© Paul Maraud, 2018, pour le texte. Tous droits réservés.
© Éditions Semis de mots, 2018. Bordeaux – Nouvelle Aquitaine
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, décembre 2018.
Dépôt légal : décembre 2018
2152
Cinquième période
« La chasse est ouverte ! »
Le médaillon en or
La boule incandescente du soleil couchant irradiait le ciel et la mer. Les nuages semblaient s’enflammer au-dessus de Bornéo tandis qu’à la surface de l’eau s’étendait, depuis sa source lumineuse, une large bande scintillante qui éclairait l’île d’un rouge éclatant. Adossée contre un poteau de la terrasse du bungalow, Poe savourait cet instant privilégié. La chaleur excessive de la journée s’était estompée et la douceur de l’air rassemblait les délicates odeurs de toutes les plantes environnantes. Poe fermait les yeux pour mieux humer ce bouquet aux multiples parfums qui montait jusqu’à elle. En même temps qu’elle respirait ces arômes exotiques, elle se laissait envahir par les chants des oiseaux qui regagnaient leurs nids pour la nuit, à l’abri de la forêt. Ce joyeux concert de sifflements se mêlait à la voix de Mahala qui faisait la cuisine en fredonnant, à l’intérieur. Sur sa peau, la chaude lumière du soleil l’enveloppait comme une fine couverture, juste assez pour contrer la délicate fraîcheur du soir qui commençait à s’installer. Poe se sentait bien dans cette nature qui lui évoquait ses origines. Elle esquissait un sourire de béatitude lorsque quelqu’un rompit soudain le charme en l’appelant…
— Poe ?… Ça va ?
Depuis un moment, Andrew qui était arrivé sans faire de bruit l’observait discrètement. Lui aussi était fasciné par la beauté de la jeune fille dont les gracieuses formes étaient magnifiées par les rayons du soleil. Il la trouvait splendide.
— Que… que fais-tu ici ? sursauta Poe, à la fois gênée et contrariée.
La présence d’Andrew la replongeait subitement dans la triste réalité, alors qu’elle avait enfin réussi à s’en éloigner un peu, en se laissant doucement glisser dans sa rêverie.
— Tu es là depuis longtemps ? dit-elle sèchement. Tu aurais pu avoir la politesse de te signaler avant d’arriver. Ça ne se fait pas de tourner autour de quelqu’un à son insu.
Andrew la contemplait toujours, sans vraiment l’écouter. Il la trouvait encore plus belle avec son regard étonné. Cela ajoutait à sa féminité une touche plus sensible, plus attirante.
— Je t’appelle depuis un moment, répliqua-t-il. Comme tu ne répondais pas, je m’inquiétais de savoir si tu allais bien.
— J’allais bien, effectivement, jusqu’à ce que tu arrives. Que veux-tu ?
*
Au même moment, à plusieurs kilomètres de là, la remise des médaillons olfactifs aux autorités s’effectuait de façon très solennelle. Susie Cartoon et Qiao Kong-Leï étaient arrivées au Quartier Général, précédées par la fanfare de la Brigade Spéciale. Elles se présentèrent, dignes et fières, devant le Grand Maître et son état-major qui les attendaient au garde-à-vous. Le déroulement de la cérémonie était retransmis auprès de tous les postes du PNC, pour permettre à chacun des membres de vivre en direct cet événement important qui marquerait un tournant majeur dans l’histoire du Parti. Au centre de la cour, une immense cage métallique, identique à celles destinées aux fauves dans les cirques, avait été installée pour introduire un clone de Mattéo à l’intérieur. Protégé par les barreaux, le public pourrait ainsi assister à la démonstration officielle des effets du médaillon sur les individus, en présence d’un clone.
Avant de recevoir le pendentif de la part des chercheuses, le Grand Maître souhaita parler au micro. La fanfare s’arrêta de jouer et tout le monde se tut.
— Il est de notre devoir, dit gravement le Grand Maître, de faire en sorte que ce jour reste gravé à tout jamais dans notre mémoire. Vous êtes les témoins d’une avancée capitale dans l’histoire de l’humanité. Certes, le travail de nos scientifiques a permis de créer des clones humains, mais ce qui fait la grandeur de leurs recherches, c’est d’avoir réussi à les rendre serviles au point d’être incapable de remettre en question la raison de leur existence. Seuls d’éminents chercheurs pouvaient arriver à cela et c’est le PNC qui a su les découvrir et leur offrir les moyens d’y parvenir. J’ai donc l’honneur de vous décerner, à toutes les deux, la croix du mérite, qui vous propulse au plus haut grade de la société des sciences… Je demande à toutes les personnes, ici présentes, d’applaudir avec enthousiasme Susie Cartoon et Qiao Kong-Leï.
Le Grand Maître s’approcha des deux femmes et les félicita. Il souleva les bras des deux chercheuses avec vigueur pour théâtraliser la scène. Sous les ovations de la foule, elles ne purent s’empêcher de verser quelques larmes, bouleversées par tant de reconnaissance. Puis, regagnant sa place, le chef du PNC donna l’ordre de lancer, pour la première fois, la confrontation entre un humain et un clone. Le public, avide de sensations fortes, stoppa aussitôt les applaudissements et se tourna vers la cage encore vide.
*
Andrew s’approcha de Poe avec assurance et fit en sorte qu’elle ne pût reculer, coincée entre la rambarde et lui. Puis, d’un ton séducteur, il lui dit :
— Je viens t’annoncer plusieurs choses, belle Poe… Des choses agréables, bien sûr. Car tu les mérites plus que toute autre personne au monde. Es-tu disposée à m’écouter ?
Poe n’appréciait pas cette proximité forcée. Mais elle ne voulait pas laisser paraître son malaise devant Andrew. Elle avait un rôle à jouer. Elles en avaient parlé toutes les deux, avec Mahala, en prévision de cette soirée. Sachant qu’il allait tenter de la séduire, elle devait être plus habile que lui. Elle devait trouver une façon de se comporter qui permettrait à ce jeune coq de rester patient, sans qu’elle ait à s’engager ou se compromettre. Instaurer une sorte d’équilibre malsain que, d’habitude, seul Andrew était capable d’inventer. Poe n’était pas douée pour cela, mais elle devait absolument y parvenir si elle voulait espérer qu’un jour, elle puisse retrouver Mattéo. Pour s’évader, pour lutter contre le PNC, elle avait l’obligation de récolter le plus d’informations possible. Elle n’avait pas le choix, elle devait accepter d’être une espionne malgré elle.
— Bien sûr qu’elle souhaite t’entendre ! déclara gaiement Mahala qui accourut au secours de son amie.
Elle s’immisça dans la conversation et s’introduisit subrepticement entre eux deux, avec un grand sourire. Puis, avec tact, elle attrapa les mains d’Andrew et l’entraîna vers la maison, permettant ainsi à Poe de reprendre ses esprits.
— Venez ! J’ai préparé un délicieux dîner… Vous n’avez pas faim ?
Poe se sentit soulagée de bénéficier d’un peu de répit avant de se lancer dans cette partie d’hypocrisie. Le clin d’œil, que lui fit Mahala en entrant dans la pièce, la rassura. Elle réalisa que son amie ne l’abandonnerait pas. Elle pourrait compter sur elle à tout moment.
*
Une camionnette s’avança vers la cage. Elle fit un large demi-tour et, lentement, s’en approcha en reculant. Le conducteur colla l’arrière du véhicule contre les barreaux. À ce niveau, une trappe s’ouvrit en même temps que la porte de la fourgonnette, empêchant ainsi toute possibilité de fuite. Un clone de Mattéo en sortit et se déplaça avec détermination dans l’enceinte métallique. La trappe se referma aussitôt après son passage. La foule restait muette, observant l’individu dans ses moindres détails.
Si ce jeune homme était la parfaite copie de Mattéo, il se différenciait cependant de son modèle par une carrure d’athlète impressionnante. Il était vêtu seulement d’un short pour la démonstration et le public pouvait voir ses muscles extrêmement développés, en raison de l’entraînement intensif qu’il avait subi pendant des mois. Comme un fauve coincé dans un petit enclos, le clone faisait constamment le tour de la cage. Tout en marchant, il analysait la structure de la prison pour tenter de repérer une faille. Dès qu’une partie métallique lui paraissait plus fine qu’une autre, il s’arrêtait pour essayer de la tordre. N’y arrivant pas, il continuait l’inspection un peu plus loin, imperturbablement. Mais soudain, il changea de stratégie. Au lieu de s’occuper de la clôture en fer, il se mit à scruter le sol terreux qui était à ses pieds, mètre carré par mètre carré. Au bout d’une dizaine de minutes, après avoir sondé l’ensemble de la surface qui faisait près de cinq mètres de diamètre, il revint vers un coin qui laissait apparaître le sommet d’une pierre. Il s’agenouilla à cet endroit et commença à gratter les contours avec ses doigts. En raclant la terre, il trouva des petits cailloux qu’il utilisa aussitôt comme outil pour éviter de s’abîmer les mains. Petit à petit, il mit à nu le bloc dans sa totalité et le dégagea du sol pour le poser à ses pieds. C’était une roche d’une vingtaine de kilos qu’il souleva sans problème au-dessus de sa tête. Enfin, les bras tendus vers le ciel, il se précipita vers la paroi de la prison et lança dessus, de toutes ses forces, l’énorme masse. Il répéta l’opération une dizaine de fois, jusqu’à ce que la grille qui se déformait à chaque coup finisse par céder. Le clone venait d’éventrer la clôture et s’efforçait déjà d’élargir le trou. Il se retrouverait libre dans quelques minutes.
— Incroyable ! s’émerveilla Number one qui se tourna vers son chef, lui aussi admiratif. Quelle énergie !
— Va-t-on le laisser s’enfuir ? s’inquiéta le Grand Maître. Nous n’avons pas encore nos médaillons olfactifs ! N’est-ce pas dangereux ?
— Non, Excellence ! lui répondit son second. La démonstration n’est pas finie. Je vais donner l’ordre d’électrifier la cage pour qu’il ne s’évade pas.
Lorsque le clone de Mattéo s’apprêta à sortir, il reçut une importante décharge électrique qui le cloua au sol. Choqué, il resta un certain temps allongé par terre, sans bouger. Le public s’inquiéta et crut qu’il était mort. Comme à l’époque des gladiateurs, les hommes du PNC s’étaient pris au jeu. Excités, ils en voulaient plus. Plus de surprises, plus de peur, de souffrance ou d’angoisse. Leurs instincts primaires s’étaient subitement réactivés et ils scandèrent le nom de « Mattéo » pour l’encourager. Ils souhaitaient qu’il se réveille, qu’il se relève, et leur montre à nouveau de quoi il était capable. Comme à l’époque romaine, ils se croyaient au cirque et cela plut au Grand Maître de voir ses soldats s’enthousiasmer pour ce genre de spectacle.
Quand le clone se remit debout, il fut acclamé par la foule en délire. Mais celle-ci s’anima encore plus lorsque Number one leur annonça qu’ils allaient introduire dans la cage un serviteur du peuple. Un serviteur qui était en centre de redressement et de revalorisation de la race humaine. Ses supérieurs lui avaient proposé de lui redonner sa liberté s’il acceptait de se présenter face au clone. Aussi, pour abréger ses souffrances, il s’était porté volontaire.
— Hourra ! hurla la foule, avide de bagarre et de sang.
*
Mahala apporta le repas sur la table basse et alluma les bougies qu’elle avait disposées un peu partout dans la pièce. Ensuite, les trois convives prirent place sur les coussins qui reposaient sur le plancher. Andrew apprécia l’ambiance que son amie venait de créer en quelques minutes. Elle lui parut à la fois apaisante et chaleureuse. Le climat était désormais propice à la discussion. Il en profita pour déboutonner le haut de sa chemise afin d’être plus à l’aise avant de parler. Mahala était à sa droite et Poe, en face de lui, baissant la tête et ne disant rien. En découvrant son visage éclairé par les douces lueurs des bougies, il sentit son cœur défaillir, tellement sa beauté le troublait. Mais il se ressaisit très vite, car il avait conscience, à présent, qu’il aurait besoin de toutes ses capacités pour la séduire.
— Mes chères amies, commença-t-il en faisant mine de chercher quelque chose dans sa poche, j’aimerais vous donner un cadeau. Un petit médaillon que je vous demanderai de garder sur vous en permanence, pour votre sécurité.
Il passa autour du cou de chacune d’entre elles, un fin collier qui portait le médaillon olfactif, destiné à les protéger des clones.
— Ce médaillon vous permettra d’être reconnues par les clones qui vont être libérés très prochainement sur l’île. Ils ont été formés pour tolérer toute personne en possession de ce collier. En discernant les fragrances qui sont à l’intérieur, ils considèreront que vous faites partie de leur famille et ne s’inquièteront pas de votre présence. Par contre, si par malheur vous ne portiez pas ce bijou, ils vous prendraient pour de dangereux ennemis et feraient tout pour vous éliminer… C’est bien compris ?
Poe releva doucement la tête et lui demanda d’une voix tremblante, s’il s’agissait des clones de Mattéo. Andrew, en percevant dans son regard un tel désespoir, ne souhaita pas épiloguer sur le sujet.
— Oui, mais ça n’a aucune importance. Cependant, reprit-il d’un air enjoué, je tenais à vous annoncer que depuis quelques jours, le Grand Maître m’a proposé solennellement de suivre une formation pour commander un jour le PNC à ses côtés. Du coup, il m’a donné un nouveau nom dont je suis très fier. Désormais, je m’appelle MJ, c’est à dire, Maître Junior !
— C’est… c’est incroyable, MJ ! s’étrangla Mahala, faisant semblant d’être impressionnée. Et, as-tu d’autres nouvelles aussi importantes à nous communiquer ?
— Oui, continua-t-il, je voulais également dire à Poe que dans quelques mois, naîtra une nouvelle génération de clones. Des êtres créés à partir de nos cellules communes et bien supérieurs à ceux de Mattéo. N’est-ce pas formidable ?
Puis, il avança ses deux bras vers Poe et prit sa main droite dans les siennes, en lui déclarant avec son plus beau sourire :
— Tu peux être fier de toi, Poe. Le PNC te sera reconnaissant, à tout jamais, de ce que tu lui as donné. Et moi, si tu le veux, je t’offre mon amour… pour toujours. L’acceptes-tu ?
Poe glissa discrètement son autre main libre le long de sa jambe et, quand elle atteignit sa cheville, elle se pinça fortement la peau pour ne pas s’évanouir. « Ce fou de MJ », médita-t-elle. « En pensant me séduire, c’est comme s’il m’avait enfoncé, à chaque nouvelle, un grand coup de couteau dans le dos ». Sans s’en rendre compte, aveuglé par son orgueil, il lui avait fait plus de mal, durant ces quelques minutes d’aveux, que toutes les souffrances qu’elle avait supportées depuis sa naissance. Mahala, effarée elle aussi, cacha son visage dans ses mains pour pleurer. Andrew, convaincu que son ancienne amie était troublée, en raison de la belle déclaration d’amour qu’il venait de faire à Poe, renouvela sa demande.
— Veux-tu de mon amour, Poe ?
Poe finit par rompre le silence qui s’éternisait. Elle regarda le jeune garçon, droit dans les yeux. Elle tenta de trouver au plus profond d’elle-même assez de force pour être capable de lui répondre.
— MJ, dit-elle de sa voix claire et douce, je réalise, après tout ce que tu m’as annoncé, que si le Grand Maître t’a choisi pour le seconder, c’est sûrement parce qu’il a reconnu en toi la remarquable intelligence qui te rend si unique. C’est avec cette même intelligence que je te demanderai d’essayer de me comprendre. Tu sais comme j’étais amoureuse de Mattéo… Maintenant qu’il est mort, il me faudra de toute évidence une longue période pour soigner ma blessure. Ensuite, peut-être pourrai-je envisager autre chose. Mais en attendant, seras-tu capable d’être envers moi suffisamment courtois et discret pour me laisser le temps de reprendre goût à la vie ?
Andrew buvait littéralement ses paroles. Envoûté par ses propos, il ne remarqua pas le fin stratagème qu’elle venait de déployer avec art pour ne pas avoir à lui dire oui et, en même temps, pour qu’il accepte qu’elle garde ses distances pendant un bon moment.
— Je saurai être patient ! conclut-il en reposant délicatement la main de Poe sur la table basse, pour lui montrer qu’il avait bien compris son message. Tu as raison, ne précipitons pas les choses.
Le cœur plein d’espoir, MJ prit congé des deux jeunes filles, persuadé que Poe ne lui avait pas dit non.
*
Le serviteur du peuple profita d’un moment où le clone regardait dans le sens opposé pour s’engager dans l’arène. Il l’observait avec méfiance et restait à distance, prêt à courir au cas où il deviendrait agressif. Mais c’était sans compter sur la puissante détente de la copie de Mattéo qui, en une fraction de seconde, fonça sur lui avant qu’il n’ait eu le temps de réagir. Le clone lui attrapa les jambes, le renversa à terre et lui tordit le cou brutalement. À ses pieds, le serviteur gisait sans vie, sans avoir pu faire le moindre geste pour se défendre.
— Bravo ! s’enthousiasma la foule, estomaquée par la rapidité de ce jeune individu.
Cette fois-ci, on créa un brouillard artificiel à l’aide d’un dispositif de brumisateurs à haute pression. Les soldats de la BS introduisirent quatre nouveaux serviteurs dans la cage, munis d’un gourdin. Cette expérience devait démontrer comment, dans un milieu hostile et sans visibilité, le clone saurait utiliser ses facultés olfactives pour se défendre. Au bout de cinq minutes, les techniciens coupèrent les brumisateurs sous la cloche métallique afin que le brouillard se dissipe. Les spectateurs découvrirent en même temps le résultat des combats. Seul le clone était encore debout dans la cage.
— Mattéo ! Mattéo ! scanda le public euphorique, ravi de retrouver son héros toujours vivant.
Pour finir, Number one demanda le silence pour présenter la dernière expérience.
— J’appelle maintenant un volontaire parmi l’assistance. Il pénètrera dans l’enclos avec le médaillon olfactif et nous nous rendrons compte ensemble de son efficacité…
Le brigadier 27 se proposa d’emblée. Number one le reconnut tout de suite, car il avait perdu un œil lors d’une mission en Europe, alors qu’il ramenait de jeunes élus à la base ouralienne. Un oiseau le lui avait percé de son bec, pendant qu’il essayait de charger Mattéo Torino dans son camion.
— Je te félicite pour ton audace ! lui dit Number one à travers le micro, pour exciter la foule et attiser son intérêt. En récompense, nous demanderons à nos chirurgiens de s’occuper de toi afin que tu retrouves la vue… On applaudit 27 qui a gagné un œil bionique grâce à son courage !
— Ouah ! répondirent ses compatriotes à l’unisson.
Susie Cartoon sortit de sa boite un médaillon et le disposa autour du cou du brigadier. Muni de l’objet protecteur, il leva les bras en l’air pour bien montrer qu’il n’avait pas peur. Sans perdre de temps, il courut fièrement vers la cage et y pénétra par la trappe. Il s’approcha courageusement du clone de Mattéo et se planta devant lui sans bouger, attendant sa réaction. Celui-ci le renifla rapidement et se désintéressa de lui, comme prévu. Des hourras jaillirent de tous côtés. La démonstration avait été concluante… Désormais, tout le monde souhaitait détenir ce fameux pendentif.
Avant de distribuer à tous les membres du PNC les colliers olfactifs, la cérémonie se poursuivit par la remise officielle du médaillon en or, destiné au Grand Maître. Ce petit bijou, unique, contrairement aux autres, possédait une fragrance supplémentaire, indiquant aux clones, l’importance de son porteur. Celui-ci étant le maître suprême et devant être protégé à tout prix. Les copies de Mattéo, qui étaient nées dans ce seul but, étaient prêtes à mourir pour lui sans condition et à éliminer toute vie humaine dont l’odeur n’était pas reconnue.
Bon voyage !
« De toute façon, nous n’avons pas le choix », pensa le comte de la Mouraille. « Les soldats de la BS vont bientôt venir nous arrêter. Ensuite, ce sera trop tard. Nous ne retrouverons jamais notre liberté. Le plan de Søren Jörtun comporte des risques importants… Mais, je préfère tenter ma chance, plutôt que de retomber dans les mains du Grand Maître ! »… Pour s’évader du temple du Machu Picchu, le chef des espions miniature donna son feu vert au chercheur. Il pouvait démarrer l’expérience, avant l’arrivée des hommes de taille normale.
Les techniciens qui avaient été désignés pour aider Søren Jörtun dans sa nouvelle mission suivaient leur responsable, la peur au ventre. En avançant dans les couloirs qui les ramenaient vers la salle où se trouvait l’accélérateur de particules, ils redécouvraient, horrifiés, l’ensemble des dégâts causés par le rat de laboratoire. Ils se rappelaient qu’ils avaient échappé de peu à la mort lorsque cet énorme rongeur, exagérément agrandi par leurs soins, les avait poursuivis pour combler sa faim insatiable. Mais cette fois-ci, l’opération qu’ils avaient à mener était très risquée. Ils savaient que les chances de réussite étaient très faibles. Rien que d’y penser, ils en avaient la chair de poule. Ils avaient la triste impression de vivre leurs dernières heures. En effet, aujourd’hui, ils allaient recommencer le processus sur un autre animal, en multipliant par dix la puissance d’agrandissement qu’ils avaient appliquée au rat précédent. Søren Jörtun avait calculé qu’ils auraient suffisamment de temps pour transporter la bête traitée jusqu’à l’extérieur de la base, avant qu’elle n’augmente de taille. Une fois rendu dans la partie supérieure du temple du soleil, recouverte par la bâche, le rat aurait ensuite tout le loisir de s’étirer. Son volume serait alors trop important pour qu’il puisse entrer à nouveau dans les bâtiments des hommes-miniature. Poussé par la faim, il s’efforcerait de trouver un moyen pour quitter les lieux. Sa seule issue serait, d’après lui, de passer à travers le tissu qui les retient actuellement prisonniers. Søren Jörtun espérait que la bête, grâce à ses dents tranchantes, chercherait à cisailler les fibres synthétiques de la toile pour s’extraire du temple. Dans ce cas, dès que le piège serait percé, ils en profiteraient pour fuir par l’ouverture réalisée par le rat. Mais pour cela, le mammifère ne devait surtout pas gonfler avant d’avoir été éjecté de la base. Sinon, il risquerait d’obstruer définitivement l’unique sortie dont ils disposaient. Et aussi, peut-être, aurait-il eu le temps de dévorer une grande partie des hommes-miniature.
*
Sur le continent africain, Toby Clotman conduisait sa petite troupe vers le Kilimandjaro. Seul 59 demeurait au camp pour surveiller les adultes des « Iris », attachés aux sièges d’un de leurs avions. Curieusement, les militaires ne semblaient pas pressés. Ils avançaient d’un pas tranquille, sans exprimer la moindre nervosité. Le capitaine n’avait aucune crainte. La veille, il avait vu les enfants partir sans arme, et il ne se faisait aucune illusion. Il était persuadé de ne retrouver que des cadavres sur son chemin ou juste quelques restes, abandonnés par les fauves. Les empreintes, laissées par les jeunes dans la terre encore meuble et colorée, les conduisaient vers une zone plus boisée.
— Là-bas ! prévint 61 qui distinguait dans un arbre, avant la forêt, les pensionnaires des « Iris ».
Le capitaine regarda dans la direction que lui indiquait son soldat et les découvrit à son tour, s’accrochant aux branches. Une famille de lions se prélassait à l’ombre du végétal. Elle aussi semblait avoir tout son temps, sachant pertinemment que ces jolis fruits finiraient par tomber tôt ou tard.
— Ça alors ! dit-il d’un ton moqueur, en ricanant. Mais quel âge ont-ils ? Ils s’amusent encore à grimper aux arbres ?
*
Le laborantin tenait dans ses mains le jeune rat blanc qu’il venait de sortir de sa cage. Il se dirigeait vers Søren Jörtun pour qu’il lui administre la dose de sérum activateur, avant de l’installer sous l’accélérateur de particules.
— Chacun est-il bien à sa place ? s’assura le chercheur, auprès de son assistant. Vous êtes donc sûr que la chaîne humaine est le moyen le plus rapide pour transporter le rat à l’extérieur des bâtiments ?
— Oui, Monsieur ! répondit-il d’une voix faible, n’arrivant pas à dissimuler son angoisse. La chaîne humaine est prête pour le transfert de l’animal. Nous avons fait plusieurs essais comparatifs avec une personne qui courait, du laboratoire jusqu’à la cour. Le coureur met une bonne minute de plus que la chaîne humaine, en se passant la boîte de main en main. En plus, pour cette opération, chaque intermédiaire n’est sollicité que quelques secondes. Il peut donc mieux se concentrer sur sa tâche, contrairement à la personne seule qui perd de son efficacité, au fur et à mesure qu’elle avance. Pour preuve, le coureur a déjà fait tomber son paquet, ce qui n’est pas arrivé dans la colonne humaine.
— D’accord ! conclut Søren Jörtun, pendant qu’il enfonçait sa pipette, à l’intérieur du récipient rempli de sérum. Cette minute de différence sera nécessaire pour réussir ce transfert. D’après mes calculs, nous disposerons de trois petites minutes pour mettre ce rat dehors. C’est très peu. Nous n’avons donc droit à aucune erreur.
D’un mouvement de tête, il invita le laborantin à ouvrir la gueule de l’animal, puis il versa le contenu de la pipette dans son gosier. Dès que la bête eut ingurgité la potion, il saisit la seringue qu’il avait mise de côté sur la paillasse et lui injecta, en plus, une dose d’antalgique, mélangée à du liquide énergétique. Sans perdre de temps, l’assistant installa le rongeur dans la boîte en plastique qui servirait pour son transfert. Il rabattit le couvercle, percé de quelques trous pour lui permettre de respirer, et enroula une bande adhésive, tout autour, pour bien sertir l’ensemble. Enfin, après avoir vérifié que l’objet était correctement placé sous l’activateur, il fit un signe de main en direction du manipulateur de la machine.
— Prêt ? s’assura le technicien, attendant la confirmation de son chef pour appuyer sur le bouton.
— Prêt ? s’informa à son tour, Søren Jörtun, auprès des premiers passeurs de la chaîne humaine qui expulseraient de la boîte.
Comme ils étaient déjà tous en position, il donna l’ordre de lancer le programme, afin de ne pas perdre de temps. « Pourvu que tout se déroule bien ! », s’inquiéta le chercheur qui ne quittait plus des yeux l’activateur de particules. « Le compte à rebours a commencé ! ».
*
Tant qu’ils étaient à une distance respectable, les soldats de Toby Clotman tirèrent en direction des lions pour qu’ils déguerpissent. Impressionnés par l’imposante salve de fusils, les animaux s’enfuirent au plus vite, préférant abandonner les adolescents, pourtant bien appétissants, plutôt que de perdre la vie. Lorsque le danger fut écarté et que le terrain fut enfin libre, les militaires se précipitèrent vers l’arbre pour cueillir la jeunesse tremblante, encore perchée sur les plus hautes branches.
— Allez ! hurla le capitaine Clotman, le jeu est fini. Tout le monde en bas !
Épuisés par les événements tragiques de la nuit, les pensionnaires des « Iris » n’insistèrent pas. Un par un, ils glissèrent le long du tronc et se présentèrent, muets et découragés, devant les hommes de la BS.
— Pouvez-vous aider nos amis à descendre ? osa demander Lucas aux brigadiers qui les menaçaient de leurs armes. Salem a été griffé par un lion et Lilou a la cheville tordue.
61 et 63 tendirent leurs bras pour attraper les blessés, tandis que les autres enfants, à la demande du capitaine Clotman, levaient les mains en l’air. Quand ils découvrirent la jambe sanguinolente de Salem, ils comprirent pourquoi les jeunes étaient en état de choc. « Quelle nuit infernale ont-ils vécue ? Ils ont dû passer leur temps à se défendre contre les agressions des animaux sauvages », imaginèrent-ils.
— Pensez-vous pouvoir marcher, tous les deux ? s’informa le capitaine, sans compassion.
— Moi, peut-être ! répondit Lilou. Mais Salem aura besoin qu’on le porte… Il souffre trop !
— Alors, écoutez-moi bien, les enfants ! maugréa Toby Clotman. Mes hommes vont s’occuper des deux blessés. Si, pendant que nous vous ramenons au camp, l’un d’entre vous fait le malin, il se prendra une bonne rouste… C’est compris ? Allez, en avant !
La chaleur commençait à s’installer dans la plaine et la température montait exagérément à l’intérieur de l’avion. Les adultes des « Iris » suffoquaient dans l’habitacle, qui était complètement clos, et la sueur ruisselait sur leur front. Ils se croyaient dans un four.
— Ouvrez la porte de ce fichu coucou ! supplia Pierre Valorie, le visage rougi par la touffeur. Nous allons mourir, là-dedans !
59 fit la sourde oreille. Il ne souhaitait prendre aucun risque avant le retour de ses compères, quitte à ce que les prisonniers trépassent dans cette étuve. Les consignes de son chef avaient été strictes. Pour aucune raison, il ne devait entrer en contact avec eux. Il attendit donc patiemment que ses collègues reviennent.
— Les voilà ! prévint soudain Camille Allard qui apercevait un groupe s’approcher du campement, malgré la buée qui recouvrait la vitre.
Tous essayèrent de se tourner vers les hublots pour s’assurer qu’il ne manquait aucun jeune.
*
Le laborantin saisit la boîte contenant le rat, dès que l’activateur de particules sonna la fin du programme. Aussitôt, il se dirigea vers le premier membre de la chaîne humaine, constituée de trois cents personnes. Celle-ci serpentait dans les couloirs de la base, jusqu’à la sortie du bâtiment. Il remit son colis à l’homme qui l’attendait, et ainsi, commença une succession de passes, déplaçant le rat en pleine mutation. Chaque intermédiaire savait qu’il avait une demi-seconde pour donner à son voisin le paquet qui lui était confié. Si tout se déroulait bien, le transfert s’effectuerait en deux minutes et demie. D’après Søren Jörtun, la transformation de l’animal n’opèrerait qu’au bout de trois minutes, mais il n’en était pas complètement sûr. Aussi, chaque passeur saisissait le colis comme s’il contenait des braises brûlantes, et cherchait à s’en débarrasser au plus vite, en espérant que le rat n’augmente pas de volume dans ses bras.
La boîte quitta le laboratoire. Elle fut transportée à travers un dédale de couloirs qui l’approchait d’un ascenseur. La décision avait été prise de ne pas utiliser le monte-charge, au cas où celui-ci tomberait en panne. La file des porteurs empruntait donc l’escalier d’à côté, pour rejoindre, deux étages plus hauts, l’ultime corridor qui permettait d’accéder à la sortie. De relais en relais, la boîte arriva au niveau de la dernière marche, quand subitement, elle se mit à trembler dans les bras de son manutentionnaire. Surpris par tant de nervosité, et comme elle lui glissait des mains, l’homme chercha à ressaisir sa charge d’un geste précipité. Mais ses mains s’entrechoquèrent avec celles du coéquipier suivant, qui, machinalement, s’apprêtait à l’attraper à son tour. La caissette tomba brutalement à leurs pieds et dégringola d’une dizaine de marches, avant qu’un passeur ne la récupère.
— Elle est cassée ! cria-t-il affolé, observant avec horreur la boîte éventrée sur un angle.
Aussitôt, le nez du rongeur sortit par cette ouverture, heureusement insuffisamment grande pour qu’il puisse engager sa tête plus loin. L’homme, épouvanté, remit l’objet à son voisin afin que le transfert reprenne au plus vite dans l’escalier.
— Vite ! hurla-t-il. Nous venons de perdre quinze secondes !
Cherchant à rattraper le temps gaspillé, les hommes se repassèrent à toute vitesse cet objet encombrant pour qu’il parte de nouveau vers l’issue prévue. Dedans, la bête couinait puissamment et sa queue rose qui s’allongeait anormalement, sortait maintenant par l’orifice… Dégoûtés par ce colis qui s’alourdissait et se déformait régulièrement, les porteurs s’activèrent de plus en plus, craignant le pire…
*
Arrivés au campement, les pensionnaires des « Iris » furent aussitôt embarqués dans le deuxième avion. À côté, dans l’engin où se trouvaient les adultes emprisonnés, 59, accompagné du capitaine Clotman, s’installa aux commandes pendant que le reste de la troupe se répartissait les places dans les deux autres appareils. Chaque pilote mit son moteur en marche et sans perdre de temps, les trois avions décollèrent ensemble.
Frustré de n’avoir pu parler à ses élèves et, surtout, de n’avoir pu vérifier s’ils étaient tous présents, Pierre Valorie supplia le capitaine de lui donner des informations.
— Comment vont-ils, Capitaine ? Répondez-nous ! Les avez-vous tous retrouvés ?
Toby Clotman fit signe à 59 qu’il s’absentait quelques instants pour rejoindre les détenus. Une fois devant eux, il leur annonça d’un ton sec.
— Que les choses soient bien claires ! Vous m’avez suffisamment compliqué les affaires pour ne mériter aucune indulgence de ma part. Aussi, je vous demande de vous taire et de ne plus m’importuner. Vous apprendrez ce que vous aurez à savoir, en temps voulu. Maintenant, fichez-moi la paix !
Le capitaine leur tourna les talons et referma violemment, derrière lui, la porte du cockpit. CAR123A et CAR222B qui le connaissaient bien avaient des raisons de le craindre, mais ils préférèrent ne rien dire aux enseignants pour ne pas les inquiéter encore plus.
Extrêmement soucieux, ils survolèrent ainsi, dans le silence le plus total, l’est de l’Afrique. Au bout d’un certain temps, à leur grand étonnement, ils remarquèrent que les trois avions s’engageaient au-delà du continent. Après avoir traversé le canal du Mozambique, ils atteignirent l’île de Madagascar par le nord et continuèrent leur route jusqu’à la ville d’Antananarivo, où ils se posèrent. Les jeunes prisonniers furent enfermés les premiers dans une pièce de l’aéroport, puis les soldats vinrent escorter les six autres captifs pour les installer dans une salle vide. Mais avant de refermer la porte, le capitaine Clotman s’informa :
— Qui d’entre vous saurait soigner des blessés ?
— Des blessés ? s’inquiétèrent les enseignants… Qui est blessé ?… Est-ce grave ?
Jade Toolman proposa tout de suite son aide et demanda s’ils disposaient d’une pharmacie.
— Oui ! répondit le militaire. Le centre de secours de l’aéroport semble bien fourni. Venez d’abord voir de quoi il s’agit. Ensuite, nous irons chercher le nécessaire.
*
Le rat, qui ne cessait de croître, fit exploser sa boîte juste avant d’être dehors. Devant lui, épouvantées, les dix dernières personnes de la chaîne humaine, faisant involontairement obstacle, coururent vers la sortie pour dégager le passage et tenter de sauver leur vie. L’animal grandit si vite que son corps épousait déjà la forme du corridor, écrasant au passage, les hommes qui étaient encore près de lui. Pour éviter de mourir étouffé, tant qu’il en était capable, il se dirigea spontanément vers la lumière, espérant atteindre de ce côté-là un endroit où il pourrait respirer normalement. Il dut utiliser toutes ses forces pour s’extraire du boyau, mais, à force d’insistance, il parvint à franchir cette dernière distance. Le rongeur, désormais libre et sans contrainte d’espace, augmenta considérablement de volume. Après de terribles souffrances et des cris horribles, il devint enfin, deux fois plus gros qu’un lapin. Les dix hommes qui s’étaient enfuis se cachèrent en toute hâte derrière quelques cailloux. Mais leur taille ne correspondant plus à son gabarit, le nouveau monstre, dont la faim était pressante, chercha du gibier en proportion avec son appétit. Comme l’avait espéré Søren Jörtun, ne trouvant rien autour de lui, il s’empressa de faire un trou dans la bâche qui recouvrait le temple du soleil, et partit chasser dans les environs. Une sentinelle de dimension normale, tranquillement assise contre un mur, vit arriver sur lui cet animal difforme, qui, sans crier gare, s’agrippa à sa jambe et lui dévora le mollet. Alertés par les cris de leur collègue, d’autres soldats accoururent et découvrirent avec stupeur ce rat géant qui, pour combler sa faim, croquait maintenant le cou de sa victime avec voracité. Ils s’empressèrent de l’exterminer pour abréger les souffrances du gardien.
Pendant qu’ils se débattaient avec le monstre, les hommes-miniature avaient déjà rejoint les modules scarabée et s’enfuyaient par l’ouverture réalisée par le rat de laboratoire. Sans demander leur reste, ils partirent en direction de la baie de Paracas, à l’ouest du continent sud-américain. Là, ils retrouveraient les espions du monde entier qui avaient fui les cités marines. En attendant son arrivée, le comte de la Mouraille avait chargé l’amiral Flower de rapatrier sur ce site l’ensemble des tortues luth.
Plus tard, après avoir enterré leur compagnon, les hommes du PNC de taille normale, vinrent récupérer les espions miniaturisés. En découvrant, grâce aux robots explorateurs, les dégâts causés à l’intérieur de la base du temple du soleil, ils firent vite la relation entre le rat qu’ils avaient tué et l’absence de tout être vivant. Pour eux, il n’y avait aucun doute. Suite à des expériences malheureuses sur l’animal, les espions-miniature, qui n’avaient pu s’enfuir à cause de la bâche posée sur l’édifice, avaient été dévorés par le monstre. Ils devaient tout de suite prévenir le Grand Maître de ce drame.
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— Ne crains rien ! s’adressa tendrement Jade Toolman à Salem. Je vais m’occuper de toi.
L’enseignante préféra ne pas toucher la plaie de l’élève, de peur d’introduire des microbes avec ses mains sales. Elle se pencha par contre au-dessus de la cheville de Lilou qui était bien gonflée et qui laissait apparaître un léger hématome. Ensuite, elle demanda au capitaine Clotman de la conduire à la pharmacie.
— Je reviens très vite ! dit-elle à la petite troupe abattue qui était rassurée par sa présence. Ne vous inquiétez pas.
Le centre de secours, par chance, disposait de tout ce qu’elle espérait trouver. Plaquettes d’antibiotiques pour éviter les infections dues aux bactéries, produits antiseptiques pour nettoyer la plaie et empêcher la prolifération des germes de la peau, pommades et médicaments anti-inflammatoires, bandages, antalgiques pour calmer la douleur, etc. Elle remplissait son sac en relisant scrupuleusement la liste qu’elle s’était préparée pour ne rien oublier.
— Prenez bien tout le nécessaire ! ordonna le capitaine. Je ne vous laisserai faire les premiers soins qu’aujourd’hui. Ils se débrouilleront seuls par la suite. Prévoyez la bonne quantité si vous pensez que le traitement durera plusieurs jours !
Offusquée, Jade Toolman répondit :
— Mais, je dois surveiller régulièrement la plaie de Salem ! Si jamais il faisait une infection, il pourrait perdre sa jambe !
— Vous lui préciserez tout ça ! conclut-il. Il est suffisamment grand pour comprendre… Allez, dépêchez-vous !
Les adultes emprisonnés entendirent des pas s’approcher. La porte s’ouvrit et Jade Toolman apparut, la mine déconfite.
— Comment vont-ils ? l’interrogèrent aussitôt ses collègues qui s’inquiétaient de la voir dans cet état.
Elle leur expliqua la gravité de la situation et surtout, l’ordre du capitaine Clotman d’empêcher tout contact avec leurs élèves et de les laisser se soigner seuls. Du coup, elle avait vraiment pris son temps pour nettoyer la large plaie de Salem. L’adolescent avait beaucoup souffert, mais elle avait malgré tout insisté pour éviter à tout prix les risques d’infection.
— Quant à Lilou, continua-t-elle, c’était moins préoccupant. Elle se rétablira vite de son entorse. Avant de partir, j’ai chargé les autres élèves de s’occuper très sérieusement des deux blessés. Je leur ai expliqué les gestes de soins. Je leur ai surtout recommandé de s’assurer que la plaie de Salem reste toujours propre. Ils savent qu’il peut perdre sa jambe à cause de ça. Je crois que… Je…
Jade Toolman se mit soudain à pleurer, tellement cette situation était absurde. Elle était révoltée de ne pouvoir faire plus pour ces enfants qu’elle aimait tant. Ses amis, aussi frustrés qu’elle, s’empressèrent de la consoler…
À force d’essayer diverses ondes radio, Toby Clotman avait réussi à reprendre contact avec les hommes du PNC. Il les informa ainsi de leur nouvelle position et annonça à Number one qu’il détenait les adolescents du pensionnat des « Iris ». Il comptait quitter l’île de Madagascar en plusieurs convois séparés.
— Nos avions n’auront pas assez d’autonomie pour survoler l’Océan Indien d’une seule traite, expliqua le capitaine à son supérieur. J’ai donc prévu de remonter la côte africaine jusqu’à la Somalie. De là, je traverserai la Mer d’Arabie pour rejoindre l’Inde, et ensuite, je passerai au-dessus du golfe du Bengale pour vous retrouver sur l’île de Bornéo.
— Parfait ! acquiesça Number one. Tenez-nous régulièrement au courant de votre progression. Bon voyage !
La bulle « rémora »
Le comité des sages se réunissait pour la dernière fois avant le départ de Safiya Armoud, Anouk Simbad et Huu Kiong. L’imposant transfert de la moitié de la population des hommes-miniature, depuis les cités marines vers le nord de la planète, allait bientôt avoir lieu. Chaque sage assurerait le commandement de l’un des trois Centres de Survie du Groenland. Mais en attendant, tant qu’ils étaient encore tous ensemble à l’intérieur de la CM1, ils organisèrent une ultime entrevue pour bien s’entendre sur leurs futurs objectifs.
— Chers amis, déclara la sage Zoé Duchemin, le ballet des cétacés a commencé à travers les eaux océaniques. Conformément à notre plan, le transport de nos concitoyens qui doivent atteindre le cercle polaire s’effectuera à dos de baleine. Aussi, je viens d’apprendre qu’un ziphius a été repéré par nos satellites, rôdant à une heure d’ici. Une équipe de pilotes cherche actuellement à en prendre le contrôle. Le départ des habitants de notre cité marine est donc prévu pour bientôt.
— Oui ! ajouta la sage Anouk Simbad. Aux carrefours des océans, des baleines bleues nous attendront pour récupérer les hommes et les femmes transportés par des rorquals plus petits, provenant des cités marines de tous les horizons. Si tout se passe bien, les trente milliards d’individus, sélectionnés pour s’abriter dans les CSG, atteindront le Groenland en quelques semaines. Des équipes d’accueil sont déjà sur place pour préparer l’arrivée de nos compagnons.
— Parfait ! conclut la sage Duchemin. Profitons du temps qu’il nous reste pour faire le point sur la conjoncture… Sage Krozek, vous deviez nous donner des nouvelles du Professeur Boz et des hommes qui l’accompagnent. Nous vous écoutons.
Le sage Vasek Krozek se leva et s’empressa de diriger la télécommande qu’il tenait dans sa main pour faire apparaître la carte du monde sur le grand écran qui était devant eux. Progressivement, il zooma sur l’Amérique du Sud et fixa l’image au cœur de l’Amazonie.
— Nos amis sont exactement à cet endroit ! annonça le sage. Perdus au milieu de la forêt tropicale. Leur module scarabée ne fonctionne plus. Ils peuvent cependant se déplacer grâce aux pattes de l’appareil qui restent toujours opérationnelles. Deux patrouilles sont parties à leur rencontre afin de les ramener dans une cité marine, proche des côtes brésiliennes. Ceci, avant qu’elles ne se transforment en cités volantes. Bien que plusieurs jours soient nécessaires pour les retrouver, les deux équipages espèrent les secourir à temps, car leur environnement est particulièrement hostile. Le module accidenté ne cesse de se défendre contre des animaux, tous plus féroces les uns que les autres. Même si nous sommes en contact permanent avec le Professeur Boz et que nous apportons aux passagers quelques conseils, nous estimons, malgré tout, que leurs chances de survie sont extrêmement faibles.
Lorsque le sage Krozek eut fini de parler, un grand silence régna soudain dans la pièce. Tous étaient très inquiets pour leurs amis. Mais le sage Peyo Bingo profita de cet intervalle pour évoquer la situation dans laquelle se trouvait le module guêpe sur le continent africain. De ce côté-là, les informations transmises par le lieutenant Emile Crocus n’étaient pas plus optimistes. Le module guêpe devra bientôt repartir pour suivre le groupe des « Iris », pendant le vol qui le conduira à l’île de Bornéo. Pour choisir dans lequel des trois avions ils s’introduiront, ils souhaitaient connaître l’avis du comité.
— D’après le Lieutenant Crocus, expliqua le sage, les jeunes pensionnaires seront séparés de leurs professeurs pendant le voyage. Un premier avion transportera les adolescents, un deuxième prendra les enseignants, tandis qu’un dernier engin emmènera les serviteurs du peuple. Le Capitaine Clotman a l’intention de répartir ainsi ses prisonniers, pour éviter toute révolte pendant le trajet, comme ce fut le cas précédemment dans le navire qu’il commandait… Je dois également vous prévenir que deux élèves sont désormais blessés.
Sans hésiter, le comité décida que le lieutenant et ses hommes devaient, avant tout, assurer la sécurité des jeunes. Le module guêpe suivrait donc les pensionnaires dans leur déplacement.
— À propos ! dit la sage Safiya Armoud en changeant de sujet. Savons-nous si tout se passe bien pour nos agents de renseignements qui ont embarqué récemment dans une tortue du PNC ?
Le sage Krozek afficha de nouveau sur l’écran le grand planisphère. Puis, avant de répondre, il apporta quelques explications :
— L’idée est d’Abdul Kou’Ounfi, notre responsable du contre-espionnage. Après la capture des trois espions du PNC à l’intérieur de notre cité, l’agent 66, en partant rejoindre la patrouille sous-marine qui lui aurait permis de fuir, a été avalé par un poisson. Abdul Kou’Ounfi le remplaça sans tarder par Torben Wrunotz, un de nos hommes, pour qu’il s’embarque avec les deux autres agents qui se sont ralliés à notre cause, à bord de la tortue luth qui devait les récupérer. Torben Wrunotz, en prenant l’identité de l’agent 66 et avec l’aide des agents 222 et 828, a ainsi pu s’infiltrer parmi les équipes du Comte de la Mouraille. Désormais, il nous tient régulièrement au courant des décisions prises par l’ennemi. Du coup, nous avons appris pourquoi les hommes-miniature du PNC se sont enfuis précipitamment de nos cités…
— Pour quelles raisons ? demandèrent aussitôt les six autres sages.
— Un grave malentendu a provoqué une scission dans le Parti de la Nouvelle Chance. Apparemment, le Grand Maître n’aurait plus confiance en ses espions-miniature. Il aurait pris la décision de les abandonner et de les éliminer, en même temps que notre peuple. Les hommes du Comte de la Mouraille cherchent désespérément à sortir des griffes du chef du PNC… Mais, d’après notre agent Torben, dès qu’ils auront réussi à se cacher, ils s’organiseront pour pouvoir se venger et dominer le monde, à leur tour. Autrement dit, nous pouvons considérer qu’à ce jour nous n’avons plus un seul ennemi, mais plutôt deux !
Après l’annonce de cette terrible révélation, les sages se turent un long moment. Chacun essayait d’imaginer leur avenir, au milieu de ce scénario catastrophe. « Quand cela va-t-il se terminer ? », se demandaient-ils. « Par combien d’épreuves devrons-nous encore passer avant de trouver la paix ? Avons-nous vraiment fait le bon choix ? » Face à cet inquiétant fléchissement psychologique et devant l’indécision de ses collègues, la sage Betty Falway souhaita réagir. Elle prit soudain la parole.
— Écoutez ! déclara-t-elle avec détermination. Nous ne pouvons nous permettre aucun défaitisme. Le peuple-miniature nous fait confiance et nous devons être à la hauteur de la situation. Continuons à nous battre ! Au nom de notre peuple, je vous conjure de ne pas baisser les bras !
Il n’en fallut pas plus pour que les autres sages se ressaisissent sur-le-champ. Souhaitant assumer leur fonction, ils se jurèrent de ne plus douter et d’avancer, coûte que coûte.
— Oui ! insista la sage Falway. L’avenir de l’humanité dépend de notre clairvoyance et nous devons agir à chaque instant avec bon sens et avec courage. Pourquoi avons-nous été élus au sein de ce comité ?… C’est justement pour cela. L’humanité a choisi de vivre et nous avons le devoir de tout faire pour l’aider à y parvenir.
Gédéon Smox entra soudain dans la pièce et s’approcha des sept sages. Poliment, il demanda le silence. Il désirait leur parler.
— Mesdames et Messieurs les sages, annonça le responsable de la cité marine, notre baleine est arrivée ! Nous devons procéder au transfert des personnes désignées pour se rendre dans les CSG. Ne perdons pas de temps !
À l’intérieur de la CM1, guidés par les agents de la sécurité, les futurs passagers concernés par le convoi en préparation se pressaient de rejoindre une bulle « rémora » pour effectuer leur grand voyage. Cette bulle, très particulière, était destinée à permettre une évacuation rapide des habitants de la cité si celle-ci venait à se détériorer. En cas d’urgence, suite à un incendie, une inondation ou une panne mécanique, la bulle rémora pouvait se détacher de la structure et écarter ses occupants du danger. Comme pour un bateau en plein naufrage, la bulle rémora, que les hommes-miniature appelaient la « BR » faisait office de grand canot de sauvetage. Contrairement aux autres bulles de la cité, elle avait une forme identique au poisson du même nom. Elle était très effilée, allongée, et possédait à l’avant de son dos, une énorme ventouse. Une sorte de disque souple composé de nombreuses lamelles dentées, permettant une accroche efficace sur la peau ou la carapace d’un animal marin de taille plus importante. C’était d’ailleurs, grâce à une bulle rémora que les hommes-miniature avaient pu adhérer à la baleine qui nageait dans le secteur et prendre le contrôle de son cerveau pour l’amener jusqu’ici.
Pendant ce temps, dans la cité, ceux qui ne faisaient pas partie du voyage admiraient, à travers les vitres, le gigantesque mammifère marin qui stationnait à côté d’eux. C’était une baleine à bec d’oie qu’ils ne pouvaient voir dans sa totalité, en raison de ses six mètres de long. L’animal, doté d’une petite bouche incurvée vers le haut, maintenait l’extrémité de sa tête en dehors de l’eau et respirait ainsi, grâce à son évent situé au sommet du crâne. Cette masse de plus de deux mille kilos flottait sans problème à la surface et attendait patiemment que les nombreuses BR de la CM1 viennent s’installer sur son ventre.
Gédéon Smox proposa aux trois sages qui devaient faire partie de l’expédition de les conduire jusqu’à leur compartiment. C’était maintenant à leur tour de s’introduire dans une bulle rémora. Les pilotes partiraient dès qu’ils en donneraient l’ordre.
— Nous vous souhaitons bonne chance ! dirent les sages qui restaient dans la CM1 à leurs collègues qui s’apprêtaient à les quitter.
— À vous aussi ! répondirent les trois sages, en leur serrant cordialement les mains.
— Nous espérons que vous contrôlerez rapidement les cités volantes, poursuivit le sage Kiong, et que vous arriverez à amorcer le plan d’attaque que nous nous sommes fixé. Si tout marche comme prévu, nous finirons par reprendre le dessus. Quant à nous, en attendant, nous allons mettre à l’abri une partie de l’humanité. Si vous réussissez votre mission, nous ne resterons pas longtemps dans les sous-sols du Groenland. Par contre, si le Grand Maître avait raison de vous, nous nous cacherons sous terre pour tenter à nouveau notre chance dans plusieurs centaines d’années. Ceci, grâce au plan « Tardigrade », en procédant à notre hibernation.
— Cela n’arrivera pas ! conclut, d’un ton rassurant, le sage Peyo Bingo. Je suis sûr que nous nous retrouverons bientôt pour fêter ensemble notre victoire. Faites également attention à vous pendant la traversée.
Les sages Safiya Armoud, Anouk Simbad et Huu Kiong se séparèrent de leurs amis et suivirent le responsable de la CM1 pour qu’il les conduise jusqu’à la BR. Ils sortirent de la pièce sans se retourner, conscients qu’à partir de cet instant, la fragile chaîne qui unissait encore les hommes-miniature pouvait se briser à tout moment.
Betty Falway, Zoé Duchemin, Vasek Krozek et Peyo Bingo, les quatre sages qui restaient dans la cité marine, observaient, depuis la salle du comité, la dernière bulle rémora qui emportait leurs compagnons vers le ziphius. Elle se posa à côté des autres BR, déjà alignées sous son ventre, et, comme elles, se colla avec sa ventouse sur la peau de l’animal.
La baleine à bec d’oie ne tarda pas à courber le dos pour s’enfoncer dans les profondeurs. Sa nageoire caudale sortit un instant de l’eau, puis, dès qu’elle fut immergée dans sa totalité, elle ondula avec élégance à travers l’immensité bleue de la mer. Elle entama son périple au milieu des faisceaux du soleil, obliques et parallèles, qui pénétraient dans l’eau et qui éclairaient sa livrée par touches lumineuses et irrégulières. Sans se douter de l’importance de sa mission, le grand mammifère traverserait la mer Méditerranée pour emporter avec lui les hommes-miniature jusqu’à l’océan atlantique.
Ainsi, dans toutes les mers du monde, un fabuleux réseau de communication s’était mis en place pour transporter les habitants des cités marines. De cette façon, avec l’aide des cétacés les plus divers, ils pourraient gagner les centres de survie du Groenland. Une gigantesque course sous-marine contre la montre avait débuté qui permettrait, peut-être, d’épargner de la folie du PNC la moitié de la population mondiale. Les sages réalisaient, tout en admirant la puissance du rorqual qui se propulsait à travers les fonds marins, le curieux paradoxe de la situation. Ils allaient sans doute survivre grâce à l’aide de ces animaux que les hommes avaient chassés depuis la nuit des temps et dont ils avaient provoqué la quasi-disparition.
*
Serge Morille appela aussitôt le comité des sages pour leur annoncer la bonne nouvelle. Dans les ateliers du QG400105, GLIC avait pu être réparé. Les tests de contrôle avaient été concluants et le robot pouvait à nouveau marcher, voler et communiquer.
— Formidable ! se réjouit Zoé Duchemin. Félicitations ! Le robot va pouvoir retourner vers Mattéo Torino et ses jeunes amis pour les aider !
— D’accord ! répondit Serge Morille. Nous l’envoyons tout de suite là-bas pour les rassurer. Vous les préviendrez également que leurs tuniques sont terminées. Ils vont bientôt pouvoir effectuer leur grande migration avec les grues cendrées.
— Très bien ! Cela va certainement leur remonter le moral.