© Paul Maraud, 2018, pour le texte. Tous droits réservés.
© Éditions Semis de mots, 2018. Bordeaux – Nouvelle Aquitaine
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, décembre 2018.
Dépôt légal : décembre 2018
2152
Cinquième période
« La chasse est ouverte ! »
Nuit de pleine lune
Jamais, les pensionnaires des « Iris » ne s’étaient sentis aussi démunis que ce soir-là. Après avoir couru comme des fous à travers la savane, ils avaient fini par s’arrêter, essoufflés, à la limite de la forêt. Même s’ils pensaient avoir semé les soldats de la BS, ils avaient conscience de la précarité de leur situation.
Pierre Valorie leur avait dit de fuir et ils s’étaient lancés dans une course effrénée, en direction du Kilimandjaro, sans vraiment réfléchir à ce qu’ils pourraient bien faire au pied de cette énorme montagne. Ils se retrouvaient, maintenant, face à une végétation touffue, où d’épaisses lianes dégringolaient des arbres jusqu’au sol, enveloppant les buissons des étages intermédiaires. Pour rien au monde ils n’auraient osé s’enfoncer à l’intérieur de ce dense et vert décor. Lucas, le plus téméraire, avait tenté une percée, mais il avait vite reculé au bout de quelques pas. En plus du terrain boueux et glissant, il avait eu l’impression de déranger des tas de bêtes, petites et grosses, sur pattes ou rampantes, qui se cachaient derrière les plantes, soit par peur, soit pour lui sauter dessus.
Mais la nuit allait bientôt tomber et ils devaient prendre une décision pour choisir où ils camperaient…
— Qu’est-ce que l’on fait ? demanda Lucas à l’ensemble du groupe… Vous préférez que l’on continue plus loin ou que l’on s’arrête ici ?
— Ni là ni ailleurs ! trancha Pauline. De toute façon, je sais que je ne dormirai pas !
— Ce plan, je n’le sens pas ! ajouta Lisa. Je crois que cette fois-ci, c’est la fin.
— Moi non plus ! sanglota soudain Violette qui appréhendait déjà de se retrouver dans le noir, au milieu de cette nature sauvage… Vous vous en rendez compte ? Nous n’avons plus rien ! Rien à manger, rien à boire, rien pour nous défendre, rien, rien !… Nous avons tout laissé là-bas. J’ai trop peur !
Violette posa sa tête sur sa voisine et continua à pleurer abondamment. Autour d’elle, les autres n’étaient pas fiers non plus. Par expérience, ils savaient à quels dangers ils s’exposaient s’ils ne trouvaient pas un abri sûr pour la nuit. Or, la forêt les inquiétait autant que la savane. Ils étaient cernés de toutes parts.
*
Les hommes du capitaine Clotman n’avaient pas été tendres avec les adultes du pensionnat. Dès qu’ils s’étaient rendus, des crosses de carabine s’étaient abattues sur eux, pour les féliciter d’avoir jeté le tronc d’arbre dans la rivière, leur interdisant ainsi de récupérer les enfants. « Continuez à faire les malins », leur avait dit le capitaine pour les intimider, « et vous finirez avec une corde autour du cou ! C’est compris ? » Puis il donna l’ordre aux brigadiers de les ramener jusqu’aux avions.
Ce soir-là, Toby Clotman visita la carcasse du vieux bimoteur du pensionnat qui était éventré au bord de l’eau. Il jeta rapidement un œil à l’intérieur pour voir comment ils avaient aménagé l’habitacle. Il fut forcé de reconnaître qu’ils avaient bien organisé leur petite vie, dans ce coin perdu d’Afrique. Puis, il se dirigea vers les trois autres avions qui étaient alignés à vingt mètres du camp. Dans celui qui était garé au centre se trouvaient les six prisonniers, ligotés aux sièges de l’appareil.
— Comment allez-vous ? s’informa avec ironie le capitaine. Mes hommes m’envoient pour vous remercier de ce délicieux repas. Quelle gentillesse d’avoir préparé tout ça avant notre arrivée ! Cette viande fumée est excellente !… De quel animal s’agit-il ? J’avoue ne pas être un spécialiste en matière de gibier… Apparemment, cela n’est pas votre cas ! Ah ah !
Le chef de la BS s’approcha de Pierre Valorie et lui releva le menton fermement pour qu’il ne détourne pas les yeux de son visage.
— Regardez-moi ça ! maugréa-t-il… Ça se dit directeur d’établissement et c’est incapable de réfléchir une seconde. J’espère que vous assumerez les conséquences de vos actes, Monsieur Valorie. Si vos pensionnaires se font dévorer à cause de vos bêtises, vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous même… Quel irresponsable vous êtes ! Nous partirons demain à leur recherche. Si nous ne rapportons que des os au Grand Maître, vous lui expliquerez comment, soi-disant pour les sauver, vous avez décidé de les jeter dans l’arène aux fauves… Messieurs, Mesdames, je vous souhaite une bonne nuit et méditez bien sur ce que je viens de vous dire.
Depuis les hublots de l’avion, les enseignants et les deux serviteurs du peuple regardaient le capitaine s’éloigner d’un pas tranquille. Quand il eut rejoint ses hommes, assis autour du feu, en train de consommer leurs provisions, Pierre Valorie leva les yeux vers le ciel et fixa la lune, parfaitement ronde. Les larmes qui coulaient sur ses joues brillaient intensément, éclairées par la lueur bleutée de l’astre. Comme il regrettait son acte, à présent. Il ne pouvait s’empêcher de penser aux enfants. « Qu’ai-je fait ? Ce qu’il dit est juste… Mais, qu’est-ce qui m’a pris ? »… Il tourna la tête vers Jade Toolman, qui était ficelée sur le siège d’à côté, et la regarda d’un air coupable. Elle aussi avait les paupières gonflées de tristesse et d’inquiétude.
— Il a raison, Jade ! avoua le directeur d’une voix tremblante. Je les ai envoyés à la mort !
*
C’était une nuit de pleine lune. La pureté du ciel permettait aux jeunes pensionnaires des « Iris » de distinguer très nettement, les cratères et les mers de l’astre satellite de la terre. Sa face visible présentait des zones sombres sur la moitié inférieure et des étendues plus claires sur la partie supérieure. Ils avaient remarqué que l’image était inversée par rapport à celle qu’ils avaient l’habitude de voir depuis la chaîne des Alpes, maintenant qu’ils étaient sous l’équateur.
En admirant cette magnifique boule, qui réfléchissait la lumière du soleil sur leur planète, les adolescents eurent une pensée émue pour leur professeur de sciences, Jade Toolman. Ils se rappelaient, avec nostalgie, une scène cocasse dans le village de Gallo…
Leur enseignante avait invité les élèves qui le souhaitaient à observer l’astre lunaire au cours d’une nuit aussi belle que celle-là. Elle avait placé, au milieu de la cour du pensionnat, une lunette astronomique. Pendant qu’elle expliquait comment les météorites, par leurs impacts, avaient créé les nombreux cratères sur la lune, les enfants posaient à tour de rôle le bon œil sur l’oculaire afin de découvrir la multitude de petits ronds disséminés sur la surface. Cette image était restée, à jamais, gravée dans leur mémoire.
José se rappela, également, qu’il était le dernier de sa classe à observer le satellite blanc de la terre. Après lui, les élèves de sixième attendaient avec impatience de passer à leur tour. Juste avant de céder sa place aux plus jeunes, il avait profité d’un moment d’inattention de Jade Toolman pour manipuler discrètement une visse de blocage de la lunette, puis avait baissé légèrement le tube vers d’autres étoiles. Il s’amusa avec ses amis, qui étaient de mèche avec lui, à voir les visages déçus des élèves qui repartaient sans avoir pu identifier ce que leur professeur tenait à leur montrer. Ce ne fut qu’au bout du septième ou huitième enfant que Jade Toolman finit par comprendre pourquoi ils s’éloignaient de l’instrument sans enthousiasme. Elle s’excusa alors et tout en corrigeant l’orientation de la lunette astronomique, elle proposa gentiment à tous ceux qui n’avaient pas bien distingué les cratères lunaires de venir les découvrir à nouveau. Tous les élèves en profitèrent pour revenir dans la file et retarder ainsi l’heure du coucher…
Ce petit instant d’évasion leur avait fait oublier pendant quelques minutes dans quel inconfort et quelle insécurité ils se trouvaient. Les onze enfants s’étaient installés en cercle au pied d’un arbre isolé, prêts à grimper dessus en cas de menace. Chacun de son côté avait en charge de guetter si un animal s’approchait, pour prévenir suffisamment tôt ses amis et monter à temps sur les premières branches. Ce moment arriva, malheureusement bien trop vite…
L’annonce du danger s’effectua par le passage au galop d’une girafe, à proximité de leur abri. Le bruit sourd de ses sabots les avait surpris avant qu’elle n’apparaisse devant eux, complètement affolée. Sa silhouette effilée laissait entrevoir son pelage tacheté, grâce à l’éclairage de la lune. Elle ralentit en pensant se camoufler derrière l’arbre, mais quand elle aperçut les jeunes rassemblés autour du tronc, elle prit peur et préféra continuer sa course, plus loin dans la savane. Les pensionnaires des « Iris » regardèrent, interloqués, ce grand corps se déplacer à toute vitesse, et son cou exagérément long se balancer dans les airs. Cependant, maintenant qu’elle disparaissait, c’était dans le sens opposé que les onze adolescents devaient scruter l’horizon. Car si la girafe fuyait ainsi, en pleine nuit, c’était certainement parce qu’elle était poursuivie par une autre créature qu’elle avait raison de craindre…
Effectivement, ils distinguèrent dans la pénombre, la stature inquiétante d’un lion qui se dirigeait vers eux, d’un pas nonchalant. En fait, le félin ne suivait pas la girafe, mais un dik-dik qui était à ses pieds. Il s’agissait d’un ancien chef de troupe livré à lui-même qui devait se débrouiller seul pour trouver de quoi manger. Autrefois, quand il était le roi, les lionnes partaient en chasse pour nourrir le groupe qu’il commandait et il en profitait également. Lui ne s’occupait que de garder son territoire en délimitant les frontières par ses selles ou son urine. Ceci, pour dissuader tout concurrent de pénétrer sur ses terres et de s’en prendre à sa descendance. Le temps où il était respecté par les siens et craint par les jeunes mâles était révolu. Il avait dû se retirer et abandonner son pouvoir à un prétendant téméraire qui l’avait provoqué et enfin, vaincu. Meilleur bagarreur que chasseur, maintenant qu’il était seul, il se rabattait sur de petites proies, plus faciles à attraper. Cette antilope naine faisait parfaitement l’affaire. Elle, de son côté, l’attendait en tremblant sur ses fines baguettes et l’observait de ses yeux cernés de blanc, prête à bondir. Elle savait que la parade la plus efficace à l’attaque de ce géant, c’était de détaler à la dernière minute, juste avant l’assaut, pour aller se poser à quelques mètres et recommencer ainsi autant de fois que nécessaire. Incapable de se défendre par la force, elle pouvait espérer s’en sortir grâce à l’esquive et à ses puissantes accélérations. Mais avant de sauter sur le dik-dik, le lion sentit soudain une autre odeur passer sous sa truffe. Il détourna son regard vers sa gauche et découvrit un repas qui semblait servi sur un plateau… Il délaissa l’antilope pour s’approcher des adolescents aux aguets.
— Vite ! Montez dans l’arbre ! enjoignit Salem à ses amis, dès qu’il vit la longue crinière de l’animal qui s’avançait vers eux avec détermination.
— C’est un lion ! s’étrangla Colin qui l’avait repéré à son tour.
Paniqués, ils escaladèrent la base du tronc à toute hâte. Les premiers montés aidaient les suivants pour qu’ils grimpent plus vite. Comme des oiseaux affolés, ils se précipitèrent, en piaillant de peur, vers les branches les plus éloignées. Ils cherchaient à atteindre une hauteur suffisante pour éviter les griffes du fauve. Mais l’arbre qui n’était pas immense ne pouvait accueillir tout le monde dans de bonnes conditions. Serrés les uns contre les autres, ils durent s’installer à califourchon sur les plus grosses branches, en espérant que celles-ci ne cèderaient pas sous leur poids. Les jambes pendantes, ils tâchaient de rester en équilibre et s’arrangeaient pour ne pas trop bouger, car la chute de l’un entraînerait forcément celle de ses voisins.
— Il… Il accélère ! s’égosilla Salem.
Au fur et à mesure qu’il s’approchait d’eux, l’énorme félin augmentait sa vitesse. Déterminé, le regard fixe, il courait désormais à une telle allure que plus rien ne pouvait l’arrêter. Dès qu’il fut devant le tronc, il prit appui sur ses pattes arrière et profita de son élan pour bondir dans l’arbre. À deux mètres du sol, il s’agrippa à l’écorce avec les griffes de ses pattes antérieures et contracta sa puissante musculature pour grimper à son tour jusqu’aux premières branches. La brusque arrivée du carnassier dans le végétal fit trembler le refuge des adolescents qui ne savaient plus comment se retenir, tellement ils étaient secoués. Le lion montait toujours, résolument. En même temps qu’il rugissait, les jeunes pleuraient et criaient. Découvrant l’agilité du fauve, ils comprirent qu’ils étaient perdus. Pourtant, par instinct de survie, ils espéraient encore et reculaient constamment vers les extrémités des branches. Le lion atteignit enfin ce qui lui parut ressembler à la première brochette de viande. C’est-à-dire le perchoir où se serraient Salem, Lilou et Audrey. Avec la même vivacité, il se mit debout sur ses quatre larges pattes et s’avança prudemment vers les trois enfants, terrorisés. Eux s’écartaient toujours, cherchant à maintenir une distance de sécurité.
— On arrive au bout ! hurla Audrey… Je ne peux pas aller plus loin !
La branche pliait au fur et à mesure que le lion gagnait du terrain. Mais, à cette distance, il était suffisamment prêt pour agir. Il ouvrit sa grande gueule et présenta ses crocs devant Salem qui était paralysé de peur. Il rugit une nouvelle fois et tendit en même temps sa patte droite pour lui griffer la jambe…
— Ah, aaah ! beugla l’adolescent qui, sous la douleur, lâcha prise et chercha à se retenir aux deux filles qui étaient derrière lui…
Le bout de la branche craqua et les trois enfants dégringolèrent au pied de l’arbre, se cognant successivement aux rameaux inférieurs pendant leur chute. Malgré les bosses et les nombreux hématomes, une fois au sol, ils coururent dans tous les sens en hurlant, avant que le lion, qui entamait déjà sa descente, ne les rejoigne. Il n’en aurait plus pour longtemps à les attraper, car à présent, les jeunes étaient sur son terrain…
De leurs places, les autres pensionnaires regardaient en pleurant la fuite désespérée de leurs trois compagnons. Ils allaient assister, horrifiés et impuissants, à leur disparition. À gauche, Audrey s’entravait constamment dans les buissons qu’elle distinguait mal sous l’éclairage de la lune. Elle roulait au sol, se relevait et repartait en criant avant de retomber. Devant, Lilou filait comme une gazelle. Elle avait distancé tout le monde quand malheureusement, elle mit soudain le pied dans un trou et se tordit la cheville. Elle continuait pourtant à quatre pattes, malgré la douleur, tout en regardant derrière elle, les yeux pleins d’effroi. Et pour finir, Salem qui sautait à cloche-pied tellement il souffrait de sa jambe gauche, griffée par le fauve. Le pauvre garçon saignait et avançait lentement. Leurs compagnons, assis aux premières loges de ce cruel spectacle, comprirent très vite qu’il serait la première victime…
— Cours, Salem ! Cours ! s’étranglèrent-ils, épouvantés, depuis leurs branches.
Effectivement, le lion qui était redescendu ne réfléchit pas longtemps avant de sélectionner, parmi les trois fuyards, la proie boiteuse qui était la plus proche. Sans attendre, il démarra dans la direction de Salem.
— Non ! Non ! cria Salem, terrorisé, en découvrant que l’animal le poursuivait… Non !
Il essayait d’accélérer le pas, malgré son handicap, mais l’énorme carnivore n’était déjà plus qu’à quelques mètres. Un dernier saut et il l’aurait rattrapé. Le lion souleva alors ses cent-cinquante kilogrammes de muscles et s’éleva dans les airs, prêt à retomber sur la jeune victime et la dévorer. Salem sentit soudain sur ses épaules les pattes de son poursuivant qui s’appesantissaient sur lui. Le poids de l’animal le coucha au sol puis, curieusement, il attendit, muet et résigné, que le lion enfonce ses crocs dans son cou et lui ôte la vie. Cependant, le fauve continua son chemin au-delà de l’enfant et, à la suite d’une impressionnante succession de roulades, s’étala, raide mort, à quelques pas de Salem.
— Il était moins une ! souffla le lieutenant Crocus à la pilote du module guêpe. Que s’est-il passé pour qu’il ne tombe que maintenant ?
— La première injection n’a pas suffi. J’ai dû le piquer une deuxième fois pour le neutraliser, répondit Jiao Kiping qui était soulagée d’avoir pu sauver le garçon à temps.
Sa mission réussie, elle essayait d’extirper son appareil volant des longs poils de la crinière du lion…
— Décidément, reprit-elle, on peut dire que ce spécimen était particulièrement costaud. J’ai cru devoir envoyer une troisième dose de poison pour le mettre à terre !
Lilou et Audrey restaient couchées, transies de frayeur, gardant chacune la face contre terre. Elles se faisaient toutes petites et s’arrangeaient à ne rien laisser paraître de leurs corps, derrière les herbes hautes. Si elles avaient eu le pouvoir de disparaître, elles l’auraient fait. Elles avaient vu le fauve sauter sur Salem et pendant que leurs cœurs palpitaient vivement, sous l’émotion, elles n’osaient plus lever la tête. Pour rien au monde, elles ne voulaient voir le lion dévorer leur ami…
— Ça alors ! s’étonnèrent ceux qui étaient encore perchés dans l’arbre et qui observaient de leurs places, l’absence de mouvements du prédateur. Le lion reste couché au sol sans bouger !
Salem, sous le choc, s’était évanoui. Il gisait à côté du fauve, totalement inerte. Au bout d’un moment, comme l’animal ne réagissait toujours pas, la petite troupe osa finalement descendre de son abri. Sans comprendre ce qui avait pu se produire, ils se précipitèrent vers Salem pour lui porter secours. Une fois près de lui, ils l’attrapèrent par les bras et l’écartèrent du lion en le traînant jusqu’à l’arbre. La cuisse de sa jambe gauche saignait abondamment. Ils étaient très inquiets.
— Salem ! l’appelèrent délicatement Pauline et Violette qui s’étaient penchées au-dessus de son visage… Salem, réveille-toi !
Pendant qu’elles essayaient de le ranimer, les quatre garçons, Lucas, Colin, Roméo et José partirent à la recherche de Lilou et d’Audrey. Lisa et Manon restèrent avec les deux filles, au pied de l’arbre. Elles surveillaient les alentours, prêtes à donner l’alerte, au cas où une autre bête surgirait dans les environs.
Salem finit par revenir à lui quand tous ses amis furent à nouveau réunis. Même s’il était soulagé d’être encore en vie, sa douleur était telle qu’il ne savoura pas vraiment cet instant. Dès qu’il bougeait sa jambe, il gémissait et pleurait, tant la moindre contraction musculaire le faisait souffrir.
Néanmoins, ils durent prendre la décision de le remonter dans l’arbre pour lui assurer un minimum de protection. Certes, ils avaient pu vérifier que cette solution n’était pas parfaite, mais ils éviteraient ainsi qu’il soit à la portée des bêtes nuisibles ne sachant pas grimper.
— Aaaah ! Ouille ! hurlait de douleur Salem, alors que ses compagnons faisaient le maximum pour le tracter en douceur.
Ils parvinrent à l’installer sur la première branche qui était suffisamment haute et grosse. Ensuite, ils aidèrent Lilou. Elle non plus ne pouvait se débrouiller seule, tant sa cheville était gonflée… Tant bien que mal, chacun reprit sa place dans l’arbre et attendit, inconfortablement, que les minutes et les heures passent, les unes après les autres.
La présence du lion mort, à proximité de leur abri de fortune, évita que les hyènes qui s’étaient approchées ne s’intéressent à eux. Toute la nuit, ils entendirent les bêtes sauvages se disputer près du fauve et furent surpris de voir, à l’aube, le peu de viande qui restait de ce puissant carnassier. Tandis que les hyènes, repues, délaissaient la dépouille du roi des animaux, commençait alors, autour de la carcasse, le grand bal des vautours et autres charognards.
Atterrissage forcé
Lorsque la police prévint les sages d’une retraite massive d’une partie du personnel dans toutes les cités marines, une grande opération fut lancée pour tenter de rattraper les fuyards. Tous avaient compris qu’un signal avait été donné, depuis le commandement du PNC, pour que leurs espions quittent les lieux avant la destruction des villes flottantes. Le service d’ordre surveilla discrètement toutes les sorties des bâtiments. Patiemment, elle attendit les retardataires qui n’avaient pas encore réussi à déguerpir.
Les hommes du PNC avaient fait preuve de beaucoup d’audace pour s’extraire des bulles. La plupart d’entre eux étaient parvenus à leur fin, n’hésitant pas à tuer gardiens et agents de l’assistance technique pour dérober un module pieuvre dans les parkings. Car, sans cet appareil, ils ne pouvaient espérer survivre en pleine mer et rejoindre leurs compères. Mais, maintenant que les modules n’étaient plus accessibles, les espions, traqués de tous côtés, furent démasqués les uns après les autres et les patrouilles de surveillance finirent par les attraper. En les interrogeant, les hommes-miniature souhaitaient obtenir, enfin, suffisamment d’informations pour éviter la catastrophe.
*
Au lever du jour, au cœur de la forêt amazonienne, des cris puissants et caverneux se faisaient entendre à des kilomètres à la ronde. Perchés dans les arbres, à plus de trente mètres de hauteur, les singes hurleurs se répondaient d’un groupe à l’autre, délimitant ainsi leur territoire pour la journée. Une femelle au pelage roux s’avançait avec dextérité le long d’une branche feuillue. Sur son dos, son petit s’accrochait fermement à ses poils touffus. Encore en apprentissage, il attendait son autorisation pour s’aventurer seul, à ses côtés. L’endroit paraissait sans danger. La femelle observait pourtant les environs, très consciencieusement. Sa longue queue, fixée à la branche du dessus, lui permettait de se tenir assise avec assurance. Au bout d’un moment, elle décréta qu’il pouvait manger sans crainte et le laissa s’installer près d’une tige bien fournie en jeunes pousses. Le bébé singe avait bien appris sa leçon et sous l’œil attentif de sa mère, lui montra qu’il n’oubliait pas d’enrouler sa queue autour de la branche avant de se nourrir. Sage précaution pour éviter de tomber. Puis, affamé, il attrapa avec ses mains le rameau qui était face à lui et l’inclina pour approcher les feuilles de sa bouche. Il les croqua enfin, à leurs extrémités, là où c’était le plus tendre. Comme il avait de l’appétit, il eut tôt fait de grignoter la branche et la lâcha soudain pour prendre le temps de mâcher ce qu’il avait cueilli. La tige, à nouveau droite, vacillait légèrement devant le jeune primate pendant qu’il savourait son repas, exposant désormais à la lumière les feuilles vertes entamées et redessinées par les empreintes de ses dents. La femelle singe le regardait d’un air ému, alors qu’il mastiquait avec soin sa nourriture. Il la fixait également de ses yeux ronds et son petit visage innocent, éclairé par les rayons du soleil qui transperçaient la mosaïque de feuilles environnantes, le rendait encore plus attendrissant.
Mais soudain, le singe adulte poussa un cri d’horreur en direction du bébé, amplifié aussitôt par les autres membres de la troupe qui répercutèrent dans toute la couronne de l’arbre l’alerte transmise par la femelle. Sans avoir eu le temps de faire quoi que ce soit, la mère, dépitée, trépigna de rage et de tristesse sur sa branche, car son chérubin venait de disparaitre sous ses yeux, en l’espace de quelques secondes. Elle hurlait de douleur en fixant l’emplacement vide qu’il occupait encore, un instant auparavant.
Sans se faire entendre, une harpie féroce avait traversé les feuillages à la vitesse de l’éclair. Après avoir saisi le jeune singe hurleur avec ses pattes meurtrières, elle poursuivit sa course fulgurante dans les airs pour aller se poser, bien plus loin, au sommet d’un autre arbre. Pressant toujours sa victime avec ses serres noires et pointues, l’aigle ne tarda pas à la dévorer à l’aide de son bec crochu et épais, aussi sombre que ses ongles. Quand il eut mangé la moitié du bébé singe, il emporta les restes du cadavre déchiqueté jusqu’à son nid, perché sur l’un des plus grands arbres du secteur. Là, sa compagne l’attendait sans bouger. Elle couvait les deux œufs qu’elle avait pondus depuis plus de dix jours. Cette fois-ci, le mâle lui apporterait de quoi s’alimenter pendant toute la période d’incubation.
*
Des interrogatoires musclés étaient menés dans l’ensemble des CM. Désormais, les hommes-miniature devaient être suffisamment intimidants et efficaces pour obtenir le plus vite possible, des réponses à leurs questions. Forts de leur expérience, ils avaient vérifié avant les entretiens, qu’aucun espion ne détenait sur lui, la moindre goutte de poison. Il ne s’agissait pas que les prisonniers se donnent la mort avant de parler, comme la dernière fois…
Dans la CM1, trois membres du PNC avaient été saisis. Gédéon Smox assistait, derrière une vitre teintée, à l’enquête de la police. Quant aux sages, ils suivaient l’interrogatoire en direct depuis la salle du conseil.
— Combien étiez-vous d’espions ? demanda avec insistance, le chef de la brigade qui dirigeait les opérations… Pourquoi fuyiez-vous ? Où partiez-vous et que comptiez-vous faire ?
Mais les trois détenus restaient impassibles… Il était absolument impossible de leur arracher le moindre mot.
— Que souhaitez-vous, reprit-il, vivre ou mourir ? Écoutez, si vous parlez, nous sommes prêts à reconsidérer votre cas. Par contre…
— Nous n’avons rien à dire ! répondit soudain le plus grand des trois prisonniers. Nous préférons mourir, plutôt que de vous aider… Nous connaissions les risques de notre engagement et nous les assumons complètement.
— Je ne suis pas sûr que tous vos confrères pensent comme vous, ajouta le policier avec calme et assurance. Sachez que nous détenons assez d’espions dans chaque cité pour espérer que l’un d’entre vous finisse par regretter ses actes criminels. Les ordres sont stricts. Vous êtes coupables d’avoir cherché à exterminer la population terrestre. Vous risquez donc de passer le reste de vos jours en prison. Cependant, l’unique chance de réparer vos méfaits et d’échapper à la peine prévue pour les assassins de votre espèce, c’est de nous donner toutes les informations qui vous permettront d’éviter le pire.
— Le pire, pour nous, contesta le même prisonnier, c’est de savoir que des hommes aussi piteux que vous pourraient continuer à vivre. Le seul espoir pour sauver l’honneur de l’humanité, après toutes vos erreurs répétées depuis tant d’années, repose sur les engagements du PNC !
— Croyez-vous vraiment que la réussite d’un Parti peut prendre naissance à partir d’un génocide ? rétorqua celui qui menait l’interrogatoire. Quel honneur allez-vous transmettre à vos jeunes quand vous leur expliquerez que, pour éviter de disparaitre, vous avez préféré tuer vos contemporains par milliards, plutôt que d’avoir cherché, ensemble, une solution pacifique ? Pensez-vous qu’ils vous feront confiance lorsqu’ils apprendront que vous êtes responsables de tout le sang qui salira vos mains pour toujours ? N’avez-vous pas peur qu’après une telle cruauté, ils ne vous craignent et ne s’opposent à vos projets, au lieu de vous suivre aveuglément comme vous semblez le croire ?
Le policier les considérait, cette fois, différemment. Il savait qu’il avait en face de lui des fanatiques. Des individus conditionnés et formatés depuis des années, incapables de remettre en question les messages que leurs supérieurs avaient subtilement réussi à leur inculquer. Ils avaient suivi une formation méthodique qui, petit à petit, avait transformé leurs doutes en certitudes, leurs faiblesses en forces, et surtout, leur regard bienveillant sur l’humanité en une haine profonde des autres. Un lavage de cerveau, bien orchestré, dont l’objectif avait été de les amener à croire que seuls les hommes et les femmes qui ne pensaient pas comme le PNC étaient les responsables de tous les malheurs du monde. Un bourrage de crâne quotidien pour qu’ils aspirent à éliminer toute personne étrangère aux idéaux du Parti. La mort de l’autre devenait ainsi l’ultime solution pour les libérer de leurs angoisses et pouvait de plus leur apporter une reconnaissance sociale.
Désormais, devant leurs visages fermés, il était persuadé que ces trois individus ne parleraient pas en sa présence. Mais, peut-être qu’entre eux, ils pourraient prendre conscience d’une nouvelle réalité. Soudain, une idée lui vint à l’esprit.
— Vous avez peut-être raison, admit-il enfin. Je ne peux rien pour vous. Nous allons donc vous relâcher pour vous permettre de rejoindre vos troupes. Vous paraissez tellement convaincus d’être dans le vrai que je ne vois pas comment vous pourriez entendre mes propos… Comment vous appelez-vous ?
Avant de répondre, les trois espions se regardèrent entre eux, étonnés par le brusque changement de comportement de l’enquêteur. Puis, ils finirent par révéler leur numéro de matricule :
— Je suis l’agent 66, répondit le plus grand.
— Agent 222, poursuivit le plus petit.
— Je suis l’agent 828, finit par dire le plus maigre.
Le responsable de la police se présenta à son tour.
— Moi, je suis le chef du contre-espionnage. Mon nom est Abdul Kou’Ounfi. Messieurs, avant de vous relâcher, j’aurais une proposition à vous faire. Veuillez me suivre…
Les hommes du PNC, entourés d’une escorte musclée, marchèrent derrière ce curieux directeur qui préférait les remettre en liberté plutôt que de les torturer pour les inciter à parler.
*
L’urubu à tête rouge qui transportait l’équipe du professeur Boz ainsi que l’ensemble des évadés du Machu Picchu, planait au-dessus de la forêt tropicale humide de l’Amazonie. Les passagers contemplaient cette mer végétale, aux multiples variétés de vert, d’une densité impressionnante. Par endroits émergeaient quelques arbres plus grands que les autres. Sous ces géants, à leurs sommets, les arbres déployaient leurs branches et leurs feuilles qui s’entremêlaient pour constituer un véritable monde sur pilotis, à trente ou quarante mètres du sol. Sans vraiment pouvoir distinguer les animaux qui vivaient dans ces hauteurs, les voyageurs en fuite, qui migraient vers l’Océan Atlantique, entendaient s’élever de partout des bruits, des cris, des chants, des sifflements, des hurlements. Ce sonore imbroglio forestier cachait une activité intense d’une faune très diversifiée.
Le vautour s’approcha d’un énorme ceiba, un arbre magnifique qui étendait dans tous les sens ses branches d’une vingtaine de mètres de long, au-dessus de la canopée. Dans ce kapok, un couple de harpies féroces avait installé son nid. Posté à côté de sa partenaire, le mâle surveillait attentivement les environs. Pendant ce temps, la femelle qui couvait consciencieusement ses œufs dépeçait les restes d’un petit singe hurleur que son compagnon venait de chasser. Tout d’un coup, les deux aigles relevèrent en même temps la tête et hérissèrent leur huppe blanche et noire. Tandis qu’ils étaient en alerte, ils virent apparaître l’énorme oiseau noir qui se dirigeait vers leur abri. Affolés, ils crièrent en chœur pour intimider cet inquiétant volatile qui osait franchir les limites de leur territoire. Le mâle écarta aussitôt ses ailes, découvrant son poitrail noir sur le dessus et blanc au niveau du buste, et chargea le vautour pour défendre sa couvée…
— Attention ! avertit Rita Keerk depuis son poste… Un rapace fonce sur nous !
Par réflexe, le jeune Ali freina la course du vautour, depuis le module scarabée, et tenta d’amorcer un virage pour s’éloigner de l’arbre gigantesque. L’aigle n’en demandait pas tant. L’expert en chasse profita de ce retournement pour attaquer l’urubu par dessous et enfoncer ses crochets coupants dans son sombre thorax. Fermement accrochée à son ennemi qui ne pouvait se défendre, la harpie féroce frappait violemment l’animal de son bec acéré. Le charognard rendit l’âme au bout d’une dizaine de coups.
— Il l’a tué ! s’époumona Ali qui perdit soudain le contact avec le vautour, en même temps que celui-ci mourait. Je ne vois plus rien !… Vite, je dois absolument reprendre le contrôle du module !
Les deux oiseaux soudés tombaient en vrille lamentablement. Mais la harpie lâcha rapidement sa victime en lui assénant un dernier coup de bec sur le crâne, juste à l’emplacement du module scarabée. La puissance de l’impact le détacha de son assise et l’éjecta dans les airs. Pendant que le module accidenté entamait à la suite de l’urubu une chute spectaculaire, l’aigle, en vrai virtuose, effectua un formidable looping pour se redresser, tant qu’il était en altitude. Dès qu’il se retrouva en position de vol, il repartit illico vers son nid, fier d’avoir accompli son devoir et écarté le danger de sa progéniture.
— Les ailes ne fonctionnent plus ! s’alarma de nouveau Ali en fixant les voyants de contrôle qui lui confirmaient la panne.
Dans les secondes qui suivirent, l’urubu à tête rouge s’écrasa avec fracas sur la berge argileuse d’un bras de rivière qui serpentait à travers la forêt. Le scarabée artificiel qui le talonnait de près tomba par chance sur la carcasse plumée du charognard mort. Il rebondit à quelques pas de lui pour s’immobiliser, les pattes en l’air, au pied d’une fougère.
— Mais, enfin ! s’étonna Rita auprès du jeune pilote, encore abasourdi… Que s’est-il passé ?
— Le dernier coup de bec du rapace nous a été fatal ! annonça-t-il, dépité. Nous n’atteindrons jamais plus l’océan… Notre voyage s’arrête ici !
À l’aide des cornes antérieures, il réussit à saisir une brindille sur laquelle il prit appui, et après avoir réalisé quelques savantes contorsions, il put rétablir le module sur ses pattes.
— Bien ! Et maintenant, que fait-on ?
Avant d’entendre la réponse de ses compagnons, le module scarabée s’éleva subitement de quelques centimètres, suite aux vibrations créées par un violent choc sur le sol. La mâchoire d’un caïman noir venait de se poser brutalement à côté de lui, évitant l’écrasement de justesse. Trop préoccupés par le rétablissement de leur appareil, les hommes-miniature n’avaient pas vu l’énorme reptile sortir de l’eau. Rapidement, l’animal saisit le vautour qui gisait sur la rive avec ses grosses dents, et le souleva en redressant vigoureusement la tête pour le coincer dans sa gueule béante. Il l’avala en quelques mouvements, puis recula aussi vite qu’il était arrivé pour s’enfoncer et disparaitre dans la rivière. Tous les passagers prirent immédiatement conscience du monde dans lequel ils venaient de pénétrer, en assistant à cette scène, terrifiante d’efficacité…
Ils devaient quitter les lieux à tout prix !
*
Assis autour d’une table, dans une petite pièce fermée, éclairée par une faible lumière, les trois agents, 66, 222 et 828, discutaient entre eux à voix basse. Sans qu’ils le sachent, leur conversation était amplifiée dans la salle du comité des sages, ainsi que derrière la cloison qui les séparait du bureau d’Abdul Kou’Ounfi, le chef du contre-espionnage. Celui-ci avait installé les détenus dans ce local, pour une dizaine de minutes, afin qu’ils puissent débattre ensemble, tranquillement, du projet qu’il venait de leur soumettre.
— Je suis assez tenté par sa proposition, avoua l’espion 222 à ses deux collègues… Après tout, le Grand Maître nous a abandonnés. Qui nous dit que le Comte de la Mouraille sera à la hauteur de la situation ?
— Moi aussi, acquiesça l’agent 828 d’un signe de main. Le Comte est un gros prétentieux. S’il prend la tête d’un Parti dissident, nous risquons d’être malmenés avec lui. Je l’ai déjà vu se comporter avec ses assistants les plus proches… Il s’imagine être un monarque et dans son délire, il pense que tout le monde doit l’aduler. À mon avis, dans ce nouveau contexte, sa folie ne pourra qu’empirer.
— Comment ? s’offusqua l’espion 66, en entendant les propos de ses deux complices. Vous accepteriez de travailler pour l’ennemi ? Cette bande de minables qui nous a tous conduits à la catastrophe ? Je ne vous reconnais pas… Seriez-vous des lâches, vous aussi ? Aurions-nous pris tous ces risques pour balayer nos idéaux en quelques minutes ? Allons, ressaisissez-vous !
Le chef de la police avait présenté son plan aux hommes du PNC avant de les laisser s’expliquer entre eux. Il avait exprimé l’idée qu’ils pourraient travailler pour lui en devenant des indicateurs au sein du Parti de la Nouvelle Chance. En échange de leurs services, il avait promis de plaider en leur faveur, auprès des juges, pour annuler les peines qu’ils devraient forcément encourir pour leur forfait. Dans le cas contraire, s’ils préféraient partir sans entrer dans ce plan, il s’était engagé, malgré tout, à leur remettre une tenue de plongée. Toutefois, ils quitteraient la cité marine sans module pieuvre, à leurs risques et périls.
Les sages étaient satisfaits de la façon dont Abdul Kou’Ounfi menait les opérations. Car, même si les espions décidaient de ne pas collaborer, ils venaient d’apprendre, grâce à leurs révélations, que des failles existaient au sein du PNC. Cette nouvelle était capitale ! L’ennemi n’était peut-être pas aussi puissant qu’ils le supposaient…
L’agent 66 s’enflamma devant le mutisme de ses acolytes. Il ne comprenait pas leur état d’âme.
— Comment pouvez-vous douter du Parti ? Ne croyez-vous donc plus à une humanité forte et responsable ? Ne pensez-vous plus que l’éradication de la vermine nous permettra de remettre les hommes sur le droit chemin ? N’aspirez-vous pas à une nation puissante qui ne s’embête plus avec les faibles, mais au contraire, qui soutient les plus téméraires pour révéler toutes leurs qualités ?… Les amis, c’est pour ça que nous luttons. Et vous avez été choisis parmi les meilleurs pour profiter de ce Nouveau Monde… Ouvrez les yeux ! Il n’y a ici que des parasites et des sangsues ! Nous devons nous débarrasser de ces pique-assiettes pour pouvoir vivre, enfin libres !
— Justement, Agent 66, répondit timidement l’agent 828, depuis que nous les espionnons, mon regard sur eux a changé. Je les trouve plus courageux que je ne le pensais et même, avec des idées d’avenir plus respectueuses que les nôtres…
— Oui, renchérit l’agent 222, as-tu remarqué comment ils sont solidaires dans l’adversité ? Et d’ailleurs, comment ne doutes-tu pas du Parti toi aussi ? Je te rappelle que le Grand Maître nous a laissés tomber comme des vauriens… N’as-tu pas le sentiment d’avoir été trahi ?
Furieux, l’espion 66 les regarda avec des yeux de feu. Il se leva d’un bond, renversa la table qui était au milieu d’eux et les insulta.
— Vous êtes comme eux !… C’est vous les traîtres ! Le PNC s’est trompé à votre sujet. Vous ne méritez plus d’appartenir à notre organisation… Allez au diable et tant pis pour vous !
Vexé, il appela les gardes pour que l’on ouvre la porte. Il ne voulait plus rester en présence de ces tristes déserteurs.
Dans la bulle qui devait éjecter l’agent 66, à sa demande, les techniciens aidèrent l’espion à s’habiller d’une tenue de plongée. Lorsqu’il fut prêt, Abdul Kou’Ounfi et Gédéon Smox l’installèrent dans le tube d’expulsion. Une fois en place, ils enclenchèrent le poussoir qui envoya l’homme du PNC dans les profondeurs marines. À travers les parois transparentes de la bulle, les agents 222 et 828, qui avaient choisi de changer de camp, suivaient du regard leur ancien collègue pendant qu’il évoluait dans l’eau. Très vite, des éclats argentés signalèrent la présence d’un banc de bogues, en recherche de nourriture. L’espion fut tout de suite repéré par les jeunes poissons affamés qui s’engagèrent aussitôt dans une course effrénée pour rattraper l’appétissant petit bonhomme…
L’agent 66 fut gobé en une fraction de seconde par le premier de la bande.
Aux antipodes
Mattéo était désespéré. Cela faisait trois jours que ses amis et lui n’avaient plus de contact avec personne. Après l’orage de grêle, ils avaient décidé, unanimement, de réintégrer la cabane au bord du lac. Ils avaient pensé que si jamais les hommes-miniature essayaient de les retrouver, ils les chercheraient sûrement là où GLIC les avait déposés.
En attendant, la réserve contenait suffisamment de nourriture et, même si la tempête avait occasionné des dégâts sur la toiture, ils étaient logés à peu près correctement. Mais plus les jours passaient, plus Mattéo se demandait s’il reverrait un jour Poe. Elle était à l’opposé du globe et il n’avait aucun moyen de la rejoindre. Eux-mêmes ne savaient pas s’ils réussiraient à sortir un jour de cette immense forêt. Mattéo ne supportait pas l’idée de ne plus la revoir. Il était même surpris de découvrir toute la place que son amie prenait dans son cœur et dans ses pensées, malgré l’éloignement. « Comme c’est curieux, l’amour », se disait-il. « Jamais je n’aurais imaginé que l’on puisse s’attacher à quelqu’un aussi fort. Je me sens si mal sans elle. Je suis frustré de ne pouvoir l’embrasser et lui dire que je l’aime. Que devient-elle là-bas ? Pourvu qu’elle ne souffre pas et… est-elle toujours en vie, elle qui était si malade ? ».
Inquiet, Mattéo regardait l’horizon depuis la terrasse. Ce coin qui lui était apparu si charmant, en arrivant ici, lui donna l’impression d’être une immense prison verte dont les barreaux étaient formés par les arbres qui l’encerclaient de tous côtés. Le seul qui pouvait encore s’évader, c’était Horus. Mais, pour l’instant, il restait posté sans bouger sur GLIC, à trois mètres de lui. Le robot était en piteux état, cabossé de partout. Les jeunes avaient fini par le retrouver grâce à la vue perçante du faucon qui s’était juché au sommet d’un sapin dénudé par les énormes grêlons. De ce poste d’observation, il avait pu repérer la machine, écrasée sous les branchages qui étaient tombés sur le sol. Ensuite, en deux ou trois coups d’aile, il avait rejoint cet emplacement et avait alerté Mattéo par quelques cris. Sans son aide, les adolescents n’auraient jamais récupéré le robot, tellement il était bien caché et, surtout, éloigné de l’endroit où ils le cherchaient. Après avoir déblayé le terrain, comme GLIC ne fonctionnait plus, ils le traînèrent jusqu’à la cabane et le rangèrent contre le mur de la terrasse.
Horus sentait que son maître était agacé depuis qu’ils étaient tous là, à ne rien faire. Mais aujourd’hui, il le trouvait particulièrement nerveux et noyé dans ses pensées. Le rapace décida de changer de place et quitta le robot pour se poser sur l’épaule de Mattéo.
— Ah ! Mon brave Horus ! s’épancha celui-ci auprès de l’oiseau. Dans quelle triste situation sommes-nous ! Qui aurait cru que tout s’arrêterait ici, au milieu de nulle part ? Vraiment, quelle malchance !
Mais pendant qu’il parlait, ses amis se rassemblaient en courant dans la prairie qui dominait le lac, car ils avaient perçu des cris rauques, dans le lointain, à travers le ciel. Levant la tête vers les nuages, ils avaient beau chercher d’où pouvaient venir ces bruits, ils ne distinguaient rien. Ces sons étaient perçants comme de petits coups de klaxon. Tantôt ils se succédaient, tantôt ils sonnaient en même temps, créant une drôle de cacophonie. « Rêêh, rooh… Krêêh, krooh », entendaient-ils sans toujours rien discerner. Mattéo s’empressa de rattraper ses compagnons pour observer le ciel avec eux. Ces chants, il les reconnaissait parfaitement. Chaque année, lui aussi se laissait surprendre par ce joyeux concert qui annonçait l’arrivée du printemps ou de l’hiver. Le changement de saison, dans les zones tempérées, poussait ces oiseaux migrateurs à traverser la chaîne des Pyrénées, là où il habitait. Franchissant cette barrière de montagnes, les grands volatiles au plumage gris ardoise se dirigeaient soit vers le sud, soit vers le nord, à la recherche de températures plus douces et plus clémentes.
— Ce sont des grues cendrées ! cria Mattéo… Nos amis arrivent !
Les sons nasillards devenaient de plus en plus distincts. Ils étaient maintenant certains qu’ils s’approchaient d’eux. Tout à coup, un vol de grues passa par-dessus la colline située sur la partie sud du secteur. Elles apparurent dans le ciel, en file indienne, comme par magie.
Mattéo ne s’était pas trompé. Il reconnaissait la magnifique silhouette de ces oiseaux qui, depuis le sol, laissait voir, sous leurs ailes, les sombres rémiges primaires et secondaires, alignées derrière les plumes antérieures, du même gris que l’abdomen. À l’avant, le cou rectiligne, et dans le prolongement de ce corps élégant, les deux longues pattes qui s’étendaient, droites et parallèles.
Les uns à côté des autres, tels les avions bien disciplinés d’une puissante escadrille, les animaux survolaient le lac pour se diriger vers eux. Sur la rive, les adolescents admiraient le spectacle majestueux des grues qui frôlaient la surface de l’eau avec grâce et légèreté. À leur approche, ils reprenaient espoir et la joie se reflétait dans leurs yeux vifs et brillants.
La cinquantaine d’oiseaux se posa sur la prairie en remuant des ailes, sautant, piaillant et courant en même temps autour du groupe de jeunes. Mattéo et ses amis, au milieu de ce gai tintamarre, découvraient maintenant les grues cendrées de plus près. Elles qui, d’habitude, étaient toujours craintives. Cette situation exceptionnelle, rendue possible grâce aux hommes-miniature qui commandaient les mouvements de ces grands oiseaux, avait un caractère excitant et féérique. C’était la première fois de leur vie qu’ils se retrouvaient parmi un troupeau d’oiseaux migrateurs. Lorsque tous les échassiers furent enfin à terre, le vacarme s’estompa et une grue sortit du groupe pour se placer devant les jeunes, serrés les uns contre les autres. Son long cou était recouvert, à l’avant, d’une large bande noire qui remontait jusqu’à la nuque, en passant par la gorge et le front. De chaque côté de la tête, depuis l’arrière, une tache blanche rejoignait les yeux. Des yeux du même rouge que la petite tâche dessinée au sommet du crâne, donnant l’impression qu’elle portait un béret. Elle s’approcha délicatement de Mattéo et de son bec gris, frappa sa poitrine de trois coups discrets, en guise de bonjour.
— Êtes-vous les hommes-miniature ? s’informa Mattéo.
L’oiseau le lui confirma en renouvelant son geste.
— C’est toi, CAR2241V ? demanda-t-il, timidement, en esquissant un sourire.
Une fois de plus, la grue répondit de la même façon…
— Hourra ! s’extasièrent les six jeunes qui étaient ravis de retrouver leur ancien ami, cependant imperceptible à l’œil nu et caché dans le duvet de l’échassier.
Leurs cris d’enthousiasme affolèrent les grues cendrées qui, par réflexe, s’envolèrent subitement pour s’écarter du danger potentiel. Un curieux et bruyant va-et-vient recommença au-dessus des enfants, le temps que les hommes-miniature contrôlent les montures volantes, les obligeant à atterrir de nouveau, à leurs côtés.
Quand le calme fut rétabli, la grue de CAR2241V attrapa la manche de Mattéo avec son bec et l’attira vers le lac. Cinq autres grues firent de même avec Rachid, Shad, Yoko, Indra et Kimbu, qui se laissèrent entraîner par elles. Au bord de l’eau, sur le sol légèrement vaseux, CAR2241V dessina avec les doigts noirs de l’animal, le mot « GLIC ».
— GLIC ne marche plus ! l’informa Mattéo… Il a été détruit par la grêle, il y a quelques jours.
L’oiseau ajouta un point d’interrogation, juste après son nom.
— Vous voulez le voir ? demanda-t-il.
L’oiseau baissa sa tête pour acquiescer.
— Il est sur la terrasse et… dans un triste état.
Alors, les six grues qui avaient conduit les adolescents jusqu’ici, tracèrent grossièrement leurs silhouettes dans la vase et les relièrent, chacune par une ligne, aux initiales de « GLIC ». Ensuite, elles se positionnèrent sur les dessins les symbolisant et une fois en place, elles battirent énergiquement des ailes pour faire mine de s’envoler.
— Vous souhaitez emporter GLIC ? comprit tout de suite Indra… Avec une corde attachée autour de votre cou ?
Les six grues inclinèrent la tête en même temps.
— Nous disposons de cordelette dans la réserve ! précisa Rachid. Je crois qu’il y a assez de longueurs.
Il partit en courant vers la cabane chercher le cordage. De leur côté, Kimbu et Shad récupérèrent sur la terrasse le robot déglingué. Quant à Yoko, elle eut la présence d’esprit de prendre un drap dans un placard. Elle le déchira en six bandelettes égales, afin de protéger le cou des oiseaux avec ces écharpes.
À l’aide d’un couteau, les jeunes coupèrent la corde fine en six longueurs de cinq mètres. Ils réalisèrent une boucle à une extrémité et fixèrent l’autre bout au robot, en s’assurant de la solidité des nœuds. Dès que l’assemblage fut prêt, chaque enfant disposa délicatement le collier de ficelle autour du cou de chaque grue, au niveau du tissu installé par Yoko.
La grue de CAR2241V inscrivit sur le sol la phrase suivante : « Attendez-nous ! » Après avoir laissé ce message, elle regagna sa place parmi ses congénères et les six échassiers prirent leur envol aussitôt. Sans trop d’effort, le robot s’éleva à son tour dans les airs, et, pendant que les autres grues restaient à picorer dans le champ, GLIC fut transporté vers le QG400105 pour subir quelques réparations.
*
MJ avançait le cœur léger vers le bungalow de Poe pour lui annoncer l’heureuse nouvelle. Il était si fier de son nouveau titre. Il était persuadé que la belle jeune fille, dont il était amoureux, ne pourrait être insensible à la promotion qui lui avait été offerte par le Grand Maître et Number one. Il commençait à être quelqu’un de puissant et son avenir, au sein du PNC, était plutôt prometteur. « Elle ne résistera pas à la possibilité de devenir ma compagne », pensa-t-il en s’approchant de son habitation. « Elle ne ratera sûrement pas cette opportunité. Elle saisira vite tous les avantages qu’elle pourra tirer de notre union !… Elle m’aimera au début par intérêt, mais qu’importe. Ensuite, elle découvrira la véritable passion que j’ai pour elle et elle finira par céder. Je l’aime tellement ! Je lui offrirai tout ce qu’elle voudra ! »
Mahala ne savait plus comment faire pour consoler Poe. Depuis qu’elle était auprès d’elle, à la demande d’Andrew, elle était bouleversée de la voir pleurer ainsi, recroquevillée sur son lit, toute la journée. Quand elle entendit les pas de son prétendant qui s’avançait vers la maison, elle se précipita vers la porte pour intercepter son ancien amant et lui dire de repasser plus tard.
— Je t’en supplie, Andrew, Poe a besoin de temps pour se remettre de toutes ses émotions. Reviens ce soir. D’ici là, j’essaierai de la convaincre pour qu’elle accepte de te voir.
Le garçon ne cacha pas sa déception, mais écouta les conseils de son amie. Il savait qu’il pouvait lui faire confiance.
— D’accord, Mahala, répondit-il. Je viendrai dîner avec elle pour le coucher du soleil. Tu as raison, ce sera plus romantique…
Il repartit d’un pas lent, mais au moment de quitter la véranda qui faisait le pourtour de l’habitation, il se tourna de nouveau vers Mahala.
— Ah ! Au fait ! rajouta-t-il. Je ne m’appelle plus Andrew… J’ai un nouveau nom. Maintenant, je suis « MJ ». Je tiens à ce que l’on me nomme ainsi, dorénavant… D’accord ?
— Comme tu voudras, accepta-t-elle, toute étonnée… Ça veut dire quoi, MJ ?
— Je préfère l’expliquer d’abord à Poe, si tu n’y vois pas d’inconvénient. C’est une surprise que je lui réserve pour ce soir.
— Très bien ! À ce soir, donc… dit-elle, vexée, en refermant la porte.
Quand Mahala retourna auprès de Poe, elle sursauta. Elle était debout, à quelques pas, au milieu de la pièce. Elle ne l’avait pas entendue sortir de sa chambre.
— Que désirait cet imbécile ? demanda-t-elle, furieuse. Comprends-moi bien, Mahala… je ne souhaite pas qu’il remette les pieds ici ! Ce garçon est abject !
— Écoute, Poe ! insista Mahala. Avant tout, je dois t’expliquer plusieurs choses… Je voudrais t’aider. Laisse-moi d’abord te parler…
— Ce n’est pas la peine, Mahala. Je sais qui tu es ! Ne me prends pas pour une innocente. Je suis au courant. Tu es sa petite amie ! Je ne tiens pas à collaborer avec vous… Toi aussi, d’ailleurs, tu peux partir !
— Non, non ! Tu te trompes ! avoua-t-elle, un peu gênée. Je ne sors plus avec lui. Depuis que je le connais mieux, j’ai préféré le quitter. Il a tellement changé, maintenant que le Grand Maître l’a pris sous son aile… Je t’en prie, Poe. Crois-moi ! C’est fini entre nous deux.
— Comment pourrais-je te croire ? répliqua Poe. Tout ce qui se dit ici est faux ! Tout ce qui se fait ici est malsain ! Nous vivons quotidiennement dans le mensonge ! Je ne peux plus voir ce PNC qui a tant abusé de moi… Comprends-tu cela, Mahala ? Qu’avez-vous encore inventé, toi et tes complices, pour me faire souffrir ? Jusqu’où irez-vous dans la perversité ?
Pendant que Poe s’asseyait sur le plancher et plongeait sa tête dans ses mains, pleine de désespoir, Mahala se taisait, ne sachant plus quoi dire devant tant de douleur exprimée. Elle la regardait avec compassion et comprenait ses tourments. « Comme elle a raison ! », pensa-t-elle. « Nous sommes des marionnettes. Personne ne nous a demandé quels étaient nos souhaits. Personne ne s’intéresse à nous. Personne n’a écouté nos désirs ni nos rêves, depuis que nous sommes là… Oui, c’est ça. Nous ne sommes que des marionnettes. »
Alors, elle s’assit à côté d’elle, et s’exprima d’une voix douce et amicale.
— J’ai accepté d’être ici pour t’aider… C’est vrai, Andrew m’a demandé d’être auprès de toi pour te tenir compagnie, afin que tu ailles mieux. Il est amoureux de toi. Il espère très fort que tu te laisseras séduire. Moi, j’y ai renoncé, car je suis comme toi. Plus les jours avancent et plus j’ai peur de ce curieux monde auquel rêvent les hommes du PNC. J’ai l’impression qu’Andrew est aveugle. Il ne voit rien de tout ce qui se trame ici, dans cette île de malheur. Ou alors, s’il le voit, c’est qu’il est comme eux et c’est encore pire !… En fait, Poe, en consentant à te tenir compagnie, je me suis dit que je ne serais plus toute seule. Nous serions deux, à nous soutenir et à essayer ensemble de lutter contre le PNC…
Poe releva la tête après cet étrange discours, auquel elle ne s’attendait pas, et voulut sonder dans ses yeux si elle disait la vérité. Elle pensait être capable de discerner sur son visage la sincérité de ses propos. Les deux filles s’observèrent longtemps. Aucune ne détourna le regard. Puis…
— Écoute-moi, Mahala, déclara Poe en pesant bien ses mots, les paupières gonflées par ses derniers sanglots. Je suis comme une bougie dont la flamme est en train de vaciller. La lueur d’espoir qui me reste et qui s’accroche encore faiblement à la mèche est si petite que le moindre souffle de trahison pourra l’éteindre. Si ce que tu viens de me dire n’est que pure comédie pour m’inciter à glisser subrepticement dans votre jeu, tu seras coupable de ma mort, car je n’ai plus la force de me battre… C’est pourquoi pèse bien la responsabilité de tes paroles avant de me répondre. Sincèrement, je préfère que tu me dises maintenant que tout ceci est faux, plutôt que de devoir le découvrir plus tard, après t’avoir fait confiance… Je sais que je ne m’en remettrai pas.
Mahala ne baissa pas les yeux. Au contraire, elle aussi souhaitait que cet instant soit une formidable occasion de dire la vérité. C’était le meilleur moment pour tout clarifier. Aucune ambiguïté n’était possible entre elles deux. Elle leva soudain sa tête fièrement et d’une voix déterminée, elle affirma :
— Poe ! Je suis une Inuit et je n’ai qu’une parole. Jamais je ne me permettrais de jouer avec ton cœur comme les hommes du PNC le font avec nous tous. Je reconnais que je me suis trompée à leur sujet. Mais c’est parce que, moi aussi, je leur avais fait confiance. J’ai moins souffert que toi, mais j’ai également été peinée en découvrant la réalité… J’aimerais, si tu le veux bien, que nous devenions amies.
Les deux jeunes filles se prirent mutuellement les mains et s’étreignirent fortement, sans rien dire, un long moment. Une nouvelle amitié venait de naître entre Poe et Mahala.
En milieu d’après-midi, les deux adolescentes descendirent à la plage. Elles avaient décidé de s’offrir un peu de bon temps afin de savourer le pacte qu’elles avaient récemment conclu. Un petit bain serait le bienvenu. Elles pourraient ainsi faire plus ample connaissance, tout en se relaxant.
Pour Poe, c’était la première fois qu’elle sortait dehors, depuis qu’elle avait quitté la base secrète russe. Dès qu’elle aperçut l’environnement autour du bungalow, elle réalisa qu’elle s’était rapprochée de chez elle, de son pays. La végétation, les odeurs, le soleil, la température, et surtout la mer, tout lui rappelait les paysages des régions chaudes, où elle était née et avait vécu avec ses parents. Cela lui mit du baume au cœur de savoir qu’elle n’était plus dans ces tristes régions montagneuses de l’Oural, froides, humides et grises. Pourtant, en évoquant le souvenir de ces plateaux, un affreux pincement lui déchira la poitrine. L’image de Mattéo, perdu au milieu de la falaise avec ses autres amis, Rachid, Shad, Yoko, Indra et Kimbu, resurgit dans sa mémoire. Choquée, ses jambes tremblèrent et elle dut s’asseoir pour retrouver ses esprits. Décidément, elle avait besoin que Mahala lui fasse un résumé de la situation. Beaucoup de choses avaient dû se passer entre le moment où elle avait intégré l’hôpital de la cité d’Aglaé et aujourd’hui.
Aussitôt, elle se tourna vers Mahala et lui demanda d’un air angoissé :
— Sais-tu ce que sont devenus mes amis ? Les hommes du PNC ont fini par aller les chercher ?
Mahala la regarda avec tristesse et lui confirma par un signe de tête que personne ne les avait secourus.
— Penses-tu qu’ils sont morts ? insista Poe.
Sans vraiment y croire, sa nouvelle camarade préféra lui dire qu’elle n’en savait rien, même si elle espérait, elle aussi, qu’ils aient pu s’en sortir.
Poe fixait l’horizon, les yeux dans le vague, songeant à la fidèle équipe d’amis qui ne l’avait pas abandonnée dans son malheur. Pour qu’elle puisse guérir, ses compagnons avaient accepté de se rendre et l’ennemi les avait punis, jetés au cachot. Après, le Grand Maître les avait laissés tomber, et… « Oui ! Je me rappelle, maintenant… », se disait-elle. « Je n’étais pas bien vaillante, mais je les revois tous les six. Nous étions dans un hélicoptère, au-dessus des nuages… Ils étaient sur un bout de rocher, dans la falaise. Ils nous demandaient de l’aide en faisant de grands gestes avec leurs bras… Andrew était à côté de moi et le Grand Maître a donné l’ordre de partir… Je voulais qu’on leur porte secours et ils ne m’ont pas écoutée… Ils ont refusé de m’entendre… Ils n’ont pas… ».
— Eh ! Poe ! Ça va ? l’interrogea Mahala qui la voyait tourner de l’œil, prête à s’évanouir.
Pour qu’elle ne perde pas connaissance, elle la secoua vivement. Poe sortit de ses pensées et la regarda, terrorisée.
— Mahala ! Mahala ! sanglota-t-elle soudain, sur l’épaule de son amie… Ils sont morts à cause de moi !… À cause de moi !
Mahala serra Poe dans ses bras, alors qu’elle pleurait à chaudes larmes. Voyant qu’elle était une fois de plus, inconsolable, elle la traîna de force par la main et l’aida à descendre le sentier qui menait à la plage. Quand elles furent rendues sur le sable, elles s’engagèrent à travers les premières vagues, afin de nager un peu plus loin du bord. Sans attendre, comme un poisson tout juste pêché et qui reprend vigueur lorsqu’on le replonge à la mer, Poe s’enfonça de nouveau dans l’eau, laissant Mahala, flotter seule, à la surface. Tandis qu’elle ondoyait dans les profondeurs, elle sentit soudain une étrange force en elle qui l’encourageait à ne pas abandonner et à se ressaisir. Elle croyait même entendre au plus profond de son âme, la voix de Mattéo qui la suppliait de rester en vie, pour elle, pour lui, pour eux… Curieusement, Poe eut le sentiment que Mattéo n’était pas mort. Lui aussi semblait lutter pour la retrouver. Chacun de son côté devait faire des efforts, être patient, continuer à se battre et garder espoir… Un jour, ils seraient à nouveau ensemble. Maintenant, elle en était persuadée.
— Poe ! Poe ! hurla Mahala, cherchant de tous côtés son amie qui ne remontait pas.
Elle paniqua soudain en pensant qu’elle s’était noyée. Elle était sous l’eau depuis si longtemps… À son tour, envahie par la peur, elle se mit à pleurer. Elle s’en voulait de l’avoir amenée se baigner, vu son état et sa faiblesse.
— Poe ! Où es-tu ?… Poe ! s’époumona-t-elle en nageant mécaniquement, tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche.
Elle relevait exagérément la tête, grimaçante d’inquiétude, pour mieux examiner la surface brillante de la mer qui réfléchissait la lumière vive du soleil et l’empêchait de bien chercher autour d’elle… Mais Poe réapparut par surprise, juste devant Mahala, pour reprendre son souffle. Elle fut étonnée de la voir aussi angoissée, car elle n’avait pas réalisé le temps qu’elle avait passé à s’ébattre sous l’eau, tellement elle l’avait fait avec aisance et naturel.
— Ne pleure pas, Mahala ! Je suis là… Tout va bien. Je me sens vraiment mieux. Je suis sûre que mes amis sont toujours vivants ! Nous allons nous battre, Mahala !… Nous allons nous battre !
Elles regagnèrent toutes les deux la plage en riant, à la fois de joie et de nervosité. Mahala, rassurée d’avoir retrouvé sa camarade qu’elle croyait perdue, et Poe, heureuse d’avoir repris goût à la vie