Obscurité

« Il suffit de se retrouver dans le noir pour perdre tous ses repères et imaginer le pire. D’avancer dans l’obscurité, même dans un endroit que l’on connait bien le jour, et l’on se sent soudain dans un environnement hostile. Pourtant, rien n’est différent, si ce n’est que notre imagination d’enfant prend le dessus et que désormais le pire est possible. Alors, on écoute le moindre bruit avec plus d’attention, on tâtonne avec nos pieds pour ne pas tomber, on se protège le visage avec les bras. Dès lors, on se sent épié par des créatures malsaines et il faut être prêt à s’enfuir, au cas où… »

Extrait n°5 du roman 2152 :

Quand la BS accéda au sommet du plateau, Mattéo aperçut depuis sa position le maigre attroupement qui entourait les prisonniers. Il était beaucoup trop loin pour distinguer qui que ce soit, mais il suivait les petits points noirs de la cohorte qui progressaient vers l’intérieur comme une rangée de manchots sur la banquise. Après avoir marché cinq bonnes minutes, la colonne s’arrêta soudain. Il en conclut que c’était à cet endroit que se trouvait ce fameux puits. Il était frustré de ne rien pouvoir faire pour ces serviteurs qui avaient pris le risque de le protéger avec ses amis.

Hier encore, ils avaient osé pénétrer dans le bureau du Grand Maître pour le sauver…

 

— Stop ! cria Number one à ses hommes, devant la muraille qui entourait le large trou. Vous trois, défaites les liens des détenus et vous deux, installez l’extrémité de la corde sur la poulie afin que l’on puisse fixer le panier métallique pour les descendre.

Les serviteurs, le visage blême, scrutaient l’entrée de la fosse qui allait devenir leur tombeau…

C’était une excavation de six mètres de diamètre, creusée dans la roche sur une quinzaine de mètres de profondeur. Elle rejoignait le plafond d’une immense cavité naturelle, façonnée au fil du temps par les infiltrations d’eau. Une rivière souterraine la traversait encore en son centre et continuait sa course après son passage, dans les entrailles du plateau. Ce lieu maudit était connu de tous, car c’étaient là, dans cette sorte d’oubliette géante, que le Grand Maître avait enfermé tous les parents des enfants sélectionnés par le PNC qui avaient refusé d’adhérer à sa cause.

Chaque jour, surveillés par la BS, les serviteurs avaient l’ordre de déposer, à l’aide d’un treuil, la nourriture nécessaire à leur survie. La boisson était offerte généreusement par dame nature. Il suffisait à ces pauvres malheureux de se désaltérer à la source du cours d’eau qui débouchait à l’entrée du gouffre.

Ces hommes et ces femmes apprenaient à mourir en silence. Ils s’étaient obligés malgré tout, à organiser leur vie dans ces ténèbres pour se soutenir les uns les autres. Lorsque l’un d’entre eux expirait, ils profitaient du dépôt régulier de leur pitance pour que la nacelle remonte son corps afin d’éviter les maladies. Ce macabre rituel permettait aux agents du PNC de comptabiliser le nombre de déportés restants. Le jour où le dernier exilé ne prendra plus sa soupe, ce sera le signe qu’ils auront tous disparu…

— Le panier est prêt, Number one ! informa l’un de ses brigadiers… Ils peuvent monter dedans…

Mais les trois serviteurs ne comptaient pas se laisser faire et tentèrent de se sauver tant que cela leur paraissait possible…

CAR6667L fonça, tête la première dans le ventre de son gardien qui tomba au sol, la respiration coupée. Il grimpa sur la muraille, haute d’un mètre, et se risqua à contourner l’édifice pour se retrouver de l’autre côté. Puis il sauta à terre et s’engagea à corps perdu, plus loin dans la prairie. Ses deux amis profitèrent de la panique générale pour partir à leur tour dans des directions différentes, après avoir durement frappé les gardiens qui étaient près d’eux.

— Rattrapez-les ! vociféra le chef de la BS, vexé de voir que ces hommes, qu’il prenait pour des incapables, avaient eu l’audace de braver ses soldats.

Mais les brigadiers étaient de sacrés athlètes et ils les maîtrisèrent rapidement. Les traînant par les pieds, ils les ramenèrent devant le puits et les déposèrent énergiquement dans le panier qui allait leur servir d’ascenseur.

— Allez-y ! beugla Number one, impatient de se débarrasser d’eux… Envoyez-moi ça au fond du trou !

Le crissement de la poulie alerta les habitants des ténèbres qui s’imaginaient que c’était l’heure du ravitaillement. Comme le bétail qui s’approche de la mangeoire en entendant l’arrivée de son berger, les prisonniers des profondeurs s’avancèrent par milliers, comme des automates, autour du seul point de lumière qui réussissait à pénétrer dans le gouffre.

Les serviteurs se cramponnaient à leur support sans bouger pour éviter d’être déséquilibrés… S’ils tombaient, ils ne survivraient pas à la chute. Ils atteignaient maintenant le bout de la partie forée et plongeaient lentement dans l’abîme qui les enveloppait progressivement de sa sombre et fraîche couverture. La descente paraissait interminable. Leurs yeux ne s’étaient pas encore accoutumés à l’obscurité. Ils baignaient dans le noir total et les plaintes de la foule pressée au sol résonnaient contre les parois. Plus ils s’enfonçaient dans la galerie, plus le volume des lamentations était important. Ce mélange de voix graves et aigües devenait même complètement inaudible…

« Vont-ils sauter sur nous pour se venger de leur malheur ? », s’inquiétèrent les trois hommes pendant leur progression… Effrayés, ils tentaient de contracter leurs muscles oculaires pour que leurs rétines s’accommodent plus vite à ce nouvel environnement. Quand tout à coup, le panier buta fortement contre la roche plate qui était prévue pour réceptionner la cargaison. Le bruit métallique du choc s’amplifia dans toute la caverne et les plaintes s’arrêtèrent net.

Ils avaient atteint le fond.

CAR2241V, CAR6667L et CAR0055B se tenaient par le bras en attendant le pire. Ils étaient maintenant capables de voir à quelques mètres. Des centaines d’yeux les fixaient comme s’ils étaient des lions en cage.

Une forme humaine se dégagea de la masse grouillante pour s’avancer vers eux. Lorsqu’elle fut suffisamment proche, ils reconnurent un prisonnier très amaigri qui les regardait sans animosité.

—Vous devriez descendre de ce plateau, expliqua-t-il d’une voix curieusement douce et limpide… Seuls les morts ont le droit de remonter par ce câble !

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