© Paul Maraud, 2018, pour le texte. Tous droits réservés.
© Éditions Semis de mots, 2018. Bordeaux – Nouvelle Aquitaine
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, décembre 2018.
Dépôt légal : décembre 2018
2152
Première période
« Que la fête commence ! »
Mauvaise nouvelle
Le sage Huu Kiong raccompagna l’équipe du professeur Boz jusqu’au hall d’entrée du comité des sages et leur demanda de garder impérativement cette information pour eux. Sa propagation non contrôlée pourrait déstabiliser l’ensemble de l’humanité et surtout, risquerait d’obliger l’ennemi à intervenir de façon anticipée. Ils avaient besoin de temps pour réfléchir, concevoir un plan d’action, préparer leur défense et peut-être même, essayer de repérer leurs contacts pour s’infiltrer parmi eux. Ils devaient connaître le fonctionnement de leur organisation.
Durant tout le trajet qui les ramenait chez eux, ils restèrent muets, les yeux dans le vague. Cette annonce les avait laissés abasourdis. Leurs rêves étaient en passe de se briser comme verre et ils en étaient réellement blessés. Tant d’années de sacrifices, d’efforts, de recherches pour construire un monde meilleur et, encore une fois, l’homme ressortait de son jeu sa carte maîtresse, son joker destructeur et avide de puissance !
Ce n’est qu’après avoir quitté le bonbon, assurés que personne ne les écoutait, que leurs langues se délièrent.
— Mais comment est-ce possible ? hurla de colère Karim Waren. Comment la sécurité n’a-t-elle rien vu pendant toutes ces années de préparation ?
— Professeur, s’inquiéta Tseyang en s’adressant à Théo Boz. Que vous a dit exactement le sage Kiong ?
Encore sous le choc, le professeur Boz ne chercha pas à camoufler son désarroi. Son teint était pâle et il fixait l’horizon de ses yeux légèrement humides. Comme réveillé dans son sommeil par la question, il se tourna lentement vers Tseyang et observa son visage d’un air si triste qu’elle en fut toute gênée et préféra se détourner.
— Ce que m’a dit le sage Kiong ? répéta-t-il.
Puis après un long silence, il déclara d’une voix monocorde…
— Il semblerait qu’une organisation secrète, dont on ne connaît pas encore le nom, attendait que le projet de miniaturisation du genre humain soit terminé pour essayer d’imposer sa suprématie sur l’ensemble de la planète. Plutôt que d’affronter des armées à la taille normale, elle préférait patienter en cachette pour nous éliminer plus facilement, une fois notre réduction faite. Le choix de cette organisation est donc de continuer à vivre toute seule sur terre, selon nos anciennes habitudes. Elle aurait sélectionné un certain nombre de jeunes pour assurer la pérennité de l’espèce. L’histoire de l’humanité recommencerait en quelque sorte avec ces nouveaux Adam et Ève. La concurrence ayant été éradiquée, ils n’auraient plus à partager les énergies fossiles. Ils ne seraient plus que quelques individus à profiter des ressources de notre planète.
— Mais où ont-ils réussi à se cacher pour attendre ce moment fatidique ? s’inquiéta Jawaad. Et comment ont-ils pu sélectionner ces jeunes personnes sans que le comité de miniaturisation s’en aperçoive ?
— C’est bien ça le problème, renchérit le professeur. Nous devons accepter l’idée que des membres de leur réseau se sont infiltrés parmi nous depuis l’origine du projet. Il y a certainement des espions à tous les niveaux de notre société. Quant à leur cachette, le service de sécurité du territoire aurait intercepté un message codé en provenance de la taïga eurasienne. Ils y possèderaient sans doute un centre et l’on peut comprendre que, dans cette région reculée, au milieu de la forêt boréale, ils aient pu se faire oublier.
— Donc, si j’ai bien saisi, dit Uliana, nous allons assister au plus grand génocide de l’histoire de l’humanité et nous ne pouvons rien faire, si ce n’est d’attendre que ces fous furieux nous écrasent avec leur pouce jusqu’au dernier… Mais, c’est grotesque !… Quelle horreur !
Diego intervint à son tour…
— Et… comment pensez-vous qu’ils vont s’y prendre pour nous éliminer, Professeur ?
— Oh, mon cher Diego, répliqua-t-il, nous savons que l’homme, depuis la nuit des temps, a le génie de la destruction. Je ne me fais aucun souci pour eux… Ils trouveront sûrement quelque chose de bien approprié. Pour vous répondre franchement, je crois même qu’ils ont déjà plusieurs solutions dans leur panier à nous proposer.
— Que compte faire le comité des sages ? s’inquiéta-t-il.
— Il nous demande de réfléchir de notre côté à la question. Une cellule de crise vient d’être créée. Nous faisons le point demain.
À cet instant, le portable du professeur se mit à sonner…
— Allo, oui ?… Oui, je suis bien le Professeur Boz… Vous êtes Madame… ? Mademoiselle Rita Keerk… Ah, bien… Enchanté, Mademoiselle Keerk… Comment ? Notre rendez-vous ?… Avec mon équipe ?… Oh, oui, bien sûr… J’avais complètement oublié… À tout de suite… C’est ça… Cellule C6… Métro vert… Station « Muguet », d’accord… Hangar B14 ?… Pas de problème… Nous arrivons… Merci.
Un peu gêné, il éteignit son portable et s’adressa à la petite troupe en laissant ballotter ses mains comme un enfant qui va se faire attraper.
— Qui se rappelait que nous avions notre première leçon de conduite cet après-midi ?
Tous mirent à leur tour la main devant la bouche pour exprimer leur confusion…
— Mademoiselle Keerk est la jeune pilote qui va s’occuper de notre formation, répliqua-t-il. Elle nous attend… illico !
*
La cellule C6 était à la périphérie du QG2. Tous les engins de circulation étaient regroupés ici, autour des gares et des aéroports. D’immenses hangars souterrains étaient alignés les uns après les autres et étaient reliés à une station de métro. Aux extrémités de chaque hangar se trouvait, à l’air libre, une zone d’atterrissage ou de décollage. Un couvercle de protection pouvait se rabattre au-dessus en cas de danger.
Arrivés à la station « Muguet », le professeur Boz et son équipe se dirigèrent vers l’entrée du hangar B14 afin de retrouver Rita Keerk. Pour les joindre plus facilement, Rita Keerk leur avait donné les coordonnées GPS de son bureau. Ils purent se guider sans problème jusqu’à elle et ils se présentèrent en se confondant en excuses pour leur oubli.
— Ce n’est pas grave, gloussa-t-elle gentiment, en les accueillant avec un grand sourire. C’est moi qui suis chargée de vous apprendre à utiliser nos « modules ». J’espère que nous allons bien nous entendre. Ne perdons pas de temps… Si vous voulez bien me suivre ?
Une fois en bas du hangar, Rita Keerk leur proposa de faire fonctionner les coussins d’air de leurs souliers, car la salle d’entraînement se situait à l’autre extrémité. Ils se déplacèrent alors en glissant tranquillement, ravis de n’avoir aucun effort à faire.
Au fur et à mesure qu’ils avançaient, ils passèrent devant des engins qui ressemblaient à des monstres et s’en inquiétèrent auprès de Rita.
— Mais, où sont les voitures ? demanda Jawaad.
— Comment, vous n’êtes pas au courant ? s’étonna Rita Keerk.
— Au courant de quoi ? Je ne sais pas, dit-il… Nous ne venons pas pour apprendre à conduire des voitures ?
— Disons que si vous souhaitez conduire des voitures comme autrefois, répondit-elle, c’est effectivement terminé. Par contre, aujourd’hui, nous avons recours au téléguidage… C’est ce que je vais vous enseigner dans cette station d’apprentissage.
— Oui, nous avions déjà vu ces véhicules, mais ce qui m’étonne c’est que je n’aperçois aucun appareil ressemblant à ces voitures…
— Les voiturettes que vous avez utilisées jusqu’à présent ne s’emploient qu’à l’intérieur de la cité, car c’est le seul endroit où les véhicules à roues peuvent circuler sur des pistes bien plates et régulières. En dehors, notre univers s’est transformé. Du fait de notre petitesse, le sol qui nous paraissait praticable avec une voiture est devenu tellement accidenté qu’aucune de nos automobiles traditionnelles ne pouvait s’adapter à ce nouveau milieu. Nous avons dû inventer d’autres modes de déplacement.
— Vous voulez dire que ces masses horrifiques qui sont autour de nous sont nos véhicules ?
— Horrifiques ? Comme vous allez vite en besogne… Monsieur… Monsieur ?
— Jawaad. Je m’appelle Jawaad.
— Vous allez devoir changer votre regard sur le monde, Jawaad. La terre s’est métamorphosée. Elle est devenue immense à nos yeux et vous verrez que la moindre brindille que l’on tenait jadis entre deux doigts s’est transformée d’un coup en un terrible obstacle. Nos ingénieurs ont dû mettre au point des appareils capables de nous mouvoir dans ce nouvel espace…
— Et ils n’ont trouvé que ces formes d’araignées ? coupa Jawaad, sceptique.
Rita Keerk, vexée, s’arrêta net. Elle se retourna face à Jawaad et l’observa d’un air sévère.
— Ces formes d’araignées, comme vous dites, sont des trésors de la technologie. Nos scientifiques ont réussi à copier ce qu’il y a de plus ingénieux chez les insectes pour nous permettre d’explorer notre monde dans les meilleures conditions… Mais attendez… pour comprendre plus facilement ce que je cherche à vous expliquer, vous allez vous introduire dans cette bulle « nature » qui est derrière cette porte.
Inquiets, Jawaad et ses collègues demandèrent…
— Ce n’est pas dangereux, Rita ? Vous êtes sûre que c’est nécessaire ?
— Oui, pour vous c’est nécessaire ! trancha-t-elle. Vous me paraissez bien incrédules. Ce test vous aidera à mieux profiter ensuite de toutes ces inventions.
— Et en quoi consiste ce test ? s’informa Jawaad tout penaud, conscient d’avoir blessé Rita.
— Derrière moi se trouvent trois mètres carrés de prairie protégés de toute agression extérieure. Certains endroits sont mouillés par la rosée, d’autres sont inondés ou bien, pour certains très secs. Différents terrains que vous allez devoir traverser à pied pour vous rendre de l’autre côté où je vous attendrai. Tenez, je vous remets à chacun un bracelet qui fait à la fois boussole, altimètre, micro et récepteur pour que nous puissions communiquer pendant votre excursion. Contentez-vous de vous diriger toujours vers le nord…
Pendant que chacun attachait à son bras le bijou, Rita Keerk ouvrit la porte qui permettait d’accéder à la prairie et les invita à franchir le seuil. En même temps, elle sortit d’une sacoche qui était fixée à sa ceinture, une petite boule de verre teinté et appuya sur l’un des deux mini boutons qui étaient apparents. Aussitôt, une tige émergea de son centre avec deux rotors, l’un horizontal au sommet de l’axe et l’autre plus petit et vertical, à mi-hauteur. En posant son doigt sur le deuxième bouton, elle enclencha l’action des hélices puis ouvrit sa main pour la libérer. Comme un microhélicoptère, la bille de verre se maintint en l’air au-dessus d’eux.
— Cette caméra vous suivra pendant votre déplacement et vous permettra d’observer votre environnement en altitude ; l’écran de votre bracelet restitue l’image prise par l’objectif : elle vous aidera ainsi à mieux choisir votre chemin, dans le cas où vous hésiteriez. Elle est programmée pour voler au-dessus de vous… et maintenant, c’est à vous. Bonne balade !
Rita Keerk ferma la porte de la bulle avec un grand sourire et l’équipée se retrouva seule devant une forêt d’herbes géantes. Désormais, ils devaient s’engager dedans et tenter de la traverser.
— Merci Jawaad ! dit Tseyang, pour le taquiner. Grâce à toi, nous allons profiter d’une agréable promenade qui n’était pas prévue au programme.
— J’ai même l’impression que tu t’es fait une bonne copine… Rita a l’air de t’adorer ! renchérit Uliana en se moquant gentiment de lui.
— Mais, sincèrement, je ne pensais pas qu’elle était si susceptible, fit remarquer Jawaad à son entourage. J’ai simplement dit que je n’étais pas très sensible au design de ces modules quand elle a pris la mouche…
— Oui, c’est ça… Tu veux dire que tu ne sais pas quelle mouche l’a piquée quand tu as déclaré que ses engins étaient monstrueux, s’esclaffa Diego.
— Bon, ça va…, répondit Jawaad. On a l’impression que c’est elle qui les a fabriqués… faudrait quand même pas exagérer.
Jawaad fut interrompu par une voix ironique provenant de son bracelet-montre.
— Jawaad, c’est votre amie Rita… Je vous reçois cinq sur cinq. Au cas où vous souhaiteriez que je n’entende pas votre conversation, vous pouvez éteindre votre micro avec le bouton gauche de votre bracelet… Ne vous sentez surtout pas obligé de me faire des compliments.
— Ah, c’est vous Rita…, roucoula Jawaad embarrassé. C’est… c’est très gentil à vous de nous offrir cette petite balade surprise… Nous sommes tous très touchés !
— Tant mieux, conclut Rita Keerk, j’étais sûre que ça vous divertirait… C’est donc un plaisir partagé, cher Jawaad…
Tous se mirent à rire en voyant Jawaad rentrer la tête dans les épaules. Il regardait avec inquiétude vers le ciel, en direction de la voix qui s’adressait à lui, comme un enfant craignant la sentence d’une méchante divinité.
— Bon, on le fait ce petit tour… oui ou non ? lança le professeur Boz, également amusé par la situation.
Tandis qu’il avançait d’un pas décidé, ils le suivirent et s’engagèrent dans cette curieuse forêt vierge.
Jour de liberté
Au beau milieu de l’été, Horus devenait maintenant fort et beau. Il était temps pour lui de retrouver sa liberté et de voler à nouveau tout seul dans le ciel pour mener sa vie comme il l’entendait. Vu l’attachement que Mattéo éprouvait pour lui, son père ne savait pas trop comment aborder le sujet.
Il profita d’un moment où ils étaient, sa mère et lui, en train de ramasser les fruits d’un abricotier pour en parler.
— Alors Mattéo… comment se porte notre ami Horus ce matin ?
— En pleine forme, Papa ! répondit-il sans hésiter.
— Tu n’as rien remarqué d’anormal, ces temps-ci, dans son comportement, toi qui le connais bien ?
— Non, pas du tout… pourquoi ? Tu as constaté quelque chose de bizarre, toi ? demanda Mattéo, inquiet.
— Tu n’as pas l’impression qu’il voudrait se détacher de sa corde pour pouvoir être libre ou bien monter plus haut dans le ciel ?
Le garçon comprit tout de suite le sens de ces propos et il se retourna aussitôt vers sa mère, affolé.
— Maman ? On ne va pas le remettre en liberté, n’est-ce pas ?
Elle ne baissa pas son regard et lui sourit tendrement. Elle examina son père puis revint vers lui et chuchota :
— Mattéo, toi qui es un enfant libre d’aller où tu veux… aimerais-tu vivre avec une corde fixée à ta jambe et ne pas pouvoir dépasser les dix mètres qui te seraient autorisés ?
Déconfit, il lâcha le panier d’abricots de ses mains et pendant que les fruits roulaient dans l’herbe, il partit rejoindre Horus en courant.
Bien plus tard, Mattéo s’approcha lentement de ses parents qui continuaient leur cueillette. Ses joues étaient mouillées par les larmes tandis qu’Horus était posé sur sa main.
Une fois à leur niveau, il baissa la tête et ne dit rien. Horus non plus. Pour stopper ce silence, son père s’avança vers lui et remonta son menton délicatement avec sa main droite qui sentait les fruits mûrs.
— Vous désirez nous dire quelque chose, tous les deux ? risqua-t-il.
— Nous avons discuté un moment avec Horus… Horus est comme moi… il refuse que l’on se sépare.
— Tu veux dire que tu as demandé à Horus s’il souhaitait retrouver sa liberté… et il t’a répondu non ? reprit-il.
— Oui, c’est ça. Il m’a expliqué qu’il ne me quitterait jamais et que… je ne devais pas m’inquiéter.
— Penses-tu qu’Horus consentirait à rester près de toi sans être attaché à sa corde ? murmura gentiment sa mère.
Il regarda son visage, désespéré. Puis, hochant la tête en guise de « oui », il ferma puissamment ses paupières d’où giclèrent de nouvelles larmes. Il monta petit à petit sa main libre jusqu’à la patte d’Horus et le caressa une dernière fois. Saisissant la longe de ses doigts tremblants, il défit le nœud qui les reliait, acceptant de lui rendre son indépendance.
Dès qu’Horus fut détaché, l’enfant sentit l’éventail de ses ailes effleurer sa frimousse, puis tout d’un coup, son poids s’effaça de son poignet ganté. Il leva immédiatement sa tête vers le ciel afin de suivre la progression de son vol. L’oiseau n’arrêtait pas de monter. Jamais Mattéo n’aurait pensé que le faucon pouvait s’élever aussi haut…
Horus décida soudain de ne pas aller plus loin et fit du surplace pendant quelques minutes en battant des ailes avec énergie et de façon rythmée. Ensuite, il se laissa tomber et après quelques impulsions, il colla ses ailes le long du corps pour se transformer en une véritable fusée. Cette descente presque verticale à plus de deux cents à l’heure inquiéta Mattéo qui fit une grimace. Il appréhendait déjà de le voir s’écraser au sol. Mais non, subitement, à une vingtaine de mètres au-dessus de la terre, il commença à écarter ses ailes pour changer sa trajectoire. Après avoir dessiné une courbe serrée, il continua sa course effrénée à l’horizontale. Il rattrapa une pie par l’arrière qui n’eut pas le temps de le voir arriver et il la saisit de ses griffes pour lui briser le cou en une fraction de seconde avec son bec. Poursuivant son vol en maintenant sa proie dans ses serres, il changea de trajectoire pour se diriger vers Mattéo et ses parents. Mattéo n’osait pas y croire. Le jeune rapace survola la ferme en criant un chant de victoire et descendit progressivement jusqu’à eux pour larguer sa victime aux pieds de Mattéo et se jucher à nouveau sur sa main…
Mattéo embrassait frénétiquement Horus qui lui était revenu et il regardait ses parents qui étaient eux aussi très émus. Le visage hilare, il posa dignement le rapace au sol pour qu’il puisse dévorer son gibier et il sauta de joie dans les bras de sa mère.
— Horus a choisi son nouveau pharaon ! proclama-t-elle, en le serrant à son tour de toutes ses forces. Tu peux être très fier…
Les préparatifs
Depuis qu’ils avaient regagné le village, les pensionnaires des « Iris » avaient beaucoup travaillé. Comme des fourmis, ils profitaient de l’été et de ses beaux jours pour anticiper sur les prochaines saisons qui seraient plus rigoureuses. Il arrivait souvent qu’il neige à Gallo et les jeunes devaient organiser la structure du château pour passer l’hiver sans encombre.
— Les enfants ! annonça un matin, Pierre Valorie. Nous allons devoir procéder à la liste des activités incontournables. Elles nous permettront de survivre en attendant que le CMM nous retrouve. Pour cela, nous devons répertorier tous nos besoins et voir ensuite ensemble comment y répondre.
Chacun proposa des idées et Pierre Valorie fut encore une fois impressionné par le bon sens de ses élèves, ce qui le rassura pour l’avenir. Jade Toolman fit l’inventaire de leurs réflexions.
— Des médicaments, des réserves de nourriture, des outils pour bricoler, des vêtements de rechange, des produits d’hygiène pour se laver…
— Madame ! interrompit Manon. Je suggère que l’on transforme le village en entrepôt. Nous stockerons, dans chaque maison, les articles par spécialités… Par exemple, dans celle qui sera la lingerie, on réunira uniquement les draps, les couvertures, les vêtements, mais aussi de quoi faire des travaux de couture comme les fils, les boutons, la machine à coudre…
— Et pour le bricolage, ajouta Roméo qui trouvait cette idée excellente, on pourrait mettre au rez-de-chaussée les outils de jardinage, et plutôt dans une pièce à l’étage, les outils d’entretien pour l’électricité, dans une autre ceux pour la plomberie et ainsi de suite…
Audrey en profita pour faire une proposition.
— On pourrait ranger le linge de la même manière, dit-elle. Un étage pour les vêtements filles, et un différent pour les garçons…
L’idée de Manon fut retenue. C’était en effet une bonne façon de s’y retrouver et d’utiliser au mieux les bâtiments du village. Puisqu’il y avait de la place, autant en profiter, pensaient-ils.
Après avoir noté les articles qui leur faisaient défaut, ils firent avec le tracteur de nombreux allers et retours jusqu’à Torrente.
Au début, lorsqu’ils faisaient du repérage dans les magasins, ils étaient mal à l’aise. Cette sensation d’entrer chez les autres et de se servir comme des voleurs les gênait profondément. C’était contraire à leur éducation. Ils se sentaient mal dans la peau d’un cambrioleur.
— Ne vous inquiétez pas, leur dit Alban Jolibois pour les rassurer. Vous avez notre autorisation… Nous faisons cela pour notre survie et non pas dans l’intention de nuire à quiconque. Vous savez également que tout ce qui reste ici a été abandonné volontairement et n’a donc plus d’utilité pour nos concitoyens miniaturisés.
Décomplexés par les propos de leur professeur, les enfants transformèrent cette activité en un jeu. À chaque fois qu’ils venaient s’approvisionner à Torrente, ils s’amusaient avec la caisse des boutiques. Chacun à leur tour, ils enregistraient les achats. Pour la première fois de leur vie, ils avaient l’impression d’être immensément riches et se réjouissaient de pouvoir s’offrir tout ce qu’ils voulaient.
*
Mais parmi ces nombreuses journées de « courses », la plus mémorable fut certainement celle qui était destinée à s’habiller. Cette expédition nécessita la venue de tous les membres des « Iris », car il s’agissait de trouver des vêtements adaptés à chacun. Tenues de sport, de montagne, pour chaque saison, été comme hiver, avec de bonnes chaussures, des gants, des bonnets, des ceintures, des chaussettes, etc.
Toute la troupe était arrivée à cheval, suivie de Pierre Valorie qui, derrière son tracteur, traînait la carriole qui transporterait l’ensemble des courses. Ils s’introduisirent jusqu’à la salle des fêtes et attachèrent leurs montures aux grilles métalliques qui protégeaient les fenêtres. Puis, tous entrèrent dans l’immense local par la porte principale.
— Écoutez-moi, dit Camille Allard qui gérait l’organisation de cette journée. Vous connaissez tous votre pointure et votre tour de taille puisque nous avons pris les mesures de chaque élève avant de partir. Vous avez la liste des magasins dans lesquels vous devez vous rendre et l’inventaire des objets à choisir. Dès que votre sac est rempli, vous revenez ici, dans cette salle, pour déposer vos affaires. Nous avons collé le prénom de chacun sur les murs pour que vous laissiez vos habits devant. Ainsi, vous ne les mélangerez pas. Je vous invite à partir par petits groupes pour pouvoir vous conseiller mutuellement. On fait une pause pour le pique-nique à treize heures. C’est bien compris ?
— Oui ! hurlèrent-ils en chœur, impatients de quitter les lieux.
— Ah, une dernière chose… rajouta Camille Allard. Dès que l’on a fini d’essayer un pantalon ou quoi que ce soit, on le replie et on le remet à sa place pour que les suivants puissent choisir à leur tour facilement…
— D’accord ! crièrent-ils à nouveau, tout excités, alors qu’ils partaient déjà en courant vers les boutiques.
Spontanément, les filles s’étaient séparées des garçons et tous fouillaient frénétiquement dans les étalages. Ils avaient décidé de commencer par changer complètement de tenue et de se vêtir d’emblée avec les habits dont ils rêvaient. Une fois équipés de neuf, ils pourraient démarrer leur liste…
— Ouah ! Regarde ce sweat-shirt, Lucas… Il est génial avec sa capuche ! s’exclama Colin.
— Super ! répondit-il. Et cette ceinture en cuir noir, comment la trouves-tu ?
— Vachement bien ! Prends-la. Je vais en chercher une autre pour moi aussi…
— Hé, les gars ! s’extasia Salem devant le rayon des vestes. Vous avez vu ce blouson multipoches ? Il est super classe !
À treize heures, personne n’était encore revenu à la salle des fêtes, tant ils étaient affairés…
— Dis, Manon, il me va bien ce foulard ? interrogea Lisa devant un miroir.
— Oh, il est trop chou ! Ce bleu est superbe… Et ce bandana, comment le trouves-tu ?
— Pas mal, mais… il existe dans une autre couleur ! Tiens, t’as vu ce rose ? Il serait plus assorti avec ton tee-shirt, tu ne penses pas ?
Vers quatorze heures, comme ils n’arrivaient toujours pas, Pierre Valorie dut employer les grands moyens pour rapatrier la troupe et alla klaxonner devant chaque commerce avec son tracteur pour les convaincre de venir manger.
Ils eurent toutes les peines du monde à s’arracher à cette braderie magique et finirent tant bien que mal par se retrouver vers seize heures pour déjeuner ensemble… Lorsqu’ils s’aperçurent dans leurs nouveaux costumes, tous se mirent à rire aux éclats. Ils étaient surpris de se découvrir ainsi vêtus, chacun ayant recréé à sa façon la mode de ses rêves. Ils se trouvaient superbes… On ne s’entendait plus dans cet espace public qui amplifiait les sons et les ricanements. Tout résonnait sur les parois sommaires.
Dans ce joyeux brouhaha, Camille Allard tenta de prendre la parole :
— Je vous demande un peu d’attention, s’il vous plaît !
Personne ne réagit. Elle essaya d’élever la voix encore une fois pour se faire entendre, mais l’auditoire était si concentré sur ses fringues que personne ne semblait remarquer sa présence.
Alban Jolibois décida de monter sur une table et cria à son tour en direction des enfants. Il se dandinait tellement que les pieds de la table cédèrent et il tomba par terre dans un vacarme assourdissant. Sa chute stoppa net cette sympathique cacophonie. Tout le monde se retourna et quand on l’aperçut coincé sous le meuble, faisant des gestes désespérés pour se sortir de sa mauvaise posture, cela déclencha une explosion de rires.
Dans cette folle ambiance, ils finirent par écouter leur professeur.
— Bon, je tiens d’abord à vous féliciter pour vos choix vestimentaires… Je vois que vous vous êtes tous fait plaisir… et c’est très bien. Seulement, je vous ferais remarquer que jusqu’à présent, aucune tenue n’est posée devant vos prénoms. Autrement dit, il va falloir être efficace cet après-midi, si vous voulez pouvoir compléter vos listes… Je compte sur vous.
Jade Toolman commença la distribution des sandwichs en passant parmi eux. Elle était impressionnée de voir à quelle vitesse ils avalaient leurs rillettes et leurs fromages tant ils étaient pressés de repartir. Décidément, pensa-t-elle, voilà une occupation qui les hypnotise…
— Et Patou ! gloussa Violette, la bouche pleine. Il ne s’est rien choisi… le pauvre !
Manon s’approcha de lui pour accrocher autour de son cou son petit bandana rose et en profita pour lui faire des caresses en guise de consolation. Tous applaudirent en chœur et Patou répondit par des aboiements pour les remercier de cette délicate attention.
Dès qu’ils furent rassasiés, ils repartirent aussitôt pour compléter leurs emplettes.
Cette fois-ci, ils restèrent groupés et décidèrent de s’attaquer à leurs listes ensemble pour aller plus vite. Ils longèrent l’avenue qui était face à l’entrée principale de la salle et tournèrent sur leur gauche pour emprunter une autre ruelle qui montait progressivement vers la place du marché. Arrivés devant les anciennes halles vides, ils les traversèrent pour se rendre au magasin de sport qui était à l’opposé, à côté d’une petite supérette.
Alors qu’ils atteignaient les derniers poteaux de l’immense hangar…
— Vous entendez ces bruits ? lança Salem à la cantonade. Qu’est-ce que c’est ?
Ils s’arrêtèrent dans leur élan et tendirent l’oreille. Le son paraissait lointain, mais régulier.
— Oui ! Qu’est-ce que c’est ? On dirait des hurlements… ils se rapprochent de nous, fit remarquer Roméo.
— Ce sont des aboiements, rajouta Colin, le visage inquiet… Tu as raison, ça vient par ici…
Instantanément, Patou se mit à grogner gravement tout en se retournant vers ce curieux raffut encore invisible. Mais tout à coup, apparut à l’autre bout du marché un groupe d’une dizaine de chiens qui débouchèrent d’une petite rue et stoppèrent net. Leurs regards féroces scrutaient la place de tous côtés, comme s’ils cherchaient quelqu’un. Au bout de quelques minutes, ils remarquèrent les enfants et, sans hésiter, se ruèrent dans leur direction.
— Filons ! hurla Lucas qui avait compris que ces chiens étaient affamés. Ils vont nous bouffer !
Les jeunes s’empressèrent de traverser l’extrémité du parvis pour rejoindre la supérette qui leur semblait la plus proche et la plus accessible.
Les cris des molosses s’amplifiaient sous la galerie au fur et à mesure qu’ils avançaient et c’est la trouille au ventre que les fuyards couraient sur la chaussée, espérant parvenir avant eux devant le petit commerce. José et Colin atteignirent l’épicerie les premiers et s’emparèrent tout de suite de la poignée de la porte vitrée pour la tirer vers eux.
— Elle est fermée ! Merde, gémit José affolé… Je n’arrive pas à l’ouvrir.
— Attends… Laisse-moi voir ! répliqua Colin qui prit sa place en tremblant.
Il eut l’heureuse idée de soulever légèrement la porte qui, du coup, se débloqua.
— Elle était juste coincée ! soupira-t-il rassuré tout en rentrant dans la boutique.
Puis il héla ses camarades pour leur dire de se presser.
— Vite ! Venez ! C’est ouvert !
Agglutinés devant l’entrée, ils attendaient leur tour pour pouvoir s’introduire à l’intérieur sans écraser leurs voisins. Tremblants d’inquiétude, ils se retournaient sans cesse pour mesurer la progression des chiens et virent avec horreur que les animaux redevenus sauvages avaient déjà traversé les Halles et qu’ils n’étaient séparés d’eux que d’une quinzaine de mètres.
La bave dégoulinait de leurs mâchoires et leurs pelages suintaient de transpiration. Ces bêtes féroces allaient les rejoindre avant qu’ils n’aient pu tous s’introduire dans le magasin. Il devait prendre une décision de toute urgence pour les freiner dans leur élan.
— Colin ! José ! Renversons les étalages devant les vitrines pour faire une barricade, ordonna Lucas… Roméo ! Aide les autres à rentrer !… Salem ! Cherche à l’intérieur des barres métalliques ou des bâtons pour leur taper dessus !
Ils saisirent vigoureusement les rayons de fruits pourris, les balancèrent face au trottoir et lancèrent quelques pommes de terre qui étaient dans les cageots en direction des animaux. Un premier mâle roux sauta par-dessus les obstacles et agrippa avec ses crocs le pied droit de Lilou qui se mit à hurler de frayeur. Les autres chiens s’arrêtèrent au niveau de la frêle barrière, car Patou s’était planté devant en exhibant ses puissantes canines. Ils préféraient attendre que leur complice ait liquidé sa proie pour pouvoir, à leur tour, se jeter sur elle.
Pleurant, criant, se débattant, Lilou se tordait dans tous les sens en implorant ses amis de venir à son secours. Le chien ne lâchait pas prise et remuait vigoureusement sa sale caboche pour essayer de la traîner vers le groupe de ses compagnons affamés. Salem apparut soudain avec des barres de rayonnages qu’il avait pu dénicher dans l’entrepôt et en distribua en toute hâte à ses amis les plus proches de Lilou. Sans attendre, ils foncèrent sur le fauve et le rossèrent avec furie. L’animal abandonna sa victime pour esquiver les coups. Son visage exprimait la démence et il décida subitement de changer de gibier en sautant sur Lucas. Celui-ci fut renversé par le poids de la brute enragée et se mit à brailler à son tour.
— Patou ! Patou ! Aaaah !
Patou quitta son poste de garde et retourna en arrière de la barricade à toute vitesse pour se jeter sur la bête sauvage. Sans hésiter, il ouvrit sa puissante gueule de carnassier pour la refermer sur le cou de l’animal. Il ne le lâchait plus. Il serra si fort ses mâchoires que le chien enragé mourut d’étouffement au bout de quelques minutes. Laissant sa victime au sol, il se campa devant les enfants pour les protéger contre de nouvelles attaques. Ils en profitèrent pour se mettre à l’abri dans le petit commerce et agrippèrent à son tour Patou pour le traîner à l’intérieur tandis que les autres agresseurs s’approchaient à nouveau.
Derrière les vitres du magasin, ils assistèrent au dépeçage du rouquin par ses compères qui se livraient bataille entre eux pour s’offrir les meilleurs morceaux…
Une fois la proie dévorée, la bande rassasiée s’éloigna, abandonnant la supérette comme si rien ne s’était déroulé. Un lourd silence s’installa derrière la vitrine. Ils étaient encore sous le choc. Ils se repassaient sans cesse, dans leurs têtes, les scènes de poursuite, contemplant avec horreur les quelques fragments sanguinolents du chef de meute qui restaient éparpillés devant la boutique.
— Et dire que ça aurait pu être moi…, trancha Lilou dans ce silence en fixant les bouts de viande.
Puis elle devint toute blanche et s’évanouit.
— Lilou, Lilou ! cria Pauline au-dessus d’elle tout en la giflant délicatement… Lilou, réveille-toi !
Audrey commença à desserrer le soulier de Lilou qui était déchiqueté et quand Lilou revint à elle, elle lui dit.
— Tu avais vraiment bien choisi tes bottes ce matin. Sans elles, tu n’aurais plus de pied à cette heure-ci. T’en rends-tu compte ?… Tu n’as aucune blessure ! C’est incroyable !
Ses yeux encore pleins d’inquiétude, Lilou observa depuis le sol ses amis qui faisaient cercle autour d’elle.
— Merci à tous… je vous dois la vie… j’ai eu tellement peur…
— On a eu tous peur autant que toi, répliqua Salem. Ce qui nous a sauvés, c’est d’être restés ensemble !
— Et d’avoir été avec Patou, renchérit Lucas qui savait de quoi il parlait.
— Pour Patou, hip hip hip…
— Hourra ! s’écrièrent-ils en chœur… Hourra !
— Ouaf, Ouaf ! lança-t-il tout joyeux à la cantonade.
Lilou, qui était à sa hauteur, l’enveloppa de ses petits bras et reposa sa tête sur la sienne, désormais rassurée.