© Paul Maraud, 2018, pour le texte. Tous droits réservés.
© Éditions Semis de mots, 2018. Bordeaux – Nouvelle Aquitaine
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, décembre 2018.
Dépôt légal : décembre 2018
2152
Cinquième période
« La chasse est ouverte ! »
Pendant la sieste
Les lanières de viande étaient exposées au soleil, à deux pas du campement. Tranquillement assis sous une aile de l’avion qui leur procurait de l’ombre, les pensionnaires des « Iris » admiraient de leur place le bel ouvrage. C’était un séchoir composé de quelques branches d’arbres, reliées entre elles par des rangées de fils gainés, récupérés dans la carcasse du bimoteur. Sur ces câbles, à un mètre du sol, pendaient les nombreuses tranches fines coupées à partir d’un morceau charnu de gnou.
Ils étaient en train de constituer leur réserve de nourriture pour les semaines à venir. Cette viande qui se déshydratait depuis plusieurs jours commençait déjà à se rétracter et à durcir. Ne disposant pas de sel pour conserver la chair de l’animal, ils avaient pris la décision de la sécher pour éviter qu’elle ne pourrisse. En s’inspirant de cette pratique ancestrale, ils pourraient survivre pendant quelque temps, sans avoir à chasser, et ils économiseraient ainsi leurs munitions.
— Comment ne pas retrouver le moral en voyant sécher tous ces bons repas en perspective ? se réjouit José qui digérait l’énorme morceau de viande de la cuisse braisée, cuite à part, qu’il venait d’ingurgiter avec voracité.
— C’est vrai, approuva Manon, tout en léchant ses doigts encore graisseux. Quel festin ! Notre audace a fini par payer.
Les jeunes pensionnaires, leurs professeurs et les serviteurs du peuple savouraient cet instant de repos. Cela faisait si longtemps qu’ils n’avaient pas profité d’un moment pareil, à ne rien faire, à juste sentir le vent caresser leur peau, à laisser passer les heures sans avoir forcément à se sauver d’un quelconque danger. Ils glissaient lentement dans une sieste bienfaitrice et se remémoraient comment ils avaient réussi, enfin, à trouver de quoi se nourrir…
Tout avait débuté un matin, alors qu’ils dormaient à l’intérieur de l’avion. À l’horizon, le soleil dévoilait tout juste le sommet de son cercle orange et la nature commençait à se colorer timidement.
Les pensionnaires des « Iris » auraient pu continuer à se reposer si un bruit étrange ne les avait pas réveillés. Un son lointain, mais qui semblait se rapprocher de leur abri. Des sortes de cris et de plaintes, mêlés à un vacarme ininterrompu de percussions…
— Écoutez ! prévint soudain Salem. S’étant redressé en un clin d’œil, il s’empressa de coller son visage contre un hublot.
Affolés, les yeux gonflés de sommeil, ses amis l’imitèrent instantanément et cherchèrent à savoir ce qu’il se passait. Les quatre serviteurs du peuple grimpèrent sur le toit de l’avion, pensant qu’ils se rendraient mieux compte de la situation depuis ce poste d’observation.
— C’est incroyable ! cria CAR123A aux autres membres de l’équipe qui étaient encore à l’intérieur du dortoir. Ce sont des milliers d’animaux qui progressent dans notre direction. Je n’arrive pas à voir de quelles bêtes il s’agit… Ils sont trop loin !
À l’annonce de cette surprenante nouvelle, ils se retrouvèrent tous, dans les quelques minutes qui suivirent, entassés sur le fuselage métallique du bimoteur, à scruter le paysage.
— Ce troupeau est gigantesque ! confirma Alban Jolibois. Regardez cet épais nuage de poussière qui s’élève à son passage !
Le grondement des sabots sur la plaine herbeuse s’intensifiait au fur et à mesure que les animaux s’approchaient. Ils pouvaient maintenant distinguer les premiers rangs de l’immense cohorte et découvrir les têtes cornues de ceux qui courraient à l’avant. Serrés les uns contre les autres, ces sortes de taureaux avançaient le front baissé, féroces et décidés comme des assaillants qui chargent les troupes ennemies.
— Ce sont des gnous ! cria Violette depuis sa place. Ils vont nous écraser !
— Ne descendez surtout pas ! ordonna Pierre Valorie. Avec un peu de chance, ils contourneront notre avion.
Les ruminants arrivaient désormais à leur niveau. Comme l’avait espéré le directeur des « Iris », le troupeau s’écarta spontanément à l’approche de ce drôle d’obstacle et encercla l’édifice qui les abritait, tout en continuant sa course folle. Au cœur de ce tohu-bohu, ils assistaient, impuissants et fragiles, à l’avancée de cette bruyante cavalcade. « Quels curieux animaux », se disaient-ils, « ils ressemblent à des mutants… Leur tête est celle d’un bison, l’encolure d’un zèbre, le corps a la forme du cheval, bien que les pattes soient plus fines, et la peau est sombre comme celle d’un taureau ».
Sur le côté droit, les gnous s’enfonçaient dans la partie marécageuse pour éviter l’avion fracturé, mais ils ne ralentissaient pas leur course pour autant. Sur une dizaine de mètres, des gerbes d’eau boueuse s’élevaient jusqu’à leurs garrots avant qu’ils ne regagnent la terre ferme. À gauche, par contre, sur le terrain sec, les bêtes frôlaient le zinc de très près. L’une d’entre elles encorna la queue de l’avion, provoquant un puissant choc qui déséquilibra Camille Allard. Elle glissa de sa place en emportant Pauline sur son passage.
— Au secours ! crièrent-elles, tout en cherchant le moyen de se retenir à la carrosserie pendant leur chute.
Sans le vouloir, elles furent projetées sur l’aile située à l’opposé de la charge des gnous et roulèrent sur sa surface qui, sous leur poids, se désolidarisa du corps principal de l’avion et s’écroula sur le sol.
— À l’aide ! s’époumonèrent-elles en suppliant leurs amis de faire quelque chose pour les sauver.
Affolées, elles tendaient leurs bras vers le toit de l’avion pour que quelqu’un les attrape avant de se faire écraser par les gnous. Mais à terre, la poussière était si sombre et si dense qu’elles ne voyaient plus rien. Le bruit infernal de cette débâcle rendait la situation encore plus confuse et elles étaient à présent, complètement désorientées. Assises sur les décombres de l’avion, elles se serraient l’une contre l’autre en pleurant, attendant le moment de mourir.
CAR222B sauta depuis le toit du zinc dans ce brouillard terreux et sableux. N’y voyant rien, il se guida en gardant sa main sur la structure de l’aile.
— J’arrive ! hurla-t-il en direction des filles pour essayer de se faire entendre dans ce chaos.
— Nous sommes là ! gémissaient-elles… Ici ! Par là !
La main du serviteur toucha le dos de Pauline qui s’en saisit aussitôt. Elle s’accrocha désespérément à son sauveur et ne le lâcha plus. CAR222B les invita à quitter leur emplacement, mais elles étaient paralysées par la peur. Elles n’osaient plus bouger.
— Je vous en supplie ! Venez avec moi ! insista-t-il en les tirant par le bras.
Elles finirent par se laisser convaincre. Sans se séparer, Camille Allard et Pauline acceptèrent de suivre leur guide et rampèrent à ses côtés. Il les attira jusqu’à la paroi de la carlingue. Tous trois se tapirent contre cet écran. CAR222B retenait dans ses bras ses deux protégées qui se recroquevillaient contre lui en se cachant le visage. Ils n’avaient plus qu’à attendre la fin de ce redoutable et interminable cortège de bêtes en furie.
La majeure partie du troupeau en migration avait fini par passer. L’impressionnant groupe d’herbivores était beaucoup moins compact et, à l’arrière, les plus vieux et les moins valides tentaient de suivre comme ils pouvaient. Mais maintenant qu’ils étaient plus disséminés, contrairement à l’invincible cohorte de tête, ils devenaient des proies faciles pour d’autres animaux. Derrière ces retardataires, de nombreux carnivores papillonnaient, solitaires ou en bandes. Tous étaient affamés et attendaient le moment opportun pour leur sauter dessus.
— Profitons de cette accalmie pour remonter sur le toit de l’avion ! proposa CAR222B à Camille Allard et Pauline.
Il leur fit la courte échelle et leurs amis qui étaient au-dessus s’empressèrent de saisir leurs mains pour les hisser jusqu’à eux. Les deux rescapées furent aussitôt cajolées et réconfortées. Au passage, le serviteur du peuple attrapa dans l’abri une carabine et reprit sa place parmi le groupe.
Bien qu’ils fussent ravis d’être à nouveau ensemble, ils se rendaient bien compte que la situation dans laquelle ils se trouvaient dorénavant était toute aussi périlleuse. Jamais ils n’avaient été entourés par autant de fauves à la fois.
— À droite, il y a six lions ! s’alarma José qui faisait l’inventaire du danger. À gauche, un guépard !
— C’est quoi cette meute de chacals, un peu plus loin ? s’enquit Lisa. Ils ont un pelage plein de taches. Ils ressemblent à des hyènes…
— Non, ce ne sont pas des hyènes ! ajouta Jade Toolman. Ce sont des lycaons. Des chiens sauvages qui sont tout aussi menaçants… Les hyènes sont plutôt là-bas, autour de ce vieux gnou qui traîne la patte. À mon avis, il n’en a plus pour longtemps à vivre…
— Là ! hurla soudain Lilou en se tournant sur la gauche. Le guépard attaque !
Il s’était approché furtivement d’un gnou peu avancé en âge, après avoir fait mine de se promener tranquillement aux côtés d’un groupe d’adultes. Détournant ainsi la crainte justifiée de la mère qui était près de lui, il profita d’un moment d’inattention de sa part pour bondir sur la jeune proie. Celle-ci ne se doutant en rien des intentions du félin. La scène ne dura que quelques secondes. Le guépard accéléra soudain vers le bovidé inexpérimenté qui chercha à fuir en l’apercevant. Cette masse de muscles tachetée de points noirs s’avançait vers lui, aussi vite qu’un boulet de canon. À peine avait-il fait demi-tour que le fauve lui adressa un coup de patte si puissant sur l’arrière-train qu’il se retrouva couché par terre sans n’avoir rien pu faire. Mais déjà, la tête du guépard était sur son cou et le petit animal n’y survivrait pas.
Partout, le carnage opérait. Tous les carnivores étaient en action. Ce troupeau de gnous progressait à travers la savane en distribuant son lot de nourriture à chaque kilomètre. Les pensionnaires des « Iris » savaient qu’ils devaient saisir cette occasion pour se joindre au banquet. Mais comment oseraient-ils entrer dans cette arène où ils pourraient aussi bien devenir à leur tour des victimes ?
— Nous ne pouvons laisser passer cette aubaine ! avoua Lucas. C’est une question de survie… J’ai un plan !
— À quoi penses-tu ? lui demanda CAR123A. On t’écoute.
— L’objectif est de tester la puissance de notre clan. C’est une idée qui me trotte dans la tête depuis quelque temps…
— Que veux-tu dire ?
— Ici, la règle qui prédomine, c’est la loi du plus fort. Vous êtes d’accord ? Alors, j’aimerais bien tenter une expérience…
Lucas expliqua sa théorie et son projet pendant un long moment. Cela impliquerait qu’ils partent tous ensemble. D’une part, pour se soutenir dans l’épreuve, mais aussi pour intimider l’adversaire par leur nombre. Ils utiliseraient les plaques de coffrage de l’avion, récemment démontées, pour s’en servir à la fois de bouclier et de tambour. En rangs serrés, cachés derrière leurs protections de façon à constituer une grosse masse uniforme, ils avanceraient jusqu’à un gnou, victime de l’attaque d’un groupe de lions. Pendant leur progression, ils feraient le maximum de bruit en criant et en tapant sur leurs panneaux en espérant que cela intimide les fauves. Si les lions s’éloignent, cela prouvera qu’ils craignent cette forme bizarre qui leur est inconnue et s’ils ne bougent pas, ils n’insisteront pas et repartiront en marche arrière. Pour plus de sureté, deux des serviteurs du peuple seront à l’intérieur du cercle avec une carabine et n’hésiteront pas à tirer en cas de besoin.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Lucas qui finissait d’exposer sa stratégie.
— On vote ! proposa Pierre Valorie. Qui est pour ?
L’idée de rester soudés en un seul groupe plut à tout le monde et malgré leur peur, ils levèrent tous la main, spontanément.
— OK, on y va ! conclut-il.
Ils venaient d’assister à l’incroyable offensive d’un couple de lions sur un vieux gnou isolé. La lionne s’était lancée sur lui la première et s’appuyait de tout son poids sur l’arrière-train de l’animal, tout en serrant ses pattes griffues sur ses deux cuisses. Le pauvre ruminant essayait de fuir malgré tout et se tractait avec peine, à l’aide de ses membres antérieures. Déséquilibré par le fauve, il fut obligé de s’asseoir et le mâle profita de cet instant pour intervenir à son tour. Pendant que sa partenaire maintenait sa proie au sol, il attrapa la tête du gnou et enfonça ses crocs dans son cou pour ne plus le lâcher. La technique était bien rodée et lorsque la bête mourut, les deux carnassiers ne tardèrent pas à la dévorer…
— À nous ! vociférèrent-ils furieux, pour se donner du courage. En avant !
Le groupe des « Iris » s’approchait des fauves en criant. Ils hurlaient autant de crainte, que de rage. Avec des bâtons, ils frappaient violemment sur leurs boucliers métalliques pour que leur vacarme résonne puissamment dans la savane. Ce tapage devait être inquiétant s’ils voulaient montrer leur force et leur détermination. À chaque pas supplémentaire, ils se motivaient un peu plus et la folie l’emportait presque sur la raison. Ils ne se sentaient plus isolés à présent, mais au contraire, ils s’encourageaient mutuellement et chacun avait l’impression d’être un élément de la curieuse bête qu’ils étaient censés représenter.
Les redoutables félins stoppèrent net leur repas et levèrent subitement la tête pour jauger, tant qu’ils étaient à une distance respectable, la puissance de cette forme mouvante et extravagante. Devaient-ils la craindre ou la négliger ? Dans le doute, ils préférèrent s’éloigner. Apparemment, la tactique était bonne et le carré bruyant redoubla d’ardeur en voyant les deux mammifères reculer.
Dès que les lions déguerpirent, ils encerclèrent le gnou avec prudence et firent en sorte d’entretenir ce tintamarre pendant que CAR343T et CAR105A découpaient les deux grosses cuisses du récent cadavre. CAR123A et CAR222B visaient chacun un animal avec leurs fusils, au cas où ceux-ci changeraient d’avis et se mettraient à charger pour reprendre leur proie.
— C’est bon ! informèrent les deux serviteurs, une fois qu’ils tenaient chacun dans les bras, leur morceau de viande fraîche.
— Retour au camp ! ordonna Alban Jolibois.
Tout en gardant la même formation, ils rebroussèrent chemin sous les yeux attentifs des deux lions. S’apercevant qu’il restait largement de quoi se rassasier, et surtout, n’ayant plus à s’inquiéter de ce gigantesque tambour mobile, ils s’empressèrent de récupérer la victime déhanchée.
À la tombée de la nuit, ils dansèrent autour du feu pour fêter leur succès. Mais cette fois-ci, curieusement, avant de se rassembler pour se réjouir ensemble, ils avaient souhaité se préparer. Ils s’étaient fardé le visage avec de la boue en dessinant le même motif sur chacun. Un symbole qui manifestait la double victoire qu’ils désiraient célébrer. La satisfaction, bien sûr, de disposer de suffisamment de nourriture pour les semaines à venir, mais surtout, le fait que ce fut leur union qui permit cette réussite. La solidarité avait été la plus forte. Ils avaient le sentiment que le groupe avait grandi et ils étaient fiers d’en faire partie. Ce soir-là, ce fut la force du groupe qu’ils voulurent fêter…
Aujourd’hui, ils se prélassaient à l’ombre de l’avion. La viande séchait au soleil pendant qu’ils se reposaient. Tout allait bien. « Comme c’est bon de ne rien faire », pensaient-ils. « Juste sentir le vent sur la peau et laisser passer les heures sans se soucier d’un quelconque danger ».
Alors qu’ils faisaient une sieste récupératrice, ils furent soudain réveillés par le bruit d’un moteur. Un son régulier qui venait du sud-est et qui se dirigeait vers le campement. Manon ouvrit un œil, approcha sa main de son visage pour faire écran à la lumière qui l’aveuglait et chercha l’objet volant dans le ciel uniformément coloré…
— L’avion bleu ! hurla-t-elle en se levant, terrorisée.
Sauve qui peut !
Søren Jörtun se pressait dans les escaliers. Comme il suffoquait, il s’arrêtait brièvement toutes les dix marches pour reprendre son souffle. Son front était recouvert de sueur. Sous sa blouse, ses vêtements, trempés par la transpiration, le gênaient dans ses mouvements. Il avait l’impression d’étouffer. Il ne se sentait pas bien. « Comment vais-je faire ? », s’inquiétait-il. « En deux jours ! C’est impossible ! »
Le comte de la Mouraille avait été formel. Il avait quarante-huit heures pour tester le protocole d’agrandissement conçu par les chercheurs en fuite. Passé ce délai, il ne serait plus de ce monde. Cependant, ce qui le tracassait le plus, ce n’était pas que son chef ait mis en gage sa vie contre sa réussite, mais plutôt, l’incroyable secret qu’il venait de lui confier. Une décision qui changeait complètement la donne et l’avenir de tous les hommes-miniature du PNC. Ceux qui se trouvaient ici, à l’intérieur du temple de Machu Picchu, mais aussi, les autres espions disséminés à travers le globe.
Tout se bousculait dans sa tête. Tandis qu’il traversait le grand hall qui précédait le couloir conduisant à son laboratoire, il préféra s’asseoir un moment sur un banc et repenser à l’entretien qu’il avait eu avec le comte. Il déboutonna sa blouse pour mieux respirer et contempla l’environnement avec tristesse. Comme il était déçu. Jamais il n’aurait cru que le Grand Maître fut capable d’un tel acte. Il revivait la scène où, dans les appartements du ministre, il apprenait cette épouvantable nouvelle…
— Entrez, Søren ! Entrez ! ordonna le comte de la Mouraille, après que le scientifique ait frappé à la porte de son bureau.
Franchissant timidement le seuil de la pièce, Søren Jörtun s’étonna de voir que le comte n’était pas seul. L’amiral Flower se tenait debout à ses côtés, bien digne. Les deux personnages affichaient un air si grave que le directeur de recherche imagina tout de suite qu’il avait été convoqué pour entendre sa sentence. Il allait être jugé pour avoir été dupe. Pour ne pas avoir su déceler les manœuvres de l’ennemi qui se tramaient dans l’enceinte de son laboratoire. Si le comte l’avait convié en présence d’un militaire, c’était certainement pour lui faire payer très cher sa faute.
L’homme, empli d’un immense sentiment de culpabilité, s’avança vers eux, les jambes tremblantes et le visage livide.
— Approchez ! dit le comte de la Mouraille, en posant sa main sur son épaule… Merci d’être venu aussi vite.
Puis, il se tourna vers l’officier…
— Amiral, je vous laisse le soin d’exposer la situation à Monsieur Jörtun.
Le chercheur, affolé, craignait le pire.
— Monsieur Jörtun, dit l’amiral Flower, Son Excellence vient de m’entretenir d’une nouvelle qui va certainement vous peiner. Il souhaitait que cette révélation soit faite en tout petit comité, c’est-à-dire juste entre nous trois.
Søren Jörtun n’en pouvait plus. Il était de plus en plus anxieux. D’un air accablé, il regardait ses supérieurs et attendait leur verdict, sans dire un mot.
— Depuis que nous avons été trompés par votre jeune chercheur, Antonio Lastigua, Son Excellence, comme vous vous en doutez, a dû informer le Grand Maître de la disparition de nos prisonniers. Souhaitez-vous savoir quelle a été sa réaction ?
— J’imagine… pas très bonne ! balbutia le scientifique.
— Effectivement… D’après Son Excellence, il s’est même mis dans une si grande colère qu’il a aussitôt convoqué Number one. Tous deux ont pris ensuite, deux décisions irrévocables. Aimeriez-vous les connaître, Monsieur Jörtun ?
— Je… Je m’attends au pire, avoua-t-il.
— Vous avez parfaitement raison ! confirma l’amiral en se tournant maintenant vers son chef. Peut-être désirez-vous reprendre la parole, Excellence ?
— Non, continuez !
L’amiral Flower poursuivit donc ses explications :
— Le Grand Maître a demandé qu’on lui remette tous les documents qui permettent de localiser les cités marines qui sont ancrées dans les mers et les océans.
— Cela me paraît fort sage, reconnut Søren Jörtun. Il vaut mieux savoir où se trouve l’ennemi en cas de représailles. Ainsi, nous serons moins vulnérables. Et… quelle est la deuxième volonté du Grand Maître ?
— Et ensuite, il a décrété qu’à partir d’aujourd’hui, les hommes-miniature deviennent indésirables sur l’ensemble de la planète. Il va donc procéder dans les jours qui viennent à leur élimination.
L’homme de sciences fut soudain soulagé d’apprendre que ces ordres ne le concernaient pas. Il retrouva presque le sourire et relança la discussion.
— Nous pouvons être fiers d’avoir un chef comme le Grand Maître, ajouta-t-il d’un ton satisfait. J’approuve complètement ses choix ! Et vous, qu’en pensez-vous ? Ne partagez-vous pas mon sentiment ?
C’est à ce moment précis que le comte de la Mouraille décida de s’exprimer à son tour :
— Pour être franc, pas vraiment, Monsieur Jörtun. J’ai bien peur qu’il y ait une petite nuance que vous n’ayez pas bien saisie dans les propos du Grand Maître.
— Je pensais que si, reprit le chercheur qui s’inquiéta de nouveau. Notre Grand Maître n’a-t-il pas demandé, tout d’abord, à connaître l’emplacement des cités marines, et ensuite, n’a-t-il pas fait part de son désir pressant, d’éliminer les hommes-miniature ? Cela me paraît assez clair…
— Vous avez effectivement très bien compris, mon cher Søren. Mais à votre avis… répondez-moi franchement. Actuellement, vous sentez-vous plutôt dans la peau d’un homme disposant d’une stature normale, ou bien dans celle d’une personne à la taille diminuée, voire même, miniaturisée ?
— Non ! Ce n’est pas possible ! pâlit soudain Søren Jörtun. Le Grand Maître nous abandonne ?
— C’est tout à fait ça, confirma le comte.
— Mais, mais…
— Messieurs, veuillez vous asseoir, coupa leur chef. Je vous en prie… C’est bien pour cela que je vous ai demandé de venir. La situation est extrêmement grave. Nous devons prendre une décision avant qu’il ne soit trop tard. Vous êtes les deux seules personnes qui aient encore ma confiance. Si vous êtes d’accord, je vais vous exposer mon plan…
Désemparés, le militaire et le scientifique avaient pris place dans les fauteuils qui étaient derrière eux. Ils écoutaient attentivement les propositions du comte de la Mouraille qui semblait sûr de lui. Dans un moment aussi tragique que celui-ci, ils furent rassurés de pouvoir s’en remettre à son intelligence. Il paraissait avoir bien réfléchi à la question et il montrait de réelles capacités à trouver des solutions.
Tandis qu’ils admiraient sa clairvoyance, ils ne se doutaient pas une seconde que cet interlocuteur était en train de leur mentir pour tenter de sauver sa peau.
Le comte connaissait assez bien le Grand Maître et son acolyte pour savoir qu’ils ne lui feraient plus jamais confiance. Ils lui voueraient désormais une haine impitoyable. Ils méditaient certainement une vengeance et, pour s’en sortir, le responsable des espions devait faire croire à ses hommes que c’était à eux que le Grand Maître et Number one en voulaient. Plus que jamais, il devait se montrer un grand chef et se servir d’eux pour organiser sa défense. C’était pour cela qu’il avait réuni dans son bureau l’amiral Flower et Søren Jörtun. Ces deux hommes qu’il considérait comme deux pantins n’avaient, jusqu’à présent, jamais remis en cause ses ordres.
— Mes amis, nous avons été lâchement abandonnés, dit le comte d’une voix théâtrale. Mais ne vous inquiétez pas, tant que je serai là, vous pourrez compter sur moi. Je vous estime trop pour ne pas être, moi aussi, blessé par ce comportement immérité. Certes, nous devons nous organiser pour sauver nos vies, mais plus que ça, nous allons préparer ensemble notre vengeance… Cette trahison doit être punie !
— Oui, Comte ! acquiescèrent-ils… Les salauds ! Comment ont-ils pu nous faire ça, alors que nous avons pris le risque d’être diminués pour soutenir la cause du Parti ? Sans notre travail d’espionnage et nos efforts de recherches, jamais ils n’auraient pu construire le PNC. C’est injuste !
Le comte de la Mouraille n’était pas mécontent de son petit numéro. Il avait bien échauffé la colère de ses sbires et, dorénavant, ils étaient prêts à tout croire, jusqu’au plus gros mensonge.
— Avant de vous dévoiler mon secret, je voudrais que vous me juriez fidélité et obéissance. Sans votre assentiment, je ne peux, pour l’instant, vous en dire plus. Me comprenez-vous ?
— Bien sûr ! déclarèrent-ils d’une même voix… Au contraire, nous vous sommes très reconnaissants de nous accorder votre confiance. Vous pouvez compter sur nous.
— C’est parfait ! se réjouit l’homme fourbe. Dans ce cas, écoutez-moi… Il nous reste une petite chance de s’en sortir, car tout ne va pas très bien non plus, chez les hommes de taille normale. Actuellement, la base principale de l’Oural n’est plus opérationnelle. Une énorme poche d’eau s’est effondrée dans le plateau et s’est infiltrée dans toutes les cités. Les membres du Parti ont pu quitter les lieux à temps, mais ils sont en train de se replier sur l’île de Bornéo, là où se trouve notre deuxième camp. Nous devons absolument profiter du temps nécessaire à ce transfert pour fuir.
— Mais pour aller où ? s’inquiéta l’amiral Flower. Ne devrions-nous pas plutôt rester dans ce temple qui est une véritable forteresse ? Si nous désertons le Machu Picchu, nous sommes perdus…
— C’est malheureusement impossible, Amiral, objecta le comte. Les soldats de taille normale qui nous ont transportés ici, et qui vivent actuellement dans l’autre partie du site inca, détiennent des réserves de produits biocides, réservés à notre usage. Ils n’attendent qu’un mot du Grand Maître pour nous asperger de ces poisons mortels.
— C’est horrible ! rajouta l’officier. C’est comme ça que le Grand Maître a prévu de nous éliminer ? Comme de vulgaires insectes que l’on tue avec un pulvérisateur ? À coups de bombe chimique ?
— Il n’y a pas de meilleur moyen pour faire disparaître définitivement une espèce, confirma le scientifique. Nous avons suffisamment utilisé les pesticides sur notre planète pour savoir quels sont leurs effets dévastateurs. D’ailleurs, la terre ne s’en est pas vraiment remise… Effectivement, si c’est le sort qui nous attend, nous ferions mieux de déguerpir.
L’amiral Flower et Søren Jörtun réalisèrent soudain comme, avec le temps et les habitudes, certains gestes finissent par devenir anodins. Maintenant qu’ils étaient directement concernés par ces poisons, ils en découvraient clairement les graves conséquences.
Le comte de la Mouraille sentit que ses deux sujets, abasourdis par une telle nouvelle, devaient se ressaisir avant qu’ils ne baissent les bras…
— Amiral ! trancha-t-il. Vous repartez immédiatement en mer, organiser le rapatriement de nos hommes qui se trouvent dans les cités marines. Sauvons-les avant que le Grand Maître ne les détruise avec ses missiles… Lorsque toutes nos tortues luth seront prêtes, je vous indiquerai comment rejoindre notre base secrète, au nord des États-Unis.
— Comment, Excellence… Nous disposons d’une base de repli ?
— Amiral, ne suis-je pas le responsable des espions du PNC ? Sachez qu’un homme prudent en vaut deux. Il était de mon devoir de penser à tout… même au pire !
Puis, se tournant vers le chercheur, il lui dit à son tour :
— Quant à vous, Søren, si vous voulez faire partie du voyage, vous avez deux jours pour tester le protocole du Professeur Boz. N’oubliez pas, tout de même, que vous êtes l’un des principaux responsables de cette triste situation. C’est l’occasion de vous racheter et de nous montrer enfin vos réelles capacités. Dès que les résultats seront concluants, je vous chargerai de stocker ce fameux « liquide énergétique », afin que nous puissions l’emmener avec nous dans notre nouveau centre. Une fois à l’abri, nous aurons tout le loisir de procéder à l’agrandissement de nos soldats.
— J’y vais de ce pas, Excellence ! acquiesça-t-il.
— J’y compte bien ! poursuivit le comte. D’autant plus que je vous demanderai d’ajouter à cette recette, votre petite touche personnelle. Je souhaiterais que vous forciez légèrement la dose pour nous permettre d’obtenir une taille supérieure à celle de nos ennemis. Rappelez-vous que nous aurons bientôt à nous battre contre les hommes du Grand Maître. C’est donc le moment ou jamais de faire preuve d’inventivité… Allons, partez mes amis, chaque minute perdue nous rend plus vulnérables !
*
L’équipe chirurgicale du module scarabée en fuite était en train de se préparer. Sur le présentoir, les infirmiers disposaient les trocarts qui serviraient à l’introduction des pinces, ciseaux et autres instruments, nécessaires à l’intervention. Comme l’avait promis le professeur Boz, l’unique chirurgien de l’équipage, Paco Saka, allait s’occuper d’Antonio Lastigua et de ses deux complices encore vivants.
L’opération serait délicate. Il s’agissait de retirer une petite pastille d’arsenic collée sur le foie de chaque patient, elle-même, reliée à un détecteur glissé sous la peau. Tant que les sujets possèderaient cette puce, ils ne pourraient espérer semer leurs poursuivants, car elle envoyait constamment des signaux à l’ennemi. Ainsi, tout était très facile pour les deux modules du PNC qui les suivaient de près. Grâce à leurs capteurs, ils s’étaient mis en pilotage automatique et leurs engins se laissaient tranquillement guider par l’appareil des fuyards qui émettait régulièrement sa position. Dès que l’axe était favorable, ils n’hésitaient pas à tirer sur eux.
À découvert, descendant la vallée, le jeune pilote, Ali Bouilloungo, utilisait toutes les astuces pour faire diversion. Tantôt, il longeait un cours d’eau en épousant les ondulations de la surface, tantôt il contournait d’énormes rochers qui bordaient un torrent. Parfois, il préférait s’éloigner d’une rivière pour profiter d’un champ de fleurs qui étendait ses belles couleurs sur un versant de montagne plus pentu. Il zigzaguait alors entre les tiges pour éviter d’être vu par les hommes qui le prenaient en chasse. Tout nouvel artifice était le bienvenu. Buissons, herbes hautes, éboulis de pierres, branchages, vieux troncs d’arbre… Sans arrêt, il s’obligeait à tourner, contourner, descendre, et remonter les obstacles. Il ne devait surtout pas laisser à ses poursuivants l’occasion d’ouvrir le feu. S’il leur offrait l’opportunité d’être dans leur ligne de mire, l’issue serait fatale. Aux commandes de son scarabée, Ali restait concentré et ne pensait qu’à une seule chose : « Des courbes… Je ne dois faire que des courbes, rien que des courbes ! Jamais de lignes droites ! »…
Dans le module, la tension était à son paroxysme. Au milieu de la chaîne andine qu’ils traversaient et qu’ils souhaitaient quitter, les évadés regardaient constamment derrière eux les modules du PNC, sans s’intéresser au fabuleux décor dans lequel ils évoluaient. Loin d’admirer le paysage, leur unique souci, pour sortir vivants de cette poursuite infernale, était de soutenir leur pilote pour qu’il ne flanche pas. Mais tant que l’intervention du docteur Saka ne serait pas terminée, le pire était à craindre…
Justement, dans le bloc, Paco Saka ne se préoccupait pas de savoir ce qu’il se passait à l’extérieur. Désormais, vêtu d’une blouse et d’un tablier, il venait d’enfiler ses gants et s’approchait du champ opératoire où Antonio Lastigua était endormi. Le professeur Boz et le professeur Waren suivaient les gestes du médecin sur l’écran vidéo, disposé à côté d’eux.
— J’introduis l’endoscope par le nombril, expliqua calmement le chirurgien, derrière son masque qui s’arrêtait sous ses yeux. Je vais me placer directement au niveau de la pastille d’arsenic pour vérifier son système d’accrochage.
Le tube optique, muni d’une tête éclairante, passait à travers les viscères abdominaux du jeune chercheur. Après avoir contourné les nombreux replis de l’intestin grêle, il dépassa la partie supérieure du côlon pour atteindre l’estomac. Là, il se dirigea plus à gauche et longea sa surface pour trouver le départ du duodénum. Le foie était juste derrière.
— Voilà, j’y suis ! se réjouit le docteur Saka. Voyez-vous cette bille minuscule sur le lobe droit ?… C’est elle qui nous intéresse, Messieurs !
C’était effectivement un petit implant en bioverre, collé au foie. Dans ce réceptacle, le poison était isolé de l’organisme par la fine paroi qui l’entourait. Tant que celle-ci n’était pas brisée, elle protégeait le porteur de ses effets mortels. Un fil conducteur en faisait la circonférence, puis il rejoignait un deuxième dispositif, tout proche, doté d’une pile. C’était cette pile qui, si le détecteur intradermique était enlevé, déclencherait la création d’un courant électrique et ferait éclater le verre contenant l’arsenic.
— D’accord, d’accord, murmura Paco Saka, très concentré. C’est donc le fil situé après la pile que je dois sectionner en premier et non celui qui la précède… Vous confirmez, Messieurs ?
— Tout à fait ! approuvèrent les deux professeurs en même temps.
Pendant qu’un infirmier maintenait le tube optique en place, le docteur Saka continua son intervention chirurgicale par cœlioscopie. Il introduisit successivement, à travers la paroi abdominale, trois longues aiguilles creuses. Mais cette fois-ci, plus près du diaphragme, directement au-dessus du foie. Il inséra dans le premier trocart, une pince pour retenir la bille d’arsenic, dans le deuxième, des ciseaux, et il brancha le troisième au cordon d’un aspirateur qui avalerait l’implant, une fois le microcâble sectionné.
Théo Boz et Karim Waren étaient en admiration devant l’adresse du chirurgien. Ses gestes étaient d’une précision rassurante. « Antonio est dans de bonnes mains ! » pensaient-ils, en le voyant agir ainsi.
— Le fil conducteur n’est plus opérationnel ! informa Paco Saka, satisfait. Je procède maintenant à l’extraction des deux implants. Le deuxième patient est-il prêt ?
— Oui ! répondit l’anesthésiste.
— Très bien… Une petite incision avec le bistouri, et… hop ! C’est fini ! je viens de retirer le détecteur… Au suivant !
La deuxième intervention se déroula aussi bien que sur Antonio Lastigua. Paco Saka mit même moins de temps pour enlever la pile, ainsi que l’implant d’arsenic et le détecteur du deuxième sujet. Lorsque le troisième homme prit place sur la table d’opération, il aborda sa tâche avec plus de confiance et surtout, avec la satisfaction d’avoir bientôt terminé, car il commençait à fatiguer.
Il venait juste de localiser la pilule d’arsenic avec l’endoscope quand la voix d’Ali Bouilloungo résonna à travers les hautparleurs de la pièce :
— Alerte ! Alerte ! Nous sommes touchés !… Que tout le monde se prépare ! Un début d’incendie est signalé sur un élytre du module !… Je répète ! Alerte ! Alerte !
Si loin de toi
Tarun et Viki pensaient certainement à la même chose, pendant que leur avion les transportait au-dessus de la Chine pour les conduire à la nouvelle base de Bornéo. Actuellement, ils survolaient le plateau du Tibet avec les autres jeunes élus du PNC. Depuis leur place, le front collé au hublot, ils apercevaient au loin l’imposante chaîne himalayenne. Comme des dents pointues, hautes de plus de sept mille mètres, les sommets enneigés se découpaient dans le ciel exceptionnellement clair.
De temps en temps, leurs regards se croisaient et ils se souriaient. Dorénavant, ils savaient que leurs destins étaient liés. Andrew les avait choisis. Ils étaient en même temps complices et concurrents…
Décidément, le Grand Maître pouvait être fier de sa nouvelle recrue. Andrew possédait de réelles dispositions à exercer son pouvoir. À la fois ému et sur ses gardes, il avait accepté sa proposition. Son « interlocuteur principal » avait préféré désigner deux jeunes pour le seconder, plutôt qu’un seul, comme il le lui avait demandé.
— Je vous assure, Grand Maître… Je contrôlerai mieux mes amis de cette façon ! lui avait dit Andrew. Ils seront ainsi beaucoup plus efficaces. Pour avoir mes faveurs, ils passeront leur temps à se comparer. Je récompenserai l’un ou l’autre, en fonction de ses résultats, et de façon toujours inégale. Je les obligerai à se jalouser, juste assez pour qu’ils désirent sans cesse rester le préféré des deux… Et pour les stimuler, je veillerai à ce qu’ils le soient chacun à leur tour.
— N’as-tu pas peur d’être vite dépassé par la complexité de ces situations ? lui avait répliqué Anikeï Bortch, étonné par tant d’imagination perfide. Penses-tu être capable de gérer des méthodes aussi machiavéliques que celles-là ?
Et le jeune Andrew lui offrit la meilleure réponse qu’il pouvait espérer :
— Je n’hésiterai pas à vous demander des conseils, Ô, Grand Maître. Vous saurez m’aider, j’en suis sûr… Pourrai-je compter sur votre appui ?
Habilement, il montrait à son chef qu’il reconnaissait son évidente supériorité et cette flatterie lui alla droit au cœur.
— Eh bien, soit !… Qui sont tes favoris pour cette course aux récompenses ? s’informa-t-il, d’un ton amusé.
— Je vous avais déjà parlé de Tarun… Il reste, bien sûr, le garçon idéal pour ce rôle. Je songeais également à une fille qui l’a plusieurs fois déstabilisé et qui, je pense, a elle aussi pas mal d’influence.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Viki… Je suis persuadé qu’ils vont faire, à tous les deux, une bonne paire.
— Alors, conclut le Grand Maître, va leur annoncer cette excellente nouvelle. Ils profiteront de notre long voyage pour se préparer psychologiquement à leur futur rôle. Ils doivent comprendre très clairement quelle sera leur mission et être opérationnels dès que nous arriverons !
*
Un peu plus bas dans la vallée, les six rescapés s’étaient assis autour de GLIC. Ils avalaient ses paroles comme du miel. Si le robot ne faisait plus office d’ambassadeur auprès des hommes du PNC, il avait au moins l’avantage de permettre à Mattéo et ses amis de rester en lien avec les hommes-miniature. Certes, ils étaient toujours livrés à eux-mêmes, mais grâce à lui, ils pouvaient bénéficier de quelques conseils et, surtout, sentir que d’autres personnes éprouvaient pour eux de la compassion.
Ils s’entretenaient justement avec le comité des sages qui tentait de leur remonter le moral…
— Ne baissez surtout pas les bras ! expliqua la sage Anouk Simbad, d’une voix calme et rassurante. Pour l’instant, vous êtes vivants et libres. Ce n’est déjà pas si mal… En plus, nous pouvons supposer que le PNC vous croit morts, noyés dans les chutes d’eau. Il va donc arrêter de vous poursuivre. Vous allez pouvoir en profiter pour reprendre des forces.
— Reprendre des forces, peut-être, se plaignit Mattéo, mais mon souhait, c’est de retrouver Poe. J’imagine son désarroi… Toute seule, au milieu de ces barbares. Elle aussi doit penser que nous ne sommes plus de ce monde. Nous ne pouvons pas l’abandonner.
— Où s’est replié le PNC ? l’interrogea Yoko.
— Oui, sommes-nous loin d’eux ? demanda Indra.
Face à leur ténacité, la sage Simbad décida de leur dire ce qu’elle savait. En tant que responsable, son devoir était de leur apprendre la triste réalité et surtout, de ne rien leur cacher…
— Écoutez-moi, s’exprima-t-elle avec prudence… Nous les suivons depuis plusieurs jours par satellite et nous avons l’impression qu’ils quittent définitivement cet endroit. Ils survolent en ce moment l’Asie et se dirigent vers l’est, en direction de l’Océan Pacifique. Pour l’instant, je ne peux pas vous en dire plus.
Un temps de silence s’installa soudain parmi les adolescents. Ils se sentaient perdus…
— À vrai dire, Sage Simbad, avoua Mattéo, nous ne savons pas très bien, nous-mêmes, où nous nous trouvons… Ni sur quel continent nous sommes, et…
— Oh, je suis désolée ! C’est évidemment à la première chose que j’aurais dû penser.
GLIC projeta aussitôt la carte du monde sur le sol et elle s’empressa de leur montrer où ils se situaient.
— Vous êtes ici, dit-elle en éclairant la zone d’un point bleu. Au centre de la Russie. À la frontière du continent asiatique qui est à votre droite…
La sage Simbad en profita pour leur expliquer quelle était la conjoncture. D’abord, la fuite de leurs chercheurs en Amérique du Sud qui étaient poursuivis par les ennemis. Ensuite, la présence d’un autre groupe de jeunes qui tentaient de survivre en Afrique. Et surtout, l’avenir de l’humanité qui était de plus en plus incertain, depuis que le Grand Maître connaissait l’existence des cités marines…
— Il y a urgence ! reconnut la sage Simbad… Nous devons également trouver le moyen de nous cacher avant une nouvelle attaque du PNC.
— Et nous, ajouta Mattéo, nous sommes perdus dans ce coin sauvage, sans ne pouvoir rien faire…
— Ne perdons pas courage pour autant ! conclut la sage Anouk Simbad… Nous allons programmer GLIC pour qu’il vous guide jusqu’à une habitation proche de votre emplacement. Là, vous vous reposerez pendant que nous chercherons une solution. Nous aurons certainement besoin de vous, très prochainement… Bien sûr, si vous êtes toujours d’accord pour nous aider…
— Vous pouvez compter sur nous, Sage Simbad, dirent les six adolescents d’une même voix. Tout ce que nous pourrons faire contre le PNC, nous le ferons !
*
Poe se sentait toute légère. Elle nageait sans s’arrêter. Ses gestes étaient lents et réguliers. Elle n’était pas du tout essoufflée. Elle pensait pouvoir se déplacer comme cela pendant des heures. Son dos, exposé au soleil, s’imprégnait de sa chaleur tandis que l’autre moitié immergée de son corps accaparait la fraîcheur des profondeurs. Elle se maintenait bien à l’horizontale, car elle aimait se mouvoir ainsi, entre le chaud et le froid, et sentir glisser sur sa peau ce doux contraste de températures.
Poe était heureuse. Lorsqu’elle tournait la tête vers le ciel, malgré la lumière éblouissante, elle apercevait derrière elle, Tahia… Son amie dauphin, aussi contente qu’elle, émettait des sifflements de joie dès qu’elle sortait de l’eau. Elle s’amusait à plonger pour que Poe la cherche, puis elle jaillissait par surprise, tantôt à droite, tantôt à gauche, pour se hisser dans les airs et passer au-dessus d’elle, à deux ou trois mètres de hauteur. Des fois, elle avançait à ses côtés en se maintenant debout à la surface, à l’aide de sa queue. Les deux amies, enfin ensemble, jouaient comme des enfants. Elles riaient, s’éclaboussaient, criaient et s’ébattaient gaiement pour fêter leurs retrouvailles.
Au bout d’un moment, Poe attrapa la nageoire dorsale de Tahia et se laissa porter. Elles progressaient toutes les deux dans cette immensité bleue, à petite vitesse, sous le soleil. La jeune fille avait posé sa tête sur le dos du dauphin et avait fermé les yeux, exprès, pour mieux savourer cet instant de bonheur. Elle resta collée à son amie pendant des heures…
Bien plus tard, elle décida enfin d’ouvrir ses paupières. À son grand étonnement, le décor avait complètement changé. Le dauphin ne nageait plus dans l’eau, mais à travers les nuages. Oui, c’était ça, elles flottaient toutes les deux dans les airs… Devant elles, un immense mur rocheux barrait le passage. Il était percé de mille trous d’où jaillissaient de puissantes cascades, s’enfonçant dans une mer de nuages qui s’étalait à l’infini.
Mais soudain, près d’un oiseau qui agitait nerveusement ses ailes pour faire du surplace, Poe crut distinguer une présence humaine au cœur de la falaise. Malgré la distance, alors qu’elle ne voyait encore qu’une petite silhouette, elle reconnut Mattéo.
— Vite, Tahia ! cria-t-elle… Mattéo est en danger ! Approchons-nous !
L’animal donna quelques coups de nageoire pour accélérer sa course.
— Mattéo ! Mattéo !… Tiens bon ! hurla-t-elle dans sa direction.
Perché sur un ridicule rocher au-dessus du vide, Mattéo les aperçut à son tour et s’empressa de faire des signes de détresse avec ses bras. Cependant, alors qu’ils n’étaient séparés que d’une dizaine de mètres, Tahia, malgré son insistance, n’arrivait plus à avancer. Comme si elle butait sur un écran de verre qui l’empêchait d’aller plus loin.
Mattéo l’incitait à s’approcher encore un peu, mais les chutes d’eau faisaient un tel raffut que Poe ne l’entendait pas. Elle essayait de lui expliquer par des gestes désordonnés qu’elle ne parvenait pas à le rejoindre, comme si une force maléfique retenait le dauphin. Mais elle fut surprise par la réponse de son compagnon. Il lui sourit et hocha la tête pour lui confirmer qu’il avait compris ce qu’elle lui demandait…
— Que… Que fais-tu ? s’étrangla Poe qui le vit reculer pour prendre son élan… Non ! Ne fais pas ça !
Mattéo se mit à courir sur les quelques mètres de terrasse dont il disposait et se jeta dans le vide, les bras en avant pour saisir ceux de Poe. Horus piaillait de crainte, car il savait que la longueur à franchir par l’adolescent était bien trop longue. Effectivement, à mi-distance, il descendit peu à peu et s’éloigna progressivement de son amie. De son côté, sans pouvoir rien faire, étirant malgré tout ses bras dans sa direction, Poe vit Mattéo amorcer le début d’un gigantesque plongeon…
— Non ! Non !… Mattéo !… Non !
Horrifiée, la jeune fille observait sa chute vertigineuse. Horus décida de suivre son maître, et tout en dessinant des cercles autour de lui, il l’accompagna dans l’abîme… Suffoquant de douleur, Poe regardait les cataractes vers lesquelles se jetait Mattéo. Des tonnes d’eau qui se déversaient sur lui et qui allaient le broyer… Accrochée à Tahia, elle souffrait atrocement, comme si son cœur s’était arraché de sa poitrine. Et c’était bien son cœur qui venait de tomber du haut de la falaise, puisque le garçon qui disparaissait devant ses yeux était celui qu’elle aimait.
De désespoir, elle lâcha Tahia et sauta à son tour dans le précipice pour le sauver… ou pour mourir avec lui…
— Mattéo ! Mattéooo ! l’appelait-elle en sanglotant, se laissant aspirer par le vide…
Dans l’avion du PNC qui s’apprêtait à quitter le continent pour survoler la Mer de Chine méridionale, Poe se débattait sur son siège, entre Andrew et un infirmier. Ce dernier s’inclina vers Andrew et lui dit :
— Ce sont les drogues que je lui ai administrées qui perturbent son sommeil. Ne vous inquiétez pas. Je viens de prendre sa tension… Tout va pour le mieux.
Andrew bascula la tête pour le remercier de ses explications rassurantes. Mais en son for intérieur, il était vexé que cette fille qu’il trouvait si belle ne clame pas dans ses rêves, plutôt son nom que celui de Mattéo.
*
Les jeunes marchaient courageusement, sans se plaindre et sans s’arrêter. Ils s’en remettaient à GLIC pour les conduire jusqu’à un abri où ils pourraient attendre en toute tranquillité. Pendant ce temps, le conseil des sages suivait le déplacement des avions-cargos du PNC. Par ailleurs, ils cherchaient à trouver une nouvelle parade aux prochains et prévisibles assauts des troupes du Grand Maître.
Après avoir traversé de dangereux espaces accidentés, ils quittèrent progressivement les régions montagneuses pour atteindre des zones plus vallonnées. Là, GLIC les invita à prendre un chemin qui s’enfonçait dans une forêt de résineux. Celle-ci était si dense, qu’ils avaient l’impression d’entrer dans un tunnel végétal. La clarté du jour ne parvenait pas à transpercer la futaie et l’obscurité régnait en permanence autour des troncs dénudés. Ici, les arbres se faisaient concurrence et essayaient de se tenir aussi droits que possible. Ils devaient absolument s’élever au-dessus de leurs voisins, car seuls, ceux qui atteignaient les rayons du soleil pouvaient espérer vivre longtemps. Alors, dans cette course effrénée à la recherche de la lumière, les sapins, au fil des années, étaient devenus gigantesques. Par contre, aux pieds de leurs larges troncs, l’ambiance était plutôt lugubre, car, à la pénombre, s’ajoutaient également la fraîcheur et l’humidité. Un peu anxieux, ils s’aventuraient dans ce triste décor, malgré tout très parfumé.
— C’est effectivement une bonne cachette ! commenta Mattéo sur un ton ironique. Cependant, nous allons attraper la crève, ici… Toutes les conditions sont réunies pour être malade.
— Ne t’inquiète pas ! répondit le robot… Nous sommes bientôt arrivés. L’habitation que nous avons repérée se trouve juste à l’orée du bois.
Ils marchèrent encore plusieurs heures et finirent par déceler le ciel, derrière les derniers arbres qui ceinturaient la futaie. Aussitôt, tels des papillons attirés par les feux d’une lampe, ils accélérèrent le pas, pressés de s’extraire de cette sombre couverture végétale.
Ils couraient maintenant dans un paysage de rêve. Entre les conifères, dorénavant plus espacés, s’introduisaient les rayons lumineux d’un soleil couchant aux couleurs chaudes et dorées, ce qui contrastait avec le terrain glacé qu’ils venaient de traverser. Les sapins, à contre-jour, dessinaient des ombres chinoises du plus bel effet. Déjà, ils sentaient que l’humidité faisait place à un air plus clément et cela leur réchauffait le cœur. Mais lorsqu’ils sortirent du bois, ils se laissèrent tomber à terre, tellement le lieu était charmant. Une prairie descendait en pente douce jusqu’à une petite maison en bois, disposée au bord d’un lac, lui-même encerclé de forêts. Ce lac, si pur et immobile, était un magnifique miroir qui réfléchissait les nuages teintés par le soleil, comme la palette colorée d’un grand peintre.
Ils se regardèrent pour partager leur joie et furent émus de voir que leurs yeux brillaient du même espoir. Ils savaient qu’ils seraient bien, ici, loin de tous les malheurs qu’ils venaient d’endurer. Le calme de cette clairière était à l’opposée de la violence des chutes d’eau qui les encerclaient, il n’y a pas si longtemps. La quiétude qu’offrait ce petit coin de nature préservée était si douce par rapport à la brutalité des hommes du PNC. Cette maison de trappeur était un vrai refuge, fait pour partager de bons moments avec ses amis, et non pour subir les ordres d’un fou…
— Yahoo ! crièrent-ils pleins de fougue, dévalant la pente en direction de la cabane.
Ils s’étaient mis sur une seule ligne en se tenant par la main. Un immense sourire éclairait leurs visages. Ils croyaient de nouveau en la vie.
Ce fut Kimbu qui monta le premier les marches du petit escalier qui menait à la terrasse sur pilotis. Ses cinq amis s’étaient collés à lui et observaient gaiement, dans son dos, l’élégance des murs composés d’énormes rondins assemblés les uns sur les autres… « Du bel ouvrage, fait par la main d’hommes respectueux de leur terre », pensèrent-ils. « On se sentira bien dedans, c’est sûr ! ».
Kimbu saisit le petit loquet qui maintenait la porte fermée et le manipula avec douceur pour pouvoir l’entrouvrir. Tous, légèrement excités, voulurent entrer en même temps dans la maison. Mais l’encadrement était trop étroit et ils durent accepter de franchir le seuil un par un.
— Oh !… Regardez ! s’exclama Indra… Un bouquet de fleurs sur la table. On nous attendait !
Ils rirent gaiement devant ce pichet en bois qui ne contenait pas une goutte d’eau. Cependant, la belle composition de ces fleurs séchées démontrait la sensibilité des anciens habitants. C’était d’un bon présage…
La maison était bien rangée. Les propriétaires l’avaient quittée avec respect. Dans cet endroit si simple, les adolescents, intimidés par tant de soins, comprirent très vite que les gens qui avaient vécu ici se trouvaient en profonde harmonie avec leur environnement.
— Il y a de quoi manger ! annonça Mattéo qui découvrait à l’arrière, dans un appendice, des charcuteries qui pendaient au plafond. Sur des étagères, reposaient aussi des conserves et quelques fromages.
Pendant que Rachid démarrait un feu dans la cheminée et que chacun visitait la maison dans les détails, Mattéo regagna la petite terrasse pour admirer une nouvelle fois, tant qu’il faisait jour, le beau panorama. Son fidèle compagnon, Horus, se tenait déjà sur la rambarde. Il s’accouda près de lui, sur le rondin en bois qui faisait office de balustrade, et baissa la tête au-dessus de l’eau. Son visage se reflétait à la surface et il s’étonna soudain de voir celui de Poe remplacer le sien, petit à petit.
Il se pencha un peu plus près pour mieux la contempler, se gardant bien de toucher la nappe liquide pour éviter que l’image ne s’efface. Comme elle lui souriait, il s’empressa de lui sourire aussi, même s’il sentait dans son cœur un douloureux pincement… Tout en admirant son charmant minois, il essayait de saisir la vérité dans son regard. « Tu me souris pour que je ne m’inquiète pas », se disait-il. « Pourtant, j’ai peur pour toi… J’aimerais tant te serrer dans mes bras et pouvoir te dire que ce cauchemar est fini. J’aimerais tant que tu sois avec nous, à profiter avec nos amis de ce petit coin de bonheur ! »
Mattéo ne quittait plus le doux visage de Poe qui lui exprimait sa joie, comme si elle se moquait tendrement de lui, afin qu’il garde encore un peu d’espoir pour croire en l’avenir. Afin qu’il ne perde pas son humour pour affronter la réalité. Afin qu’il conserve pour elle toujours un peu d’amour… « Je vais bientôt venir te chercher », continua-t-il à penser, pendant que des larmes humectaient ses paupières et lui picotaient les yeux… « Ne perds pas courage, Poe ! Ne perds surtout pas courage ! »
Sans qu’il s’en aperçoive, une larme tomba dans l’eau, au milieu du front de celle qu’il aimait. Le beau miroir se troubla et pendant que des ronds se dessinaient à la surface, le visage de Poe disparut… et le soleil aussi, derrière l’horizon.