© Paul Maraud, 2018, pour le texte. Tous droits réservés.
© Éditions Semis de mots, 2018. Bordeaux – Nouvelle Aquitaine
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, décembre 2018.
Dépôt légal : décembre 2018
2152
Quatrième période
« Je vais te confier une mission ! »
À l’intérieur de Thalie
Andrew se promenait dans la vaste salle où s’étaient rassemblés tous les jeunes qui avaient choisi de le suivre plutôt que de fuir avec Mattéo. Il les observait, à nouveau beaux et propres, revêtus de leurs tuniques neuves comme aux premiers jours. Lorsqu’il passait devant eux, ses amis lui adressaient un sourire reconnaissant pour avoir su regagner la confiance du Grand Maître. Sans rien laisser paraître, il savourait en son for intérieur l’estime que lui vouaient ses camarades, de ne plus avoir à vivre l’enfer qu’ils avaient connu en prison.
Andrew avait déjà beaucoup appris ces derniers jours au contact du Grand Maître, depuis qu’il l’avait nommé de façon solennelle « interlocuteur principal ». Cette importante fonction lui permettait d’accéder à une petite parcelle de pouvoir, car pour toute réclamation ou suggestion, les adolescents devaient à l’avenir s’adresser à lui. Andrew était devenu l’incontournable responsable des jeunes en cas de problèmes pour communiquer avec le Grand Maître.
En contrepartie, cette nouvelle charge l’obligeait à s’organiser pour que tout se passe bien dans la cité et surtout, à faire en sorte que ses amis adhèrent désormais sans faille au parti…
Alors qu’il se préparait à monter sur l’estrade pour faire son premier discours, Andrew se rappelait la proposition que lui avait faite le Grand Maître quand il l’avait sollicité pour réintégrer le Parti de la Nouvelle Chance… « Si tu me prouves que tu es capable de commander tes amis », lui avait-il dit, « je ferai de toi quelqu’un de puissant au sein du PNC. Par contre, si tu échoues, tu disparaitras à jamais de ma vue ! »…
Andrew tapa deux coups discrets sur le micro avec son doigt pour vérifier qu’il était bien branché, puis s’adressa à la communauté d’adolescents qui était prête à l’écouter…
— Mes amis ! dit-il, comme il est bon de se retrouver enfin ensemble, à la place qui nous était réservée depuis le début…
De son bureau, assis dans son fauteuil, le Grand Maître suivait attentivement la scène qui était retransmise en direct, en compagnie de son acolyte, le chef de la BS.
— Je suis heureux de vous annoncer une excellente nouvelle ! continua-t-il. Le Grand Maître accepte d’oublier les derniers malentendus qui nous ont opposés à son Parti. Il reconnaît que la faute de cette discorde est entièrement due à la mauvaise influence de Mattéo Torino. Il pense qu’il a agi par pur égoïsme, ne supportant pas l’idée de partager le bonheur que le PNC souhaitait nous offrir… Mais moi, si vous me faites confiance, je vous promets de faire tout mon possible pour entretenir de bonnes relations avec le chef du PNC. Je veillerai à ce qu’il continue à nous gâter et à nous assurer le confort qu’il a toujours voulu nous donner !
La foule se leva enthousiasmée et approuva l’annonce que leur nouveau leader venait de faire. C’était le délire dans la salle…
— Écoutez-moi !… Écoutez !…
Andrew tapa quelques coups sur son micro pour demander le calme et s’exprimer à nouveau…
— Écoutez !… J’ai appris que les chercheurs du PNC avaient réussi à mettre au monde des clones de Mattéo…
— Hou, hou ! crièrent-ils tous en chœur, en entendant le prénom de « Mattéo ».
— Et savez-vous ce que le Grand Maître prépare avec ces clones ?… Non ?
L’assistance se tut… Elle voulait connaître la réponse…
— Il souhaite en faire de terribles guerriers qui partiront à la recherche de Mattéo Torino pour le punir, ainsi que de tous ceux qui s’opposent au PNC ! insista Andrew.
— Ouah ! Bravo ! approuva le jeune public. Vive le Grand Maître !… Vive Andrew !
Tous se mirent à chanter et à danser de satisfaction. Pendant qu’Andrew était acclamé par ses amis, Anikeï Bortch regarda Number one dans les yeux et lui confia :
— Une bonne recrue, ce petit !… Nous allons continuer sa formation… J’ai le sentiment qu’il nous sera bien utile…
*
L’ambiance n’était pas aussi euphorique à l’intérieur de Thalie. Même s’ils étaient bien protégés par les portes blindées de la cité, les opposants au Parti avaient pris conscience qu’ils s’étaient piégés tout seuls en se retranchant dans cette troisième partie de la base du PNC. Maintenant qu’ils étaient encerclés par la BS, ils ne pouvaient plus sortir sans se faire tirer dessus. Ils avaient le sentiment d’avoir quitté leur gouffre immonde pour se retrouver dans une nouvelle prison plus confortable…
— Combien de temps tiendrons-nous ? s’interrogea James Groove qui s’était réuni avec Mattéo, CAR2241V et CAR6667L pour faire le point sur la situation.
— Faisons l’inventaire de toutes nos ressources en nourriture ! conseilla CAR2241V. La plus grande partie des provisions est stockée dans la cité d’Aglaé, mais il y a ici quelques chambres froides… Tant que nous avons de quoi manger, nous devons absolument dénicher un passage naturel pour nous évader. Cette roche est un vrai gruyère… Peut-être trouverons-nous une galerie qui rejoint l’extérieur du plateau ?
— Nous avons un autre souci ! ajouta Mattéo. Dix de nos jeunes sont extrêmement malades. Je les sens s’affaiblir un peu plus chaque jour et les soins que leur apportent les serviteurs du peuple n’y font rien… Je suis très inquiet pour Poe qui semble la plus atteinte.
— Ne pourrions-nous pas demander quelques conseils aux agents du QG400105 ? proposa James Groove.
— Très bonne idée ! approuva Mattéo qui aussitôt chercha à communiquer avec les hommes-miniature.
Quelques secondes plus tard, le portrait de Paméla Scott apparut sur le cadran de la montre de Mattéo. Après lui avoir expliqué la raison de son appel, elle lui confirma l’absence de médecin dans leur QG. Elle pouvait cependant mettre GLIC en relation avec l’équipe médicale de la CM55. Elle effectuerait une vidéoconsultation avec les personnes souffrantes comme ils avaient l’habitude de le faire… Rassuré, Mattéo s’empressa de rejoindre, avec le robot, le dortoir qui avait été aménagé en infirmerie. Dès qu’ils furent auprès des malades, GLIC se plaça en face du premier sujet qui paraissait bien fatigué. Le docteur fut mis en contact avec les réfugiés de Thalie et, à sa demande, Paméla Scott utilisa GLIC pour zoomer sur les parties du corps qu’il souhaitait ausculter plus en détail. Mattéo servait d’assistant en lui ouvrant la bouche ou en retournant un bras, ou bien encore en soulevant ses paupières… De petits gestes qui permettaient que cette consultation soit la plus efficace possible, malgré la distance.
Le praticien passa en revue les dix adolescents puis donna son diagnostic…
— Vos amis sont affaiblis, en raison d’un important problème de malnutrition ! expliqua-t-il à Mattéo et aux autres adultes présents dans la pièce. Certains d’entre eux sont plus touchés que d’autres et particulièrement la jeune Poe… Ces manques de vitamines et de minéraux empêchent les échanges indispensables qui ont lieu entre les cellules… et c’est tout le corps qui en fait les frais.
— Est-ce grave ? s’inquiéta Mattéo. On peut lui donner un traitement, n’est-ce pas ?
— Oui, effectivement ! reconnut le docteur. Mais j’ai peur que vous n’ayez pas ce qu’il faut sur place. Leur état nécessite une hospitalisation si l’on veut que les choses ne tournent pas mal. Ils ont besoin d’être perfusés et d’être surveillés de très près, en faisant des analyses de sang régulières…
— Que risquent-ils, dans le cas où ils n’auraient pas ces soins ? demanda Mattéo d’une voix tremblante.
— Autant vous apprendre tout de suite la vérité, reprit le médecin. Cela va entraîner de grosses complications à tous les niveaux de l’organisme, puis…
— Puis ? s’étrangla-t-il… Ne me dites pas qu’ils pourraient mourir ?…
— Malheureusement, si !… Mais nous n’en sommes pas encore là, poursuivit le docteur qui se voulait rassurant. Pour l’instant, ils doivent beaucoup boire et manger des fruits, des légumes frais… En avez-vous ?
Mattéo plongea sa figure dans ses mains… Soucieux, il demeura ainsi à réfléchir de longues minutes.
Lorsqu’il releva sa tête, ses compagnons s’inquiétèrent tellement il était pâle. Il restait muet de stupeur, sans bouger… Au bout d’un moment, il s’avança vers Poe comme un automate et s’arrêta au pied de son lit. Il s’assit à ses côtés et ne la quitta plus des yeux. Elle s’était déjà rendormie. Elle semblait calme…
Il se pencha lentement vers elle et se mit à pleurer de désespoir. C’en était trop… En peu de temps, il venait d’apprendre la mort de son père, il avait assisté à la disparition de sa mère et maintenant, on lui annonçait que celle qu’il aimait le plus au monde allait sans doute s’évanouir pour toujours.
— Non !… Non ! gémissait-il, les yeux collés dans le cou de Poe. Non !
*
Dans la cité de Thalie, les prisonniers s’étaient lancés à la recherche d’une échappatoire. Ils fouillaient les moindres recoins, scrutaient la roche derrière les cloisons et lorsqu’ils détectaient une ouverture dans le sous-sol, ils s’empressaient de l’explorer. Tous espéraient alors qu’elle leur permette de fuir en cachette…. Ils passèrent ainsi une journée entière à examiner la cité sans rien découvrir.
D’un autre côté, quelques serviteurs du peuple avaient fait le compte des provisions qu’ils détenaient. D’après eux, ils avaient de quoi tenir pendant au moins quinze jours sans problème. Ils avaient donc deux bonnes semaines devant eux pour trouver le moyen de sortir de là… Après, ils mourraient de faim ou ils devraient capituler. Cette perspective n’était pas réjouissante.
Ce soir-là, chacun racontait à son voisin ce qu’il avait observé dans la zone qu’il avait visitée. CAR6667L parla d’un lieu étrange qu’il venait de découvrir et dont il ne connaissait pas l’existence jusqu’à ce jour…
— Que dis-tu avoir vu dedans ? s’informa James Groove qui discutait avec lui.
— Une drôle de machine au-dessus d’une grande plaque en verre, lisse et horizontale, répondit-il.
Au fur et à mesure qu’il lui donnait plus de détails sur les éléments de cette curieuse pièce, James Groove fit le rapprochement avec la salle de miniaturisation de sa région. Il se rappelait ce que lui avait décrit un voisin, bien avant d’être kidnappé par les agents du PNC. Il lui proposa d’y aller avec CAR2241V et Mattéo…
— C’est effectivement ça ! confirma Serge Morille, en découvrant les lieux avec stupéfaction, grâce aux images transmises par GLIC… Vous disposez d’un centre de miniaturisation. Je suis sidéré de voir à quel point les espions du PNC étaient infiltrés à tous les niveaux dans notre organisation… Et vous vous doutez bien que la conception de ces centres était gardée secrète… C’est… C’est affligeant !
— Au contraire ! s’extasia subitement Mattéo devant cette machine… C’est la chance de notre vie !
— Que veux-tu dire ? lui demanda Serge Morille.
— Pour une fois que la situation tourne à notre avantage… Nous allons profiter de cette aubaine pour nous miniaturiser ! C’est le meilleur moyen de nous enfuir en toute discrétion !…
— Je préfère vous mettre en relation avec les sages de la CM1, proposa Serge Morille. Ils pourront discuter de tout ça avec les experts en miniaturisation.
La tête de GLIC éclaira soudain la cloison qui était devant eux et le robot projeta, en parallèle, la salle du conseil de la CM1 et le bureau technique du QG400105.
Ils pouvaient parler sur les trois sites en même temps…
— Je propose que nos ingénieurs vous assistent en direct pour manipuler cette machine et contrôler son fonctionnement. Nous devons minimiser les risques, suggéra le sage Peyo Bingo. Pouvez-vous décaler GLIC pour qu’il soit devant l’appareil ?
Quelques minutes plus tard, les prisonniers qui communiquaient avec les hommes-miniature se postèrent devant la machine et s’installèrent aux commandes du dispositif. Une fois en place, ils suivirent les instructions des spécialistes pour la mise en route…
— Nous allons faire un premier essai sur un légume ! conseilla l’expert, depuis la CM1.
Ils envoyèrent un serviteur du peuple chercher une plante dans les réserves. Il revint avec un oignon qu’ils posèrent sur la plaque en verre puis ils orientèrent dans sa direction le bras mobile de l’instrument qui se terminait par une parabole, munie d’un stylet central en céramique. Ils recopièrent scrupuleusement les paramètres qui leur étaient dictés depuis la cité marine et appuyèrent enfin sur le bouton de déclenchement du programme. L’oignon disparut sous leurs yeux en quelques secondes…
— Vous devez voir dans le viseur l’oignon diminué au millième sur la plaque en verre ! informa le scientifique.
Curieux de découvrir le résultat, ils se penchèrent chacun à leur tour sur la loupe géante de la machine et ils purent observer sur la plaque, la réduction parfaite du légume.
— Avant d’effectuer un test sur l’un d’entre vous, intervint de nouveau le sage Bingo, nous devons d’abord préparer votre évasion… Nos conseillers vous proposent, dès que vous serez tous miniaturisés, de vous rassembler dans le tiroir situé à la base de GLIC… Il vous transportera ensuite au QG400105, là où se trouve Serge Morille. Une fois rendus dans cette cité terrestre, son équipe organisera plus posément votre rapatriement jusqu’aux cités marines… Qu’en pensez-vous ?
— Nous sommes tout à fait d’accord ! approuvèrent-ils d’un commun accord.
— Parfait ! conclut le sage Bingo… Je vous laisse avec notre spécialiste pour vous seconder dans vos préparatifs. Posez-lui toutes les questions que vous voulez… À très bientôt parmi nous !
Le technicien de la cité marine reprit sa place pour orchestrer les opérations et les interrogea aussitôt…
— L’un d’entre vous est-il prêt à se porter volontaire pour le test humain ?
James Groove avança sans hésiter pour se mettre devant ses compagnons et se proposa pour effectuer l’expérience…
— Écoutez-moi bien James… je vais vous demander de vous défaire de vos vêtements et de monter ensuite sur le rectangle de verre ! expliqua-t-il… Lorsque j’enclencherai le processus de réduction, vous allez ressentir quelques vertiges puis vous vous évanouirez… Ne vous inquiétez surtout pas, car cette phase est normale… Je vous conseille donc de rester coucher au sol pour votre confort… Je vous observerai jusqu’à votre réveil. Si tout va bien, vous me ferez un signe de la main et vous irez rejoindre le robot pour vous installer dans son tiroir. À partir de ce moment-là, vous n’en sortirez plus. GLIC se tiendra à la même place tant que vous ne serez pas tous à l’intérieur. Ensuite, les agents du QG400105 gèreront votre rapatriement… C’est compris ?
— Ça marche ! acquiesça James Groove.
— Si, comme je l’espère, votre miniaturisation se passe bien, ajouta l’ingénieur, nous procèderons immédiatement à la diminution de vos compagnons pour ne pas perdre de temps.
Le rapetissement de James Groove fut un succès. Du coup, les autres prisonniers s’empressèrent de faire la queue pour être réduits à leur tour.
— Ne pourrions-nous pas commencer par les dix malades ? proposa Mattéo au technicien.
— Les malades ? s’étonna le spécialiste. De quels malades parlez-vous ?… Je ne suis pas au courant !
— Le médecin de votre cité marine a ausculté dix de nos amis présentant de graves problèmes de malnutrition ! expliqua Mattéo. Comme nous sommes entrés en contact directement avec vous, je pense que l’information n’est pas passée.
— Mais, cela ne va pas du tout ! déclara le conseiller. Ce n’est pas possible ! Je ne peux pas agir sur eux !
— Comment ça ? s’indigna Mattéo… Vous n’avez donc miniaturisé aucun malade ?… Vous les avez abandonnés ?
— Bien sûr que non ! répondit-il. Mais, pour intervenir sur les personnes souffrantes, nous avions dans nos centres une deuxième machine reliée à la première. Elle permettait de procéder à une réduction par étapes pour empêcher la déformation de leur ADN !
— Je suis désolé, Monsieur, mais je ne saisis rien de vos explications !
— Je veux vous faire comprendre que la miniaturisation des sujets malades nécessite une aide particulière pour éviter que les informations génétiques qu’ils portent en eux ne soient perturbées. Sinon, ils risquent de mourir !… La machine que vous avez à votre disposition ne possède pas cette partie annexe indispensable…
Une fois encore, à l’annonce de cette terrible nouvelle, le cœur de Mattéo tambourina violemment dans sa poitrine… Il n’y avait donc plus aucun espoir pour sauver Poe.
Le module guêpe
Le feu crépitait au milieu du petit groupe et des étincelles montaient en tourbillonnant dans le ciel chargé d’étoiles. Les élèves des « Iris » se serraient les uns contre les autres pour se tenir chaud et surtout pour se rassurer. C’était leur première nuit dans ce monde sauvage. Ils avaient vu suffisamment de documentaires animaliers au pensionnat pour savoir que, dans ces contrées, les bêtes qui chassaient la nuit n’étaient pas des plus tendres.
Leurs beaux visages irradiés par les flammes se coloraient de rouge, de jaune et d’orange. Juste derrière eux, c’était le noir profond, l’inconnu, le mystère, le froid…
Ils se taisaient, ils écoutaient, ils ne respiraient pas trop fort pour entendre le moindre bruit qui pouvait paraître suspect. Petit à petit, ils se tournèrent vers Lilou et ils prirent peur…
Ils se remémoraient la scène où, dans le pensionnat, alors qu’ils s’étaient retranchés dans le village de Gallo pour résister à l’hiver, Lilou leur avait fait part de ses angoisses. Ils n’avaient plus d’électricité et la dernière bouteille de gaz qu’ils avaient en réserve venait de se vider… Elle comprit ce jour-là qu’en perdant l’énergie, ils reculeraient fatalement dans le temps. Elle avait manifesté sa crainte de revenir à l’âge préhistorique. Or, ce soir, la prophétie de Lilou semblait se réaliser. Tous ces événements les avaient progressivement transportés à la première page du livre de l’humanité, dans le berceau des premiers hommes.
Aucun d’entre eux ne parlait…
— Pourquoi me regardez-vous comme ça ? s’inquiéta subitement Lilou devant ses amis qui l’observaient. J’ai fait quelque chose de mal ?
Personne n’osait réagir…
— Mais exprimez-vous, bon sang ! insista-t-elle. Je suis si laide que ça ?… J’ai la figure pleine de boutons ?
— Non, Lilou ! répondit Jade Toolman, de sa voix calme et réconfortante. En nous retrouvant ici, ensemble, démunis de tout, nous réalisons comme tu avais raison cet hiver quand tu te souciais de notre avenir, lorsque nous étions à Gallo… Maintenant que nous sommes sur le continent africain, nous allons connaître ce que nos ancêtres ont vécu autrefois… La peur de perdre notre unique trésor… Ce beau feu qui est devant nous et dont nous ne pourrons plus nous passer si nous voulons rester en vie !
Jade Toolman avait crevé l’abcès en prenant la parole et chacun en profita pour se joindre au débat… Ils devaient reprendre confiance et ne surtout pas sombrer dans la paranoïa. Ils savaient que c’était comme cela qu’ils aborderaient cette nouvelle épreuve avec sérénité….
— Chut ! intervint soudain Colin pour demander le silence. Vous avez entendu ?
Ils se turent tous et aussitôt, sans bouger de leurs places, ils cherchèrent à capter ce qu’avait cru percevoir Colin… Ils discernèrent effectivement des craquements de brindilles à une dizaine de mètres vers la droite. Presque en même temps, un autre bruit sur la gauche… Puis un autre devant… Pourtant, ils ne distinguaient rien. Ils se sentaient espionnés. Mais, de toute façon, personne ne souhaitait aller voir de plus près ce qui se passait et prendre le risque de s’éloigner, même pour récupérer les deux fusils qu’ils possédaient dans l’avion. Ils préférèrent se rapprocher encore plus près du feu, prêts à saisir une bûchette incandescente pour se défendre en cas d’attaque… Maintenant, ils en étaient sûrs, plusieurs animaux se déplaçaient autour d’eux… « Combien sont-ils à nous encercler ? », pensaient-ils, affolés. Ce mouvement incessant dura toute la nuit… Toujours en alerte, aucun n’osa dormir malgré la fatigue et ils durent lutter de toutes leurs forces contre le sommeil pour rester attentifs…
Le calme revint à l’aube. Les bêtes sauvages semblaient avoir déserté l’endroit. Les pensionnaires des « Iris » attendirent patiemment que le soleil éclaire suffisamment les alentours pour enfin s’écarter du feu protecteur. Pendant qu’ils scrutaient prudemment les environs, ils découvrirent avec stupeur de nombreuses empreintes qui encerclaient le lieu de camp…
— À votre avis, c’est quoi comme animal ? demanda Violette à Jade Toolman en examinant les traces de pas, clairement gravées dans la terre humide.
— Il n’y a aucun doute ! s’étrangla-t-elle, impressionnée par le dessin des importants coussinets. Ce sont des lions !… De très gros lions !
— Vous voulez dire que nous avons passé toute la nuit à côté de ces fauves ? ajouta Violette consternée. Mais, ils auraient pu nous dévorer ! C’est affreux !
— Oui, tout à fait ! avoua Jade Toolman, tout aussi stupéfaite. Je pense qu’ils n’ont pas osé s’approcher du feu… Par contre, ce ne sera peut-être pas le cas la prochaine fois… Nous avons eu beaucoup de chance.
*
— Assurez-vous que toutes les issues soient bien fermées ! ordonna le lieutenant Crocus à ses hommes. Jiao, je compte sur vous pour rester concentrée pendant toute la manœuvre ! Nous n’aurons droit à aucune erreur !… C’est bien compris ?
— Compris, mon Lieutenant ! confirma-t-elle en s’emparant des commandes du module guêpe.
L’oxygène se faisait de plus en plus rare dans le petit espace non inondé de la cabine de l’avion, enfoncée dans le marais. Plutôt que d’attendre de mourir asphyxiés, Emile Crocus avait décidé de quitter les lieux. Pour cela, ils prendraient le risque de plonger dans l’eau en longeant la paroi du zinc jusqu’à ce qu’ils trouvent une échappatoire.
Tout le long de la cloison, pendant la manœuvre, Jiao Kiping devrait s’assurer de la bonne accroche du module. S’ils perdaient par mégarde ce contact, la légèreté de l’appareil les ferait remonter aussitôt à la surface comme une bulle d’air… Ils se retrouveraient alors une nouvelle fois piégés dans ce recoin qui pourrait bien devenir leur tombeau.
— C’est parti ! annonça Jiao Kiping, alors que la tête du module pénétrait dans l’eau trouble.
— La visibilité est vraiment médiocre ! grogna le lieutenant Crocus. Pourvu que nous arrivions à trouver le bon chemin rapidement. Maintenant que nous sommes sous l’eau, notre autonomie en oxygène se réduira de minute en minute…
Jiao Kiping préférait avancer lentement. Pour l’instant, les griffes terminales des pattes du module semblaient se fixer sans problème à la paroi tapissée d’un tissu synthétique. Elle ne posait une nouvelle patte en avant que lorsqu’elle s’était assurée que les cinq autres étaient bien agrippées. Sa patience impressionnait le lieutenant mais il ne dit rien car, par prudence, il ne voulait surtout pas la distraire… Leurs vies dépendaient de la précision de sa conduite.
— Nous atteignons la jointure du pare-brise ! se réjouit le lieutenant Crocus… Dès que nous trouverons la zone qui est fracturée, nous serons sauvés.
La pilote s’engagea sur la partie lisse de la vitre avant de l’avion avec une certaine appréhension…
— Je n’arrive pas à adhérer correctement à la surface ! se plaignit-elle. Je n’ose pas aller plus loin. C’est trop risqué !
— N’est-ce pas plus dangereux de rester ici sans pouvoir rien faire ? rétorqua le lieutenant Crocus. Essayez encore une fois !
Par précaution, Jiao Kiping enfonça fermement les griffes des deux pattes arrière dans le textile, avant de poser les autres membres du module sur le pare-brise. Dès que ceux-ci furent en contact avec la vitre, ils glissèrent dans tous les sens et l’appareil se déstabilisa. N’ayant plus assez de points de fixation, il fut soudain attiré vers le haut et se retourna brusquement, le dos contre la cloison. Le module resta ainsi retenu par les deux pattes encore plantées dans le tissu, à résister contre cette puissante attraction qui le poussait vers la surface.
— Heureusement que j’avais anticipé l’ancrage du module ! souffla Jiao Kiping en s’adressant au lieutenant. Je vous avais dit que cette manœuvre n’était pas une bonne idée !
— Pouvez-vous remettre le module à l’endroit, Jiao ? demanda le lieutenant Crocus. Nous devons à tout prix nous fixer de nouveau à la cloison…
Après plusieurs tentatives, Jiao Kiping réussit enfin à repositionner la guêpe dans le bon sens. Rassurée, elle s’informa auprès de son chef pour savoir ce qu’il souhaitait faire.
— Je propose que nous contournions le pare-brise jusqu’à sa partie la plus basse ! dit-il. Autant utiliser cette force d’aspiration à notre avantage. En nous laissant glisser sur la surface de la vitre pendant la remontée, nous finirons par atteindre la zone fracturée et nous serons éjectés naturellement de cet avion de malheur… Qu’en pensez-vous ?
— Je suis d’accord ! acquiesça Jiao Kiping qui orientait déjà leur engin dans la bonne position.
Au même moment, un membre de l’équipage annonça que l’indicateur d’oxygène ne prévoyait plus qu’un quart d’heure d’autonomie.
— De toute façon, renchérit la pilote, nous n’avons plus trop le choix… Soit cette solution marche, soit nous pouvons nous dire adieu !
Jiao Kiping sentait une résistance importante qui freinait l’appareil au fur et à mesure qu’elle descendait en profondeur. La pression sous l’eau augmentait et elle avait le sentiment qu’à chaque pas, le module peinait de plus en plus pour avancer… « Il ne manquait plus que ça ! », pensa-t-elle, « pourvu que le moteur ne lâche pas ! »… Elle préféra garder cette inquiétude pour elle, réalisant que cela ne changerait pas grand-chose à leur triste situation, sinon ajouter un peu plus de stress à tout l’équipage…
— Alerte ! hurlèrent les occupants de l’appareil. Il y a des infiltrations d’eau !
Ils regardaient tous, effarés, les filets de liquide limoneux qui giclaient à l’intérieur du module, soumis à de fortes contraintes physiques.
— Notre module guêpe est plutôt fait pour voler que pour jouer au sous-marin ! constata le lieutenant Crocus. C’est ce que je craignais le plus… Nous avons atteint ses limites… Nous n’y arriverons pas !
Mais la pilote n’écoutait plus personne. Elle continuait à mettre une patte devant l’autre tant que cela était possible. Les hommes de l’équipage tentaient d’obstruer les fuites mais rien n’y faisait. Ils avaient maintenant de l’eau jusqu’à la ceinture.
— Plus que trois minutes d’autonomie ! hurla avec angoisse le technicien qui surveillait son cadran.
— Ça suffit, Jiao ! déclara le lieutenant Crocus, recouvert d’eau jusqu’à la poitrine. Nous pouvons lâcher prise ! Avec un peu de chance, nous serons dans une inclinaison favorable…
— Je m’accorde encore une minute ! proposa-t-elle en manœuvrant son appareil comme un automate. Je préfère ne pas miser sur la chance !… Plus nous serons bas, plus nous serons dans le bon axe par rapport au centre du pare-brise !
— Mais nous n’avons pratiquement plus d’oxygène ! insista Emile Crocus. Nous devons aussi prévoir le temps de la remontée !
— Plus qu’une minute d’oxygène ! vociféra le technicien dont seule la tête dépassait de l’eau…
— OK ! Je lâche tout ! annonça Jiao Kiping qui replia les pattes sous la partie ventrale de l’appareil avant d’abandonner les commandes. Nous n’avons plus qu’à espérer que votre idée soit la bonne !
Le dos du module se colla contre la face interne du pare-brise et la navette artificielle entama une lente et régulière ascension… Comme l’avait prévu le lieutenant Crocus, l’angle de la plaque de verre était suffisamment ouvert pour permettre à l’engin de glisser. Par chance, la carlingue du module guêpe disposait encore d’assez d’air pour qu’il remonte à la surface…
Lorsqu’ils atteignirent la partie éclatée du vitrage, ils furent aspirés en dehors de l’avion et se hissèrent à la verticale comme un ballon dans le ciel.
— Vingt secondes ! s’exclama Jiao Kiping. Nous avons mis vingt secondes pour nous extraire de ce piège !
Le module avait rejoint l’air libre et flottait maintenant en position retournée, couché sur les ailes, au milieu de l’étendue marécageuse. Jiao Kiping reprit le contrôle de sa machine et se dépêcha de faire vibrer ses ailes pour les utiliser comme des rames et se déplacer vers les herbes les plus proches. Elle finit par atteindre la feuille d’une plante dont l’extrémité pointue plongeait dans l’eau. La pilote s’accrocha au végétal et monta dessus jusqu’à trouver un petit périmètre sur lequel ils pouvaient enfin souffler sans danger.
Elle entrouvrit légèrement les portes afin que l’eau s’échappe du vaisseau et elle s’orienta face au soleil pour que ses rayons sèchent l’appareil…
— Hourra ! crièrent les passagers, en voyant le niveau du liquide boueux baisser tout à coup.
Ils étaient sauvés…
*
Les pensionnaires des « Iris » n’avaient pas eu à palabrer très longtemps pour savoir comment organiser leur première journée… Aucun d’entre eux ne souhaitait revivre une nouvelle nuit aussi terrifiante, en restant sans défense au milieu des animaux sauvages. La priorité des priorités consistait donc à trouver le moyen de se protéger. Concevoir un lieu où ils se sentiraient à l’abri…
Tout d’abord, ils pensèrent fabriquer une cabane dans l’arbre majestueux qui était à côté. C’était un acacia dont les épines imposantes les firent changer d’avis…
— Mais pourquoi ne récupèrerions-nous pas les quelques moellons et parpaings de la maison en ruine qui se situe en bout de piste ? suggéra Lucas. Avec un peu de terre et de sable, nous pourrions faire une sorte de ciment pour les assembler…
— Effectivement ! reconnut Alban Jolibois. Nous pourrions bâtir un muret circulaire qui nous servirait dans un premier temps de rempart. Nous pourrons ensuite le recouvrir de branchages pour faire la toiture.
— Je propose que l’on stocke toutes les pierres par petits tas en fonction de leurs calibres ! dit CAR7C. Cela sera plus facile pour choisir les matériaux lorsque nous construirons notre abri… Allez, ne perdons pas de temps ! Suivez-moi !…
CAR7C prit naturellement les opérations en main et il s’engagea le premier vers les ruines, suivi des adolescents, très motivés… Dès qu’ils furent sur place, CAR7C monta sur le premier amoncellement de parpaings qui était devant lui et, sans transition, attrapa les premiers cailloux, jetant sur sa droite les plus petits et sur sa gauche les plus gros…
Il se retourna vers les jeunes en faisant de grands gestes pour leur dire qu’ils pouvaient le rejoindre et faire comme lui…
— Attention ! cria Lucas effrayé. Derrière vous !… Il y a un serpent !
Un long reptile de couleur noire fonçait sur lui en levant sa tête à plus de cinquante centimètres du sol. Sa vitesse était impressionnante… Curieusement, au lieu d’avoir peur et de s’enfuir, il semblait déterminé à défendre les limites de son territoire que CAR7C venait de franchir inconsciemment. Devant l’agressivité du serpent, le serviteur du peuple s’empressa de reculer pour sortir de ce tas de pierres dans lequel il n’était pas à l’aise.
Mais l’animal qui était déjà pratiquement à son niveau, tendit brusquement son cou vers le tibia de sa jambe gauche et le mordit.
— Aïe ! hurla d’effroi et de douleur CAR7C, en tombant au sol.
Comme si cela ne suffisait pas pour dissuader son adversaire, le serpent noir planta ses crocs une deuxième fois dans sa cuisse, puis souleva sa tête au-dessus de lui en continuant à le surveiller d’un air menaçant… CAR7C rampait sur les décombres pour tenter de s’éloigner de son agresseur.
Pendant ce temps, Lucas, José, Colin, Roméo et Salem lançaient sur l’animal combatif, tous les cailloux qui étaient à portée de leurs mains. Face à ces salves de pierres, le reptile finit par rebrousser chemin et disparut sous les ruines de l’édifice…
Le serviteur du peuple, complètement affolé, gesticulait dans tous les sens. Les autres membres du groupe étaient venus les rejoindre, alertés par les cris…
— Je suis foutu ! sanglotait CAR7C. Je suis foutu !
— Que s’est-il passé ? demanda CAR123A à Lucas.
— CAR7C s’est fait mordre par un grand serpent noir qui s’est littéralement jeté sur lui ! répondit-il en tremblant, encore choqué par la violente scène qui s’était déroulée devant lui. Je n’avais jamais vu une bête aussi rapide et aussi agressive !
— Je vais mourir ! s’étrangla CAR7C en s’agrippant à la manche de CAR123A. Je vais mourir !
Jade Toolman expliqua qu’un serpent qui se comportait de la sorte ne pouvait être qu’un « Mamba noir »… Un reptile à la morsure hautement venimeuse dont seul un sérum approprié pouvait le sauver.
CAR7C sentait des fourmillements aux extrémités de ses membres. D’un regard suppliant, il cherchait son ami qui l’attrapa par le bras pour le rassurer. Mais déjà, il s’effaçait petit à petit de sa vue…
— CAR123A ? gémissait-il, CAR123A ?… Je… Je ne te vois plus ! Je ne vois plus rien !…
Puis l’homme se mit soudain à transpirer abondamment. Sa bouche déborda de salive et sa langue trembla bizarrement, de façon spasmodique. Il vomit… Son corps, raide comme du bois, ne réagissait plus… Il sembla ne plus pouvoir attraper d’air et sa peau se colora de rouge avant de virer au violet… Lorsque ses muscles se relâchèrent enfin, il était mort.
Pendant qu’ils pleuraient tous autour de CAR7C, Lilou s’approcha de Pierre Valorie et lui saisit discrètement la manche pour le faire sortir du groupe. Le directeur se tourna vers elle et s’inquiéta de la voir aussi troublée… Pensant qu’elle avait besoin de réconfort, il chercha les mots qui pouvaient la rassurer…
— Je sais, Lilou, murmura-t-il. C’est très dur ! Assister à la mort de quelqu’un dans ces conditions, c’est évidement quelque chose de…
— Non, Monsieur !… Ce n’est pas ça ! répliqua-t-elle. C’est…
— C’est quoi, alors ? lui demanda-t-il, un peu perplexe.
— C’est le feu !… Il s’est éteint ! Nous n’avons plus de feu !
— Quoi ?…
La formation des clones
Confortablement installé devant une table appétissante, l’amiral Flower racontait ses exploits avec entrain au comte de la Mouraille. Tout en parlant, il regardait de temps en temps la belle décoration qui brillait sur son poitrail.
Le comte lui avait donné, pour le féliciter du succès de sa mission, le titre de « Grand Chevalier du PNC ». L’officier aimait les honneurs et il était fier de cette nouvelle distinction, comme aussi de déjeuner en tête à tête avec son ministre…
— Régalez-vous, mon cher Amiral ! lui dit le comte de la Mouraille en lui présentant les mets délicieux qui étaient sur la table. Vous l’avez bien mérité… Je suis très content de vous… Sachez que lorsque nous aurons retrouvé notre taille réelle, je veillerai à ce que le Grand Maître vous propose une place au sein du haut commandement.
— Oh, merci Comte ! se réjouit l’amiral Flower.
— Racontez-moi encore une fois comment vous avez réussi à vous extraire de la gueule du requin… Je ne m’en lasse pas… Ah, ah !
*
Pendant que le comte de la Mouraille faisait bombance avec son officier de marine, le nouveau trio composé d’Antonio Lastigua, Karim Waren et Théo Boz, travaillait sans relâche pour trouver la fameuse formule qui permettrait aux hommes-miniature de retrouver leur taille normale. La tête au-dessus de son microscope, le professeur Waren s’entretenait avec son homologue…
— Ils m’ont eu de la même façon !… Soit je contribuais à leurs recherches, soit ils faisaient sauter toutes les cités marines… Que pouvais-je faire d’autre qu’accepter ?
— Vous avez bien fait, Karim ! reconnut le professeur Boz. Ces hommes n’auraient pas hésité une seconde à éliminer nos compatriotes… Je vous informe que le Grand Maître a lancé ses missiles sur nos QG ! Si les jeunes avec qui nous étions en contact n’avaient pas pu introduire notre robot dans leur centre informatique pour dérégler leurs calculs, nous ne serions plus là aujourd’hui pour en parler… Ils sont sans pitié !
— Qu’ont-ils fait de vos compagnons ? lui demanda le scientifique.
— Ce Comte de malheur m’a expliqué avec un sourire fourbe que j’avais un mois pour obtenir un résultat !… Passé ce délai, chaque jour de retard, il déposerait l’un d’entre eux dans la fourmilière d’à côté qui, parait-il, est très active !… Il a poussé le sadisme jusqu’à dire qu’il les laisserait choisir leur ordre d’exécution… Quelle ordure !
— C’est tout à fait lui ! approuva Karim Waren. Je l’imagine bien vous présenter ça !
— Un des membres de notre organisation est geôlier ! intervint Antonio Lastigua. Nous allons faire notre possible pour les libérer à temps. Mais, de toute manière, nous devons trouver cette maudite formule ! Ce sera plus simple pour tout le monde…
— Vous avez raison ! confirma le professeur Boz en se replongeant dans l’observation de ses cellules.
*
Les soldats de la CM57300 qui avaient survécu à l’attaque du caisson et qui s’étaient réfugiés dans le module scarabée avaient tous été regroupés dans les sous-sols du temple du soleil. À l’intérieur de ces cachots glacés, ils attendaient que le comte de la Mouraille décide de leur sort. Cinq brigadiers à la stature imposante ouvrirent la porte du local pour y déposer leur pitance. Les prisonniers étaient attachés par les chevilles à une chaîne fixée au mur. Au pied de chaque homme étaient rangés un petit bol pour manger et une couverture pour dormir.
— Que personne ne bouge pendant le service ! hurla le plus gros des gardiens en frappant sa louche contre la marmite de soupe. Si l’un d’entre vous ne respecte pas la consigne, nous arrêtons la distribution et vous pouvez dire adieu à votre repas !…
Après son annonce, il plongea sa grande cuiller dans le chaudron que tenaient deux de ses collègues et remplit les récipients les uns après les autres. Le quatrième brigadier suivait les porteurs de potage et donnait un bout de pain à chacun pendant que le dernier soldat surveillait le moindre mouvement depuis la porte. Soudain, le gros sac bourré de pain se déchira et toutes les tranches s’éparpillèrent devant le prisonnier qui était assis en face de lui…
— Ne fais pas un geste ! cria le serveur au détenu.
Il se précipita par terre et balaya négligemment les morceaux avec son bras pour regarnir rapidement son cabas en mauvais état. Puis il prit la dernière tranche épaisse qui restait au sol et la remit dans la main de l’homme enchaîné…
— Tiens ! Voilà ton dû ! lui dit-il en le regardant fixement dans les yeux.
Le prisonnier remarqua son clin d’œil discret et sentit un objet dur sur la paume de sa main, enfoncée secrètement dans la mie du pain. Il inclina la tête pour le remercier et ne prononça aucun mot… Lorsque tout le monde fut servi, les hommes de la BS se rassemblèrent vers la sortie et donnèrent l’autorisation aux détenus de manger.
Dès qu’il entendit la porte se fermer à double tour, le captif souleva son morceau de pain : une clé était cachée dedans. Spontanément, il l’approcha de l’anneau métallique qui entourait sa cheville droite et chercha à l’enfoncer dans la serrure. Elle s’y introduisit facilement… Il fit pivoter la clé vers la gauche et la manille s’ouvrit en deux. Il était libre… Son voisin lui demanda sa clé pour essayer à son tour…
— Ça marche ! se réjouit-il en se débarrassant, lui aussi, de ses fers.
La clé passa ainsi de main en main et chaque prisonnier put, l’un après l’autre, s’affranchir de sa chaîne. Ils se mirent alors à réfléchir à la façon dont ils pourraient quitter les lieux…
*
De l’autre côté de l’océan, dans la base du PNC, Susie Cartoon convia le Grand Maître à venir voir les jeunes clones suivre leur formation… Malgré ses réticences, elle tenait absolument à ce qu’il assiste à quelques étapes de leur évolution.
La scientifique avait été choquée par la première réaction de son chef pendant la naissance des clones. Elle ne comprenait pas comment il avait pu être déçu, face à ces êtres en pleine découverte de leur corps et de leur environnement. Par ailleurs, le désir récent des adolescents d’adhérer à la cause du PNC avait contribué à ce qu’il se désintéresse un peu plus de ce programme. Depuis quelque temps, Susie Cartoon sentait que l’influence du jeune Andrew augmentait au détriment de la sienne et elle ne pouvait supporter ce brusque revirement de situation. Elle était persuadée que son projet était le meilleur et elle allait le lui prouver pendant cette visite…
— Bonjour, Grand Maître ! l’accueillit-elle avec un sourire charmeur. Je vous remercie d’avoir répondu à mon invitation malgré vos nombreuses occupations… Mais je sais l’intérêt que vous portez à nos travaux et j’ai pensé que vous seriez heureux de vous rendre compte de leur avancée…
— Je n’ai effectivement pas beaucoup de temps ! répliqua-t-il d’un air bougon. Il faudra faire vite !
— Bien sûr, Grand Maître ! acquiesça-t-elle, déjà contrariée par ce manque d’enthousiasme. Tenez ! Voulez-vous mettre ce bracelet ?
— Qu’est-ce que c’est que ça ?… Est-ce vraiment nécessaire ?
— Les choses ont beaucoup changé depuis la dernière fois, Grand Maître ! roucoula-t-elle, satisfaite d’éveiller en lui un peu de curiosité. Les clones ne sont plus de doux agneaux comme aux premiers jours…
— Ah bon ?
— Certes, reprit-elle pendant qu’il serrait le bracelet à son poignet… Ils sont encore jeunes… Mais ils ont déjà fait tellement de progrès…
— Que voulez-vous dire ? dit-il en ricanant pour se moquer d’elle. Ils tiennent enfin debout sur leurs jambes ?
Susie Cartoon ne se laissa pas déstabiliser par cette pique et rétorqua aussitôt :
— Nous ne pouvons plus les approcher sans ce distributeur d’odeurs… Je crois me rappeler vous avoir expliqué que leur fonctionnement était basé sur l’olfaction et leur capacité à émettre des phéromones. Nous avons allégé leur cerveau en annulant toute possibilité de décisions personnelles… Nous pouvons ainsi gérer le comportement de nos clones, grâce à seulement dix odeurs. En l’occurrence, tout individu non reconnaissable devient automatiquement un ennemi à éliminer… Ce bracelet répand une fragrance qui vous distinguera comme un membre de leur groupe !
La chercheuse sentit dans le regard de son chef qu’il retrouvait de l’intérêt à l’écouter. Rassurée, elle était désormais persuadée que l’annonce qu’elle allait lui faire maintenant allait le conquérir à tout jamais…
— Par contre, expliqua-t-elle, le bracelet que vous portez au bras est un peu particulier… Il est unique !
— Comment ça ?
— Il est le seul à dégager une odeur qui symbolise, pour nos clones, leur guide suprême ! continua-t-elle. Comme la reine d’une fourmilière, la personne qui produit cette odeur doit être protégée par la communauté, en toutes circonstances… C’est leur trésor, en quelque sorte… Leur raison d’exister…
— Que c’est beau ! s’extasia-t-il. Vous voulez dire que ces clones seront prêts à offrir leur vie pour épargner la mienne ?
— Exactement ! confirma Susie Cartoon. Ils ont été formés à cette exhalaison depuis qu’ils sont dans leurs couveuses… C’est le seul arôme d’une personne étrangère qu’ils ont appris à accepter, dès la naissance… L’instruction qu’ils suivent actuellement leur inculque le devoir de respecter cette odeur et de la classer au-dessus de toutes les autres…
— Magnifique !… Magnifique ! ajouta le Grand Maître qui était enthousiasmé. Allons voir tout de suite ces petits phénomènes… Je sens que je les aime déjà comme mes propres enfants !
En franchissant le seuil du bureau de Susie Cartoon, le Grand Maître ne reconnut pas les lieux. Ce vaste espace, où les clones déambulaient à l’époque avec maladresse, avait été complètement modifié pour les besoins de leur formation… L’endroit était devenu un labyrinthe très complexe, composé de nombreuses galeries qui rejoignaient des zones d’apprentissage. Susie Cartoon invita le Grand Maître à s’introduire dans une de ces galeries afin d’accéder à la première salle…
Des clones s’affairaient déjà dans tous les sens à travers ce premier couloir… Ils paraissaient préoccupés, comme s’ils étaient chargés d’atteindre un objectif au plus vite.
Sur leur chemin, dès qu’ils reconnurent l’odeur du Grand Maître, ils firent un détour pour s’approcher de lui et le toucher sur l’épaule… Anikeï Bortch s’étonna de voir comme leurs figures changeaient soudain d’expression au moment où ils entraient en contact avec lui. Ils semblaient devenir moins soucieux et esquissaient un généreux sourire avant de continuer leur route, le visage à nouveau grave… Il en était tout ému. Il se retourna vers Susie Cartoon qui sauta sur l’occasion pour lui rappeler qu’il ne trouverait jamais de soldats aussi fidèles que ces clones et bientôt, lorsque leur éducation serait terminée, aussi combatifs et performants.
— Ah ! dit-elle, nous arrivons dans la salle de mémorisation des objets !
Ici, les clones étaient à demi allongés sur des fauteuils confortables avec un casque audio sur la tête, doté de lunettes à large écran pour une vision en « 3D »…
— Nos sujets, expliqua-t-elle, sont en train de visualiser un programme encyclopédique qui leur permet de découvrir en un temps record notre environnement. Ils reconnaissent ainsi la faune, la flore et localisent les grands paysages qui composent notre planète. Ce programme de mémorisation est couplé avec un dosimètre olfactif qui informe du niveau de dangerosité des éléments perçus… Plus tard, lorsqu’ils seront lâchés dans la nature, la connaissance parfaite des milieux qu’ils traverseront facilitera leur adaptation.
— Très intéressant ! avoua le Grand Maître. Mais qui leur montrera comment se comporter dans ces milieux ?
— Suivez-moi !… Nous allons rejoindre un deuxième site d’enseignement… La salle de mémorisation des gestes !
Après s’être engagés dans un nouveau couloir, ils aboutirent à cette fameuse salle, beaucoup plus spacieuse, qui permettait à chaque clone d’effectuer des déplacements amples.
Toujours munis de leurs casques, ils apprenaient à l’aide d’un autre programme comment se mouvoir sur la neige, l’eau, la roche, le sable et toutes les formes de matières que l’on pouvait rencontrer sur terre.
— Pourquoi les casques des clones ne sont-ils pas tous de la même couleur ? s’enquit Anikeï Bortch.
— Très bonne remarque, Grand Maître ! se réjouit Susie Cartoon. Ces accessoires nous servent également de testeurs… Ils captent les zones du cerveau et nous retransmettent en direct le niveau de connaissances que le sujet a réellement acquises au cours de cette expérience… Comme vous pouvez le voir, le clone qui est sur notre gauche a son casque coloré en orange… Malgré le fait qu’il ait visualisé l’ensemble du programme projeté dans cette pièce, nous veillerons à ce qu’il assiste une nouvelle fois à cette séance. Quand son casque sera bleu, nous serons sûrs qu’il aura tout mémorisé.
Ils passèrent ainsi de salle en salle et le maître des lieux put constater à quel point l’instruction des clones était poussée… Il découvrit les activateurs de muscles qui transformaient petit à petit ces copies humaines en de puissants athlètes ; les stimulateurs de neurones qui affinaient leurs sens ; les salles d’entraînement sportif qui faisaient d’eux de véritables poissons dans l’eau, d’agiles cabris sur les rochers et de rapides pumas à la course ; les salles d’entraînement aux combats qui leur apprenaient à manier les armes à la perfection comme à parer les coups et les attaques des adversaires…
Ces doubles de Mattéo devenaient de vrais soldats sans âme, des bêtes à tuer, prêtes à défendre leur guide suprême en toutes circonstances. Le Grand Maître réalisa à cet instant que cette troupe d’élite dépasserait de loin ses propres espérances.
— Et dans cette salle ? demanda Anikeï Bortch, emballé par cette démonstration. Quelle est l’activité de ces clones ? Ils sont immobiles et ne semblent rien faire ?
— Au contraire ! commenta la chercheuse, ils apprennent à communiquer par les odeurs… Ils s’envoient des messages chimiques ! La maîtrise de ce langage leur permettra de se transmettre à distance des informations telles que prévenir d’un danger, ordonner un rassemblement pour attaquer à plusieurs, indiquer le meilleur passage pour avancer, et même, accepter de faire barrage de leur corps pour vous sauver… D’offrir leur vie, sans réfléchir, si cela est nécessaire !
Le Grand Maître reconnut qu’il s’était trompé la première fois qu’il avait vu les clones et s’excusa de son jugement hâtif auprès de Susie Cartoon.
— Je vous félicite !… Je suis vraiment impatient que ces clones aient fini leur apprentissage… Je suis convaincu que vous êtes notre meilleure chercheuse ! Vous avez ma parole que je soutiendrai votre travail jusqu’au bout…
Il la salua chaleureusement et la serra même dans ses bras. Susie Cartoon avait gagné, son chef était désormais définitivement dans son camp. Elle en rougit de bonheur et se retint de pleurer tellement elle était fière…
— Au fait ! demanda le Grand Maître en s’éloignant, ces clones ne se reposent jamais ?
— C’est malheureusement la seule chose qu’ils n’arrivent pas à intégrer, répondit-elle, gênée de devoir révéler cette faille… C’est leur « talon d’Achille »… Pour parer à ce problème, nous avons greffé un petit capteur au centre du cerveau qui ordonne la libération puissante d’hormones du sommeil dès que le sujet atteint un niveau de fatigue trop élevé… Il le maintient endormi tant qu’il n’a pas récupéré. Mais nous travaillons activement sur cette question. J’espère que nous allons trouver une solution satisfaisante très prochainement…
— J’en suis persuadé ! conclut froidement le Grand Maître pour que la chercheuse comprenne tout de suite qu’il n’y avait pas d’ambiguïté possible. Il ne se contenterait pas d’un résultat imparfait !
Puis il disparut de son bureau.