaient absorbés par leurs tristes pensées. Ils étaient las !
Encore sous le choc de cette succession de mauvaises nouvelles, ils se sentaient perdus au fond de ce tunnel qui les étouffait de plus en plus. Ils ne supportaient plus de devoir se cacher de cette façon et ils n’aspiraient plus qu’à une chose, voir la lumière et retrouver leur liberté.
*
Couché sur un tapis moelleux d’aiguilles de pin, Mattéo avait le sentiment d’avoir bien chaud. Sa tête se trouvait juste dans l’axe d’un faisceau du soleil qui traversait les branchages de la forêt. La chaleur du rayon épousait délicatement les reliefs de son visage. Ses oreilles étaient agréablement brûlantes et ses paupières ne semblaient pas assez épaisses pour faire écran à son flamboiement. Elles se teintaient graduellement de rose, sans doute à cause de la couleur des petits vaisseaux sanguins qui irriguaient sa peau. Il sentait également le poids rassurant de sa couette sur son corps et il n’osait surtout pas bouger pour éviter de créer le moindre courant d’air qui romprait le charme de cette confortable tiédeur.
Mattéo émergeait petit à petit de son sommeil et savourait avec délice ce lent et progressif glissement qui le transportait du monde des rêves vers le pays de la conscience…
Enfin prêt, il décida d’ouvrir prudemment ses yeux pour ne pas être aveuglé par la lumière. Se croyant dans sa petite maison des Pyrénées, il s’attendait à voir le plafond de sa chambre. À la place, devant le ciel bleu clair, il aperçut un sapin qui étendait ses branches au-dessus de lui, dessinant d’étranges silhouettes sombres, pleines de ramifications. Examinant ce curieux décor, il resta perplexe pendant quelques minutes et comprit rapidement que son véritable lit était bien loin. « Où suis-je ? », s’inquiéta-t-il, « je ne comprends pas. ». Il bascula lentement son cou sur le côté et se retrouva face à l’œil vif et attentif de son protecteur.
Horus ouvrit son bec pour émettre une plainte stridente et d’un coup, quittant sa couchette, une vingtaine de rapaces obéirent à ses ordres pour s’envoler dans toutes les directions. En quelques secondes, sa couette si chaude s’était évanouie. Il eut soudain très froid. Il perdait subitement la douillette couverture des oiseaux qui l’avait abrité avec leurs duvets, mais aussi, il replongeait dans cette sinistre réalité que la fatigue et la nuit lui avaient permis d’oublier.
Sans trop savoir si c’était pour se réchauffer le cœur ou le corps, Mattéo prit Horus dans ses bras et le garda un moment contre lui.
— Que ferais-je sans toi ? lui avoua-t-il à l’oreille.
Il resta immobile quelques minutes et contempla en même temps l’imposante falaise qui était devant lui, sur l’autre versant de la vallée…
— Mais, là-haut ?… Ce point qui brille, en face, dans la roche ? s’étonna-t-il… Ce sont les vitres de la terrasse du Grand Maître ? Comment as-tu fait pour me sauver de ce précipice, encore une fois ?
Impressionné par l’importance de la paroi, Mattéo ne quittait pas des yeux l’immense plateau qui abritait les cités du PNC. Il se rappelait sa chute, après s’être détaché de CAR2241V, mais il était incapable de se souvenir ce qui lui était arrivé après. Comme si sa mémoire avait censuré cet instant qui avait été trop fort en émotions…
Il regardait maintenant la montre de son poignet et alluma l’écran. De la même façon que Siang Bingkong, il distingua les trois serviteurs pliés en deux, face contre terre, dans le bureau du Grand Maître…
*
Le bruit des pas d’Anikeï Bortch résonnait depuis le fond du couloir. Peu perceptible au début, il s’intensifiait au fur et à mesure qu’il avançait. Ce claquement de bottes devenait insupportable pour les prisonniers qui angoissaient à l’avance de se retrouver devant lui.
Quand le Grand Maître arriva sur le seuil de la porte, il s’arrêta et attendit un certain temps avant de pénétrer dans la pièce. À nouveau, un silence pesant régna dans la salle. CAR2241V et ses deux complices n’osaient toujours pas bouger…
L’homme que tout le monde craignait avança enfin pour se diriger lentement vers eux puis stoppa juste devant le crâne de CAR2241V. Il s’adressa à Number one.
— Ils sont tous là ? grogna-t-il de sa voix des mauvais jours.
— Oui, Maître… Ce sont les trois déloyaux serviteurs dont je vous ai parlé, répondit Number one… Voici leurs numéros matricules.
Le Grand Maître saisit le registre que lui tendait son second, le lut quelques secondes puis l’écarta de sa vue pour contempler avec dédain les renégats qui ne bronchaient pas. Il se dirigea vers son bureau et posa le livre dessus pendant qu’un brigadier s’empressait de reculer son fauteuil pour le lui présenter…
Il s’assit, cala ses deux bras sur les accoudoirs et le dos bien droit, s’adressa aux prisonniers.
— Debout ! ordonna-t-il.
Les trois serviteurs levèrent aussitôt le torse et tentèrent de se redresser comme ils pouvaient, sans pouvoir s’aider de leurs mains.
Une fois à la verticale, ils se serrèrent les uns contre les autres, autant pour se maintenir en équilibre que pour se donner du courage.
— Messieurs, poursuivit-il… Vous avez été pris en flagrant délit de trahison au sein même de ce bureau… Mon bureau… Celui de votre chef ! Nous allons donc procéder à votre jugement… Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
Aucun d’entre eux ne parla.
— Rien ? insista-t-il… Alors je vais demander au chef de la Brigade Spéciale de me fournir quelques explications…
Number one s’exécuta…
— Nous sommes à la recherche de sept adolescents qui ont échappé à notre surveillance. Parmi eux se trouvent un certain Mattéo Torino et une demoiselle nommée Poe Motu. Ils sont à l’origine de nos futurs clones. Il semblerait toutefois que Mattéo Torino soit mort cette nuit, car mes soldats l’ont vu tomber dans le précipice depuis la terrasse, lorsqu’ils essayaient de le remonter avec CAR2241V… À ce jour, nous ne savons toujours pas où sont leurs complices, mais nous sommes sûrs que ces trois traîtres les ont aidés à s’enfuir.
— Merci, Number one pour ces précisions, apprécia le Grand Maître. Pouvons-nous avoir quelques détails supplémentaires ? demanda-t-il en se tournant vers les accusés.
Mais les trois hommes, une fois de plus, gardèrent le silence et préférèrent baisser la tête.
— Comme dit le proverbe, déclara le Grand Maître… Qui ne dit mot consent… Aussi, je décrète que vous êtes coupables ! Je suis extrêmement déçu par votre comportement et je ne vous ferai même pas la faveur d’un séjour dans notre centre de redressement et de revalorisation de la race humaine… Vous ne le méritez pas… Vous irez finir vos jours au « Puits ». Ma décision est irrévocable !
Horrifiés, les serviteurs déchus regardèrent le Grand Maître. Ils n’avaient pas imaginé cela possible. Ils étaient donc voués à une mort lente et certaine.
— Emmenez-les ! hurla-t-il… Je ne veux plus les voir !
Les brigadiers encadrèrent les prisonniers et les saisirent fermement par les épaules pour les évacuer de la pièce…
Pendant que le malheureux cortège se déplaçait, le Grand Maître remarqua GLIC sur la gauche…
— Tiens ! rigola-t-il, en quittant son poste pour s’approcher du robot. Comment va le peuple des minus ? l’interrogea-t-il, en positionnant son visage à dix centimètres de la caméra. Je vous rappelle qu’il ne vous reste plus longtemps à vivre, mes amis. Dès que j’aurai la confirmation que mes hommes seront en lieu sûr, nous pourrons commencer le tir aux pigeons !… Ah, ah, ah…
Anikeï Bortch était si près de l’objectif de GLIC que sa dentition était déformée sur les écrans de Siang Bingkong et de Mattéo. Sa bouche ressemblait à celle d’un ogre et son rire gras donnait froid dans le dos.
Il se retourna ensuite vers Number one et lui dit secrètement à l’oreille.
— Après avoir déposé les serviteurs dans le puits, je compte sur toi pour retrouver ces gamins. Je croyais que cette histoire était classée ?
— Je m’en occupe activement, trancha-t-il… Ils commencent à m’énerver sérieusement !
*
Quand la BS accéda au sommet du plateau, Mattéo aperçut depuis sa position le maigre attroupement qui entourait les prisonniers. Il était beaucoup trop loin pour distinguer qui que ce soit, mais il suivait les petits points noirs de la cohorte qui progressaient vers l’intérieur comme une rangée de manchots sur la banquise. Après avoir marché cinq bonnes minutes, la colonne s’arrêta soudain. Il en conclut que c’était à cet endroit que se trouvait ce fameux puits. Il était frustré de ne rien pouvoir faire pour ces serviteurs qui avaient pris le risque de le protéger avec ses amis.
Hier encore, ils avaient osé pénétrer dans le bureau du Grand Maître pour le sauver…
— Stop ! cria Number one à ses hommes, devant la muraille qui entourait le large trou. Vous trois, défaites les liens des détenus et vous deux, installez l’extrémité de la corde sur la poulie afin que l’on puisse fixer le panier métallique pour les descendre.
Les serviteurs, le visage blême, scrutaient l’entrée de la fosse qui allait devenir leur tombeau…
C’était une excavation de six mètres de diamètre, creusée dans la roche sur une quinzaine de mètres de profondeur. Elle rejoignait le plafond d’une immense cavité naturelle, façonnée au fil du temps par les infiltrations d’eau. Une rivière souterraine la traversait encore en son centre et continuait sa course après son passage, dans les entrailles du plateau. Ce lieu maudit était connu de tous, car c’étaient là, dans cette sorte d’oubliette géante, que le Grand Maître avait enfermé tous les parents des enfants sélectionnés par le PNC qui avaient refusé d’adhérer à sa cause.
Chaque jour, surveillés par la BS, les serviteurs avaient l’ordre de déposer, à l’aide d’un treuil, la nourriture nécessaire à leur survie. La boisson était offerte généreusement par dame nature. Il suffisait à ces pauvres malheureux de se désaltérer à la source du cours d’eau qui débouchait à l’entrée du gouffre.
Ces hommes et ces femmes apprenaient à mourir en silence. Ils s’étaient obligés malgré tout, à organiser leur vie dans ces ténèbres pour se soutenir les uns les autres. Lorsque l’un d’entre eux expirait, ils profitaient du dépôt régulier de leur pitance pour que la nacelle remonte son corps afin d’éviter les maladies. Ce macabre rituel permettait aux agents du PNC de comptabiliser le nombre de déportés restants. Le jour où le dernier exilé ne prendra plus sa soupe, ce sera le signe qu’ils auront tous disparu…
— Le panier est prêt, Number one ! informa l’un de ses brigadiers… Ils peuvent monter dedans…
Mais les trois serviteurs ne comptaient pas se laisser faire et tentèrent de se sauver tant que cela leur paraissait possible…
CAR6667L fonça, tête la première dans le ventre de son gardien qui tomba au sol, la respiration coupée. Il grimpa sur la muraille, haute d’un mètre, et se risqua à contourner l’édifice pour se retrouver de l’autre côté. Puis il sauta à terre et s’engagea à corps perdu, plus loin dans la prairie. Ses deux amis profitèrent de la panique générale pour partir à leur tour dans des directions différentes, après avoir durement frappé les gardiens qui étaient près d’eux.
— Rattrapez-les ! vociféra le chef de la BS, vexé de voir que ces hommes, qu’il prenait pour des incapables, avaient eu l’audace de braver ses soldats.
Mais les brigadiers étaient de sacrés athlètes et ils les maîtrisèrent rapidement. Les traînant par les pieds, ils les ramenèrent devant le puits et les déposèrent énergiquement dans le panier qui allait leur servir d’ascenseur.
— Allez-y ! beugla Number one, impatient de se débarrasser d’eux… Envoyez-moi ça au fond du trou !
Le crissement de la poulie alerta les habitants des ténèbres qui s’imaginaient que c’était l’heure du ravitaillement. Comme le bétail qui s’approche de la mangeoire en entendant l’arrivée de son berger, les prisonniers des profondeurs s’avancèrent par milliers, comme des automates, autour du seul point de lumière qui réussissait à pénétrer dans le gouffre.
Les serviteurs se cramponnaient à leur support sans bouger pour éviter d’être déséquilibrés… S’ils tombaient, ils ne survivraient pas à la chute. Ils atteignaient maintenant le bout de la partie forée et plongeaient lentement dans l’abîme qui les enveloppait progressivement de sa sombre et fraîche couverture. La descente paraissait interminable. Leurs yeux ne s’étaient pas encore accoutumés à l’obscurité. Ils baignaient dans le noir total et les plaintes de la foule pressée au sol résonnaient contre les parois. Plus ils s’enfonçaient dans la galerie, plus le volume des lamentations était important. Ce mélange de voix graves et aigües devenait même complètement inaudible…
« Vont-ils sauter sur nous pour se venger de leur malheur ? », s’inquiétèrent les trois hommes pendant leur progression… Effrayés, ils tentaient de contracter leurs muscles oculaires pour que leurs rétines s’accommodent plus vite à ce nouvel environnement. Quand tout à coup, le panier buta fortement contre la roche plate qui était prévue pour réceptionner la cargaison. Le bruit métallique du choc s’amplifia dans toute la caverne et les plaintes s’arrêtèrent net.
Ils avaient atteint le fond.
CAR2241V, CAR6667L et CAR0055B se tenaient par le bras en attendant le pire. Ils étaient maintenant capables de voir à quelques mètres. Des centaines d’yeux les fixaient comme s’ils étaient des lions en cage.
Une forme humaine se dégagea de la masse grouillante pour s’avancer vers eux. Lorsqu’elle fut suffisamment proche, ils reconnurent un prisonnier très amaigri qui les regardait sans animosité.
—Vous devriez descendre de ce plateau, expliqua-t-il d’une voix curieusement douce et limpide… Seuls les morts ont le droit de remonter par ce câble !
Naufrage
À cause de ses épaules trop larges, Alban Jolibois n’avait pas réussi à passer à travers le hublot. Il était donc inutile que Pierre Valorie tente à son tour de s’extraire de la cabine par le même chemin. Sa corpulence et surtout son ventre volumineux dépassaient nettement l’envergure de son collègue. Quant à Jade Toolman, elle avait le vertige. Elle ne pensait pas être capable d’exécuter le plan qu’ils s’étaient fixé.
Camille Allard se sentit obligée d’essayer de rejoindre le pont du bateau en escaladant la coque. Elle redescendrait ensuite jusqu’à la cabine par l’intérieur et ouvrirait la porte, grâce à la clé qui était dans la serrure.
Soutenue par les élèves qui lui firent la courte échelle, elle atteignit le hublot sans problème et engagea d’abord sa tête au-dehors pour examiner le passage le plus approprié. Le vent marin lui fouetta le visage et contrairement à l’odeur de renfermé qui émanait de la cabine, elle sentit cet agréable parfum d’iode qui caractérisait l’air du large.
Il restait cinq petits mètres à franchir pour parvenir à la balustrade, cinq mètres de pure escalade. La façade extérieure du navire n’était pas verticale. Le bâtiment étant incliné, elle pensait pouvoir se déplacer dessus par adhérence. L’important était de ne pas s’arrêter en chemin pour que le poids du corps ne l’emporte pas sur la vitesse de grimpe.
Camille Allard n’avait aucune expérience de la varappe. Elle avait consciencieusement écouté les conseils d’Alban Jolibois, mais quand elle fut devant la voie, les muscles de son ventre se contractèrent tout d’un coup.
— Je ne crois pas que je vais y arriver ! hésita-t-elle, assise sur l’encadrement de la petite fenêtre.
— Courage ! cria en chœur la troupe tout entière qui, de l’intérieur de la cabine, ne voyaient plus que ses jambes balloter dans le vide.
Camille Allard fixa attentivement la surface à franchir pendant quelques minutes puis regarda vers le bas. Le mouvement des vagues qui butaient contre la coque du navire ne la rassura pas. Elle préféra fermer les yeux pour oublier cette vision qui la perturbait et décida de ne plus tourner la tête.
— Je ne respire pas bien !… J’ai l’impression de manquer d’air ! gémit-elle, une nouvelle fois… J’ai peur !
— Allez, Camille ! supplia Pierre Valorie depuis l’intérieur… Nous dépendons tous de toi… Tu peux le faire !
Elle souffla avec force pour se décontracter et se lança sans réfléchir sur la carcasse du navire. À peine avait-elle quitté le hublot que Salem s’empressa de prendre sa place pour commenter sa progression à ses compagnons.
— Elle a déjà fait au moins deux mètres… C’est génial !… Elle avance comme une torpille !
Camille Allard arrivait à peu près au milieu du parcours. Elle appliqua la paume de sa main gauche, bien à plat sur la ferraille et monta son pied droit un peu plus haut pour garder l’équilibre.
Elle tendit maintenant son cou vers l’avant pour mieux plaquer sa poitrine sur la surface peinte et quand elle plia la jambe pour changer de position, elle se cogna le genou. La douleur fut si vive qu’elle s’arrêta.
— Non, Mademoiselle ! hurla aussitôt Salem. Continuez ! Continuez !
Tous, sous la lucarne, se demandaient ce qui se passait. Ils étaient inquiets. Ils écoutaient attentivement les paroles de Salem… Mais Camille Allard, les membres écartés comme une étoile de mer fixée sur un gros coquillage, n’avait plus d’inspiration. Elle ne savait plus comment s’y prendre pour s’élancer à nouveau vers l’avant.
— Je suis bloquée ! paniqua-t-elle… Je ne tiens plus… Je suis en train de glisser !
— Elle glisse ! hurla Salem à ses compagnons… Elle ne tient plus !
L’enseignante transpirait à grosses gouttes et ses mains devenaient moites. Elle avait l’impression d’être sur une savonnette et le poids de son corps lui parut excessivement lourd. Elle se cramponnait comme elle pouvait à cette surface qui n’avait aucune prise franche. Le moindre relief de la structure était bon à saisir…
— Je vais tomber ! s’affola-t-elle… Au secours !
— Elle… Elle va tomber ! s’alarma Salem qui ne la quittait plus des yeux.
Comme s’ils s’étaient entraînés depuis des semaines à cet exercice, la petite troupe s’organisa en quelques secondes pour venir au secours de Camille Allard.
— Salem !… Descends tout de suite ! ordonna Alban Jolibois.
— OK ! obéit-il aussitôt.
Pierre Valorie qui était le plus lourd, s’adossa contre la paroi et supporta sur ses épaules Alban Jolibois qui lui-même soutint Jade Toolman. Une nouvelle colonne s’était formée pour permettre aux garçons de monter illico vers la fenêtre.
— Allez-y, les gars ! s’adressa Alban Jolibois aux jeunes qui avaient instantanément compris ce que leurs professeurs attendaient d’eux.
Lucas s’extirpa du hublot et tenta de caler ses pieds au-dessus de l’encadrement. Il cherchait à s’étaler au mieux sur la coque métallique du bateau. José qui le suivait de près s’agrippa à la ceinture de son pantalon pour passer sur lui. Il le dépassa et s’étendit à son tour, comme son ami, pendant qu’il lui tenait les pieds avec ses mains. José étaient désormais au même niveau que le pied droit de Camille Allard.
— Posez votre pied sur mon épaule ! proposa-t-il à son professeur.
Ses muscles étaient si tendus qu’il dut attraper la jambe de l’enseignante qui tremblait sans discontinuer. Il la bloqua fermement sur le haut de son torse.
— Voilà ! Vous pouvez vous détendre un peu ! lui suggéra gentiment José… Amenez maintenant l’autre jambe jusqu’à moi… Après ça, vous ne risquerez plus rien.
Camille Allard reprenait confiance grâce à l’intervention efficace de ses élèves. Elle pouvait souffler à nouveau et reprendre ses esprits, sans pour autant se déconcentrer. Colin suivait la scène depuis la lucarne et attendait un signe de son camarade pour pouvoir partir à son tour.
— A toi, Colin ! lança José depuis sa place.
Colin doubla ses deux amis en s’agrippant à leurs vêtements puis expliqua à Camille Allard qu’il allait monter par-dessus ses omoplates pour gagner le bordage du pont supérieur.
— D’accord, répondit-elle rapidement en s’appliquant à bien écarter ses bras pour bouger le moins possible.
Il se hissa sur elle et tendit son corps au maximum pour saisir le pavois… mais il manquait cinquante centimètres pour réussir…
— Je suis trop petit ! hurla-t-il… Quelqu’un d’autre doit venir pour atteindre la rambarde !
De sa propre initiative, Lisa imita ses compagnons et monta rejoindre Colin en bout de file avec beaucoup de dextérité. Comme elle était légère, elle évoluait facilement sur le fragile pilier, constitué des trois garçons et de Mademoiselle Allard.
Elle parvint à la hauteur de Colin sans les déstabiliser et se dépêcha d’enfourcher l’extrémité de la barrière en métal. Elle tomba par chance, en face d’un gros filin enroulé autour d’un cabestan. Consciente que chaque seconde était précieuse, elle se précipita dessus et s’employa à le dénouer.
Lorsqu’elle eut suffisamment de longueurs, elle envoya par-dessus bord la partie qu’elle venait de libérer, en direction de ses compagnons.
— Prenez la corde ! hurla Lisa…
Sans attendre, ils l’agrippèrent tous en même temps. Dorénavant, accrochés à ce câble et sûrs de ne pas tomber, ils soufflèrent de soulagement… Ils montèrent ensuite rejoindre Lisa, et chacun à leur tour la félicita pour son audace. Son intervention les avait tous sauvés.
— Hourra ! s’écrièrent-ils en chœur, tout à leur joie d’avoir réussi. Hourra !
Dans la cabine, les autres membres de l’équipe entendirent leurs exclamations et se réjouirent eux aussi de ce merveilleux succès en se serrant dans les bras. Ils étaient tranquillisés…
Bientôt, ils seraient enfin libres !
L’entrée des passagers se trouvait à une dizaine de mètres, vers l’arrière du bateau. Ils pouvaient accéder à cette porte sans difficulté par une passerelle abritée.
Quand ils eurent franchi l’ouverture, ils reconnurent aussitôt le chemin qu’ils n’avaient pourtant emprunté qu’une fois. Ils s’engagèrent dans les escaliers qui devaient les conduire à l’étage inférieur. Arrivés au bout du couloir, ils aperçurent au loin, le corps sans vie du serviteur qui était venu à leur secours.
La cabine était donc en face.
— Nous voilà ! lancèrent-ils dans leur direction pour rassurer le reste de l’équipe.
Une fois devant la bonne porte, ils lorgnèrent cette fameuse clé qui était accrochée à la serrure. Elle n’attendait de leur part qu’un petit tour supplémentaire pour leur permettre de se retrouver.
— Écartez-vous de la porte ! beugla José qui levait déjà son bras pour saisir le passe.
Il s’était lui-même positionné sur le côté pour ne pas la recevoir sur la tête quand elle s’affalerait.
— Attention !… Je vais ouvrir ! déclara-t-il.
À peine eut-il terminé de tourner son poignet que la porte chuta violemment pour se balancer un certain temps dans le couloir, puis elle s’arracha de ses gonds, à cause de son poids excessif. Elle tomba bruyamment dans la galerie.
— Youpi ! gloussèrent-ils, au comble de la joie.
Pierre Valorie et Alban Jolibois prirent chacun une main de Jade Toolman et l’aidèrent à descendre délicatement dans le corridor. Ils s’empressèrent de faire pareil avec Violette, Manon, Pauline, Lilou, Audrey, Roméo et Salem et quittèrent enfin eux-mêmes, cette détestable prison qu’ils ne pouvaient plus supporter.
Tous s’embrassèrent et se congratulèrent en criant !… Ils exultaient de bonheur. Certains pleuraient de joie… Mais la fête ne dura pas longtemps, car le navire se mit brusquement à trembler, s’enfonçant un peu plus dans la mer.
Après quelques minutes d’inquiétude, il sembla se stabiliser.
— Vite ! suggéra Pierre Valorie… Remontons sur le pont avant qu’il ne soit trop tard !
Ils se tenaient comme ils pouvaient aux cloisons du couloir et tentaient de regagner les échelles. Dans leur fuite, Camille Allard remarqua aux pieds des marches, un coffret en bois sur lequel était fixée une bouée de secours.
— Attendez ! cria-t-elle… Il y a peut-être à l’intérieur des… Oui ! s’exclama-t-elle, rassurée, alors qu’elle venait de soulever le couvercle du coffre. Il est rempli de gilets de sauvetage. Servez-vous !
Ils enlevèrent les gilets qui étaient rangés dans des housses et les enfilèrent en toute hâte. Conscient que ces vêtements de secours devaient être bien portés pour être efficaces, Alban Jolibois se plaça en bas des escaliers afin de contrôler chaque personne avant qu’elle ne monte.
— Monsieur ? s’étonna Roméo en s’habillant… Ces gilets sont crevés !… Il n’y a pas d’air dedans ?
— Écoutez-moi ! expliqua Alban Jolibois en s’élevant de trois marches pour dominer le groupe. Tout le monde me voit bien ?… OK !… Ce sont des gilets à gonflage automatique… Ils se rempliront de gaz, uniquement quand vous serez dans l’eau. Une petite pastille de sel se dissoudra dès qu’elle sera mouillée, et elle déclenchera le gonflage de la chambre à air. Ceci, grâce à une bouteille de gaz carbonique qui est à l’intérieur… Compris ?
— Et ce fil qui pend devant ? demanda Violette, intriguée… À quoi sert-il ?
— Ah, ça… C’est une longe ! résuma-t-il… C’est pour pouvoir s’attacher à un radeau ou à un objet flottant…
— Et cette ampoule, sur le côté ? questionna Manon.
— Ce n’est pas important, répondit-il… C’est une lumière qui s’allumera au contact de l’eau… Allez !… Vérifier que vos boucles sont bien bloquées et que vous avez tous serré les deux sangles. Celle du bas doit passer au niveau de l’aine et celle du haut doit ceinturer le ventre. Elles vous permettront de ne pas perdre votre gilet quand vous serez dans la mer… d’accord ?
Un craquement étourdissant provint du fond de la cale et résonna gravement à chaque étage. Les éclairages s’éteignirent subitement et les pensionnaires des « Iris » se retrouvèrent dans le noir complet… La surprise fut totale. Ils étaient tous paralysés par la peur. Ils percevaient dans le lointain, le bruit de l’eau qui envahissait le bateau. Elle était encore en dessous de leur niveau, mais ils reconnaissaient le son de son jaillissement, identique à celui d’un robinet grand ouvert. « Là, c’est un immense robinet, une énorme vanne », s’imaginaient-ils.
Le vacarme devenait inquiétant. Ils entendaient des portes claquer, des cloisons s’effondrer, des vitres exploser… L’eau semblait tout détruire sur son passage.
— Allez, tous en haut ! s’époumona Pierre Valorie. Accrochez-vous à la rampe et montez !… On s’attend tous sur le pont !
Ils criaient tout en faisant attention à ne pas se marcher dessus. Ils se tenaient par les vêtements, les bras, les mains… tout ce qui pouvait les maintenir en contact…
Ils devaient absolument avancer, même sans y voir. Du moment qu’ils s’élevaient vers le haut, c’était la preuve qu’ils s’approchaient de la sortie et qu’ils suivaient le bon chemin.
Une fois dehors, Pierre Valorie les compta pour être sûr qu’aucun n’était resté en bas.
— Heureusement, tout le monde est là ! dit-il soulagé… Dirigeons-nous vers l’avant du bateau !
À côté de la porte d’entrée se trouvait un placard à incendie. Par réflexe, Alban Jolibois l’ouvrit et découvrit une hache. Il la détacha et l’emporta avec lui. « On ne sait jamais », pensa-t-il. Puis il rejoignit le groupe qui l’avait déjà bien distancé.
Peu de temps après, ils étaient face à une impasse, à la proue du navire.
— Tu crois qu’on peut sauter d’aussi haut ? demanda Jade Toolman à Pierre Valorie… Ce n’est pas trop dangereux ?
— À vrai dire, répondit-il en se penchant par-dessus la rambarde, je ne sais pas ce qui est le plus dangereux… Mais ce qui est sûr, c’est que nous devons quitter ce bateau avant qu’il nous engloutisse.
— Qu’est-ce qu’on fait, Monsieur ? l’interrogèrent les jeunes… On saute ?
— Attendez ! insista Alban Jolibois… Je vais couper les deux cordons qui maintiennent le gros filet de devant. Il contient le pare-battage de proue… Nous pourrons nous agripper à cette imposante bouée quand nous serons dans l’eau.
Il saisit le manche de sa hache avec fermeté et frappa sur le premier lien avec énergie. Il insista jusqu’à ce que la corde cède… Les adolescents observaient ce long boudin qui pendait dans le vide, retenu par un seul brin.
— Cet énorme flotteur sera notre point de ralliement ! cria-t-il… Préparez-vous à sauter dès qu’il sera dans l’eau et essayez de le rejoindre pour fixer votre longe au filet !
— C’est quoi, déjà, la longe ?… Je ne me rappelle plus, demanda Manon, affolée.
— C’est ce fil qui est à l’avant de notre gilet ! lui confirma Violette… Il est relié à un petit mousqueton… C’est avec ça que l’on doit s’accrocher à la bouée…
— Ah ! D’accord !… répondit-elle, à moitié rassurée.
Pendant qu’ils surveillaient tous la chute du gros flotteur pour s’autoriser à quitter le bateau, Alban Jolibois s’évertuait à sectionner la dernière corde avec sa hache.
— Le navire s’enfonce ! alerta José qui voyait le niveau de la mer gagner du terrain sur le pont.
— Attention ! informa, essoufflé, Alban Jolibois. Le pare-battage va bientôt tomber !… Ça y est !
Lorsque le boudin arriva dans l’eau, il atterrit sur la surface en faisant un grand bruit sec, identique à une gigantesque claque. Puis il s’étala de tout son long au pied du bateau…
— On se donne tous la main et l’on saute ! hurla Pierre Valorie.
Ils abandonnèrent le bâtiment en criant. Jamais ils ne s’étaient jetés d’aussi haut dans le vide, même depuis le bord du torrent situé en dessous de Gallo. La descente paraissait interminable et ils avaient la sensation que leur estomac montait progressivement jusqu’à la gorge. Arrivés dans l’eau, leurs chaussures amortirent légèrement leur chute. Ils bloquèrent leur respiration pendant qu’ils s’enfonçaient dans la mer… Les gilets de sauvetage se gonflèrent au bout de quelques secondes et les hissèrent à la surface. Les quinze petites lampes s’allumèrent instantanément, à la partie supérieure des chambres à air. Ils se débattaient comme ils pouvaient pour essayer de retrouver la grosse bouée sur laquelle ils devaient se rassembler…
Les premiers arrivés aidaient les suivants à s’accrocher quand tout à coup, la proue du navire s’éleva subitement au-dessus de leurs têtes. Elle demeura figée verticalement, pendant que l’eau se mit à bouillonner autour… Les derniers volumes d’air furent expulsés puissamment de ce curieux iceberg. Cette ébullition éloigna les pensionnaires des « Iris » du bateau qui s’immergea progressivement pour disparaître définitivement de leur vue.
Cramponnés aux mailles du filet de leur radeau de fortune, ils étaient hypnotisés par les bruyants remous qui se formaient à l’emplacement de leur ancienne prison.
— Il était moins une ! soupira Pierre Valorie.
Transfert informatique
La verte pinède s’estompait progressivement pour laisser place à la garrigue. Depuis leur module, les sept sages, accompagnés de leurs conseillers, admiraient ce beau paysage aux formes vallonnées qui s’étendaient jusqu’à la mer méditerranée. En avançant, les reliefs devenaient de plus en plus accidentés, laissant apparaître de nombreux bras de mer qui s’incrustaient dans les terres.
Lorsqu’ils s’introduisirent dans une de ces calanques, ils furent impressionnés par les falaises escarpées qui encadraient la gorge comme de géantes forteresses. L’eau était d’une telle transparence qu’ils ne parvenaient pas à évaluer sa profondeur. Seules les couleurs passant d’un jaune vert à un vert émeraude, puis d’un bleu turquoise à un autre plus marine, permettaient de la jauger quelque peu.
Ils survolaient maintenant son embouchure. Dorénavant, ils s’engageaient définitivement vers la mer.
Ils se retournèrent un court instant avec nostalgie en direction de la côte. Aucun d’entre eux ne pouvait prévoir si un jour, ils remettraient les pieds sur le continent.
*
Une nouvelle nuit permettait à la lune de colorer d’un bleu monochrome les alentours du QG400105. L’équipe de Serge Morille n’y prêtait aucune attention, car elle travaillait depuis le crépuscule et ne semblait pas disposée à partir se coucher. Les informaticiens de la base s’étaient joints à eux pour les aider dans cette mission. Encore une fois, ils allaient utiliser leur robot.
Dans la mesure où GLIC se situait dans le bureau du Grand Maître, les sages leur avaient demandé d’aller fouiner dans l’ordinateur central du PNC. Après avoir assisté à la funeste démonstration, réalisée par Number one et son chef lorsqu’ils avaient exterminé le QG970000, ils en conclurent que l’ordinateur qui gérait la trajectoire des missiles était peut-être sous le planisphère. Dans ce cas, peut-être trouveraient-ils un moyen de pirater les données du programme…
— Voilà, dit Paméla Scott… j’approche GLIC de la carte terrestre… Je vois effectivement un meuble important sous les boutons de commande.
— Parfait ! lança Siang Bingkong à sa coéquipière… Déclenche le bras articulé et essaie d’ouvrir la porte du placard !
GLIC exécuta la manœuvre sans problème. Une multitude de fils électriques et de câbles divers remplissaient l’espace. Ils suivirent leurs trajectoires et aboutirent à un large coude qui s’enfonçait dans le plancher.
— Le centre de traitement des données doit-être à l’étage en dessous ! intervint Siang Bingkong. L’ensemble des câbles convergent vers le bas de l’armoire.
— Le projet paraît bien compromis, poursuivit Paméla Scott… Nous ne connaissons pas l’architecture des lieux et il est difficilement envisageable de demander au Grand Maître de nous indiquer le chemin pour aller consulter leurs bases de données.
GLIC referma le placard délicatement et retourna à sa place, près du mur. Les scientifiques s’apprêtaient à renoncer à la tâche qui leur avait été confiée quand ils entendirent la petite alarme qui signalait l’appel du jeune Mattéo Torino. Ils établirent de suite le contact.
— Bonsoir, Mattéo… Je suis contente d’avoir de tes nouvelles. Comment vas-tu ? s’enquit Paméla Scott.
— Oui, bonsoir… Je vous reconnais ! répondit Mattéo en voyant le visage de l’informaticienne sur l’écran de son bracelet. Je voulais vous dire que j’ai survécu à ma chute sous la terrasse du Grand Maître… Vous êtes maintenant les seules personnes avec qui je peux être en contact…
— Où te trouves-tu, Mattéo ? s’informa-t-elle.
— Pas loin des cités du PNC… Je suis en face d’un important plateau… Dans la même vallée.
— Es-tu blessé ?
— Non, je n’ai rien ! confirma Mattéo… Je m’en suis sorti grâce à mon ami faucon… Mais je vous expliquerai plus tard comment cela s’est passé, car c’est assez incroyable. Par contre, j’ai pu voir sur mon écran la condamnation des trois serviteurs du peuple… De là où je suis, j’ai repéré le puits dont ils parlaient… Il est sur le plateau rocheux qui domine la base du PNC… Je vais essayer de m’y rendre… Cependant, je suis très inquiet pour mes amis qui sont maintenant seuls. Ils finiront par se faire prendre… La BS va les chercher partout.
— Tu as des amis qui se cachent dans la cité ? Penses-tu que GLIC, notre robot, pourrait se mettre en relation avec eux ? réalisa soudain Paméla Scott… Crois-tu qu’ils pourraient le guider jusqu’à la centrale informatique qui se trouve sûrement sous le bureau du Grand Maître ?
— Certainement, expliqua Mattéo… Nous nous réfugions dans les galeries techniques… Nous pouvons ainsi nous déplacer sans être vus, n’importe où… C’est un circuit parallèle, à l’écart de toute surveillance. C’est comme ça que jusqu’à présent, nous arrivons à manger en puisant dans les stocks des cuisines… et c’est comme ça également que nous sommes venus retrouver le robot pour vous parler…
— Comment GLIC pourrait-il rentrer dans ce passage ? demanda-t-elle… Il est toujours dans le bureau.
— Juste à côté du mur perpendiculaire aux fenêtres, vous trouverez une porte qui donne sur une petite remise… Vous la reconnaîtrez facilement, car elle a une vitre teintée dans sa partie supérieure… Ah, mais j’y pense, continua Mattéo… Ça ne marchera pas. Le robot ne parviendra pas à grimper jusqu’à la trappe par l’échelle qui est en dessous… Non, ce n’est pas possible !
— Il peut s’élever dans les airs sans difficulté, répliqua Paméla Scott… Il fonctionne comme un hélicoptère…
— Super ! reprit Mattéo… Mais il y a un deuxième souci… Normalement, la trappe s’ouvre avec une télécommande… À moins qu’il puisse essayer de forcer la serrure ?
— Allons voir ça ! proposa la scientifique.
GLIC longea le mur, poussa la porte qui se referma derrière lui grâce à un ressort et se retrouva face à l’échelle.
— Je sens que tu brûles d’envie de prendre les commandes, s’adressa Paméla Scott à Siang Bingkong… N’est-ce pas ?
Les yeux de son collègue brillaient comme ceux d’un enfant attendant son tour pour jouer. Il accepta la proposition de Paméla Scott avec plaisir…
Les pales du robot se mirent à brasser de l’air et Siang Bingkong éleva GLIC jusqu’à la trappe. Il le stabilisa à son niveau et dirigea son bras vers la serrure. Sélectionnant un doigt de la main artificielle, il l’enfonça dans l’orifice. Il plia la dernière phalange pour lui donner la forme d’un « L » et tourna l’index, converti en clé, vers la droite… La petite porte murale s’ouvrit. Il l’écarta de suite avec le bras et engagea à toute vitesse les chenilles du robot dans l’entrée, tout en rabaissant sa colonne centrale au maximum pour éviter qu’elle ne touche le plafond.
Profitant de son élan, l’automate pénétra dans le couloir en se jetant dans le vide, de l’autre côté du mur. Aussitôt, il actionna le rotor horizontal pour le retenir à nouveau dans les airs et le déposa à terre avec la même délicatesse qu’une maman couchant son bébé dans un berceau…
Dans la salle du QG, le public qui entourait Siang Bingkong applaudit, impressionné par la parfaite gestion de cette manœuvre.
— Quel pilote ! s’exclama également Mattéo qui assistait aux déplacements de GLIC depuis sa forêt… Bon, vous pourrez observer la présence d’écriteaux signalétiques sur les murs, expliqua-t-il… Vous êtes actuellement dans la cité militaire d’Euphrosyne. Prenez la direction d’Aglaé… D’accord ?
— Oui, je vois ! confirma Siang Bingkong qui orientait déjà GLIC vers la deuxième cité.
— Parfait ! Lorsque vous serez rendus à Aglaé, vous suivrez l’indication « Cuisine centrale »…
— OK ! répondit le pilote qui s’imaginait dans un jeu vidéo… Ça me rappelle ma jeunesse, rigola-t-il… Je crois que je vais faire un bon score !
*
Le professeur Boz dormait profondément dans son habitacle. Il était arrivé à destination sans s’en rendre compte. Son module s’était posé avec une telle douceur sur la piste d’atterrissage du QG443441 qu’il se croyait encore dans le ciel à voyager parmi les étoiles.
— Son rêve doit-être agréable, chuchota Tseyang qui l’observait d’un air coquin avec ses autres compagnons. Regardez comme il sourit !
— C’est vrai que ce périple nous a bien reposés, ajouta Uliana. Après toutes ces émotions, cela faisait du bien de ne plus penser à rien… Tiens, il bouge !… Va-t-il se réveiller ?… Et non, toujours pas !
La petite équipe ne pouvait s’empêcher de ricaner en le voyant se tourner et se retourner, à la recherche d’une position plus confortable. Leurs joyeux murmures finirent par atteindre ses oreilles et perturber son sommeil… Il ouvrit un œil pour repérer d’où venait ce bruit étrange… En apercevant les jeunes ingénieurs autour de sa bulle, il se leva subrepticement.
— Nous… Nous ne sommes pas encore partis ? balbutia-t-il.
Tous éclatèrent de rire en entendant sa question.
— Ce n’est pas tout à fait ça, Professeur, répondit gentiment Rita. Nous sommes plutôt bien arrivés… Apparemment, le voyage ne vous a pas semblé trop long.
Se rendant compte de la situation grotesque, Théo Boz se mit à rougir, mais ses amis ouvrirent aussitôt sa capsule et l’accueillirent avec de si affectueuses accolades que cela lui fit chaud au cœur. « Décidément, leur joyeuse compagnie est un vrai plaisir ! », réalisa-t-il encore une fois.
— Le module scarabée n’attend plus que vous pour partir ! annonça l’agent qui était resté auprès d’eux, à la demande des sages… Nous devons rejoindre la cité marine 55… Si vous voulez bien me suivre…
Le professeur, entouré de sa solide équipe, s’engagea avec détermination à la suite du pilote. À leur tour, ils allaient quitter la terre ferme pour s’embarquer dans l’inconnu.
*
Jusqu’à présent, GLIC déambulait tranquillement dans ce réseau souterrain. Il se dirigeait vers un croisement et repéra le panneau qui indiquait la cuisine centrale. Il tourna donc sur la droite pour suivre l’orientation proposée par la flèche. Il s’apprêtait à accélérer quand il surprit les amis de Mattéo, un peu plus loin, à une dizaine de mètres. Siang Bingkong ralentit pour s’approcher d’eux sans les inquiéter.
Kimbu reconnut tout de suite GLIC…
— Ça alors ! Que fait le robot dans ces couloirs ? s’étonna-t-il.
Quant à ses compagnons, c’était la première fois qu’ils le voyaient. Ils l’observaient avec beaucoup d’intérêt… Siang Bingkong eut la bonne idée de s’arrêter devant eux pour actionner le bras articulé de GLIC. Il s’amusa à le remuer de droite à gauche, leur adressant ainsi un signe d’amitié qui le rendait plus humain…
Effectivement, le regard des adolescents changea instantanément et tous se mirent à sourire. Il continua son petit numéro en tendant sa main artificielle vers Kimbu qui était le plus proche. Celui-ci l’attrapa avec la sienne et le robot s’empressa d’agiter son bras pour le saluer. Attendris par cet accueil si sympathique, GLIC fut tout de suite adopté par les jeunes. Siang Bingkong pensa alors que le moment était opportun pour leur parler.
— J’ai une bonne nouvelle pour vous ! s’exprima-t-il par l’intermédiaire du robot… Votre ami Mattéo est en pleine forme !
Mattéo suivait toute la scène sur son bracelet et après s’être réjoui de revoir ses complices qu’il aimait tant, il observait Poe qu’il ne quittait plus des yeux. À l’annonce de cette incroyable nouvelle, il la vit s’asseoir subitement au sol, comme si elle venait de recevoir un harpon en plein cœur… Encore abasourdie par cette révélation, elle approcha ses deux mains vers son doux visage et Mattéo découvrit deux petites cascades de larmes déborder de ses fines paupières. Ses yeux brillants fixaient le messager artificiel… « Mattéo », pensait-elle. « Mon Mattéo… Tu es vivant ! »
Au même instant, l’écran de Mattéo devint flou. Une larme venait de tomber également de son œil. Pile sur le verre de montre. Il s’empressa d’ôter le liquide salé avec son pouce pour continuer à scruter avec avidité le regard de son amie. Tout était beau en elle. Son corps, ses épaules, son visage. Poe occupait son esprit tout entier… Elle lui manquait… Elle lui manquait tellement. Il aurait voulu être à ses côtés pour essuyer ses yeux humides, la consoler, lui dire qu’il l’aimait. « Aimer ? », s’étonna-t-il de penser. « Oui, c’est pourtant vrai, Poe… Je crois que je t’aime ! », songea-t-il.
— Et j’ai une deuxième bonne nouvelle ! ajouta le robot… Vous avez un nouvel allié… C’est moi, GLIC !
Il n’en fallait pas plus pour remonter le moral de l’équipe. Deux excellentes annonces en quelques secondes, c’était largement suffisant pour qu’ils oublient leurs craintes et reprennent espoir…
Tout était à nouveau possible, maintenant !
*
Yoko ouvrit la trappe du local informatique avec précaution et vérifia si quelqu’un était à l’intérieur en sortant discrètement le bout de son nez. Comme il était près de deux heures du matin, elle ne s’étonna pas vraiment de l’absence de techniciens dans la pièce.
— C’est bon ! dit-elle à Rachid qui s’empressa de sauter au sol.
— Passez-moi GLIC ! signifia-t-il doucement depuis sa place.
Shad retint le robot avec Kimbu et, à eux deux, ils le descendirent jusqu’à Rachid qui tendait les bras pour le récupérer. L’aide des adolescents permettait d’agir plus discrètement et d’éviter à l’automate de faire une fausse manœuvre.
Une fois à terre, sur le carrelage, GLIC s’empressa de contourner l’énorme ordinateur situé au centre du local. Il chercha à se brancher au serveur du PNC. Il devait se mettre en réseau avec le QG400105. Pendant ce temps, Rachid se camouflait sous un bureau.
Guidé par les informaticiens du QG, GLIC procédait au transfert des informations. Autour de Paméla Scott, les scientifiques, qui avaient désormais accès aux bases de données relatives aux trajectoires des missiles, changeaient les paramètres depuis le système de gestion de l’ordinateur. Ils effectuaient, avant cela, des tests de vérification avec des logiciels appropriés sur leurs propres ordinateurs et téléchargeaient les nouvelles variables, une fois validées. La séance de transfert dura plus de deux heures. Cela paraissait interminable.
Les jeunes commençaient à être nerveux et fatigués. Ils redoutaient que la BS ne les surprenne encore une fois.
GLIC se débrancha enfin du serveur du PNC et vint retrouver Rachid qui paniquait dans sa cachette. Sans tarder, il saisit l’automate et le hissa jusqu’à Shad, puis s’engouffra dans le mur en refermant précautionneusement la trappe derrière lui.
À peine était-elle close que les vigiles entrèrent dans le local pour vérifier que tout allait bien.
— Avec trois soldats devant la porte en permanence, dit l’un d’eux… Je ne vois pas très bien ce qui pourrait se passer dans cette pièce !
Ils effectuèrent leur tour d’inspection habituel et s’éclipsèrent au bout de quelques minutes.
— R.A.S !… Rien à signaler, conclut le dernier surveillant en saluant les gardiens qui étaient en faction devant le local informatique.