© Paul Maraud, 2018, pour le texte. Tous droits réservés.
© Éditions Semis de mots, 2018. Bordeaux – Nouvelle Aquitaine
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, décembre 2018.
Dépôt légal : décembre 2018
2152
Première période
« Que la fête commence ! »
Premiers tests
L’énergie arriva lentement depuis le sol. Une sensation de fourmillement monta le long des jambes des cinq ingénieurs, atteignit le bassin puis progressa jusqu’à la tête. C’est à ce moment précis qu’une chaleur intense prit sa source au niveau du diaphragme et se répandit dans l’ensemble du corps de façon saccadée. Tout d’un coup, la vue stoppa net et ils perdirent l’équilibre. Un par un, ils tombèrent au sol et ils demeurèrent dans l’incapacité de se relever.
Mais le plus curieux fut cette impression étrange de ne plus se repérer dans l’espace. Ne plus savoir où était le haut ni le bas. Ne plus sentir le poids de leur corps. Ils tendaient les bras dans tous les sens comme pour essayer de s’agripper à quelque chose qui aurait pu les retenir d’une chute vertigineuse. Ils furent pris de convulsions et cette gesticulation désordonnée faisait penser à des fœtus évoluant dans le ventre de leur mère.
Cette mobilisation soutenue de toutes leurs forces pour résister à ces déséquilibres les épuisa et ils s’évanouirent.
— Professeur… Professeur !
La main de Karim Waren secouait doucement l’épaule du professeur Boz.
— Professeur, réveillez-vous…
Ce ballottement délicat et régulier provoqua un faible frémissement au niveau des paupières. Elles semblaient fortement soudées, mais les efforts du professeur pour les écarter s’intensifiaient. Il finit par entr’ouvrir l’œil gauche. Quelques instants plus tard, il en fut de même pour l’œil droit. Son regard demeurait fixe, comme s’il continuait à dormir les yeux ouverts.
Sa tête fit un léger demi-tour et son visage, toujours hagard, fit face à celui de son collègue Waren. Au bout d’un long silence, il sembla sortir de sa léthargie et chercha à communiquer. Aucun bruit ne s’en échappa. Sa bouche restait pourtant béante, mais les mots ne venaient pas. Il referma ses mâchoires, les ouvrit à nouveau, et cette fois-ci, il put dire :
— K… Karim !
— Oui Professeur, vous êtes vivant. Tout s’est bien passé… Bienvenue dans le Nouveau Monde des hommes-miniature.
Le professeur finit par sourire à son coéquipier qui l’avait précédé, il y a déjà six mois, pour superviser les opérations de réduction des terriens. Il avait fait partie du premier contingent de scientifiques à être miniaturisés. Depuis, ils étaient restés en contact permanent, chacun à son poste, pour vérifier le bon fonctionnement des machines et la solidité des matériaux récemment élaborés. Mais surtout, son rôle fut de tester les comportements des robots qui entretiendraient les centres techniques dont ils seraient désormais dépendants, jusqu’au jour où ils pourraient s’en passer définitivement.
Le QG2 était la copie miniaturisée du QG1 qui gérait les relations entre les différents centres de réduction répartis sur toute la planète. 970 000 annexes de ce QG faisaient à ce jour office de nouvelles villes. Depuis, chaque humain avait été accueilli dans le centre le plus proche de son ancien domicile. En quatre mois, l’ensemble de la population mondiale avait pu être réduite et elle commençait son apprentissage en compagnie des équipes techniques, formées les années précédentes sur des sites modèles.
Puis ce fut au tour de ses compagnons, Jawaad, Tseyang, Uliana et Diego, de se réveiller. L’équipe était de nouveau au complet et tous se serrèrent très fort dans les bras, exprimant ainsi la joie de se retrouver en pleine forme après cette impressionnante mutation.
— Regardez, dit Jawaad, le cercle de verre sur lequel nous reposions avant notre transformation paraît aussi grand qu’une piste d’aéroport… C’est incroyable !
À cet instant, apparut au loin, à l’extrémité de cette plaque, une voiture électrique. Elle s’approchait d’eux rapidement. Sitôt à leur niveau, deux individus en sortirent, tenant à la main une valise verte, d’aspect brillant.
— Bonjour, Professeur, je suis Serge Morille, le responsable du service habillement. Nous venons vous apporter vos vêtements.
— Oh, merci Monsieur Morille. Toutes ces émotions nous ont fait oublier que nous étions nus. C’est bien aimable à vous.
Serge Morille ouvrit la mallette et montra à chacun la tunique qui lui était destinée.
— Avec ceci, vous serez à la pointe du progrès, dit-il avec une certaine fierté. Voici la tunique « SPICROR » que nous avons tous déjà surnommée la « T1 » !
Karim Waren expliqua que Serge Morille et ses coéquipiers avaient mis au point dans leurs laboratoires une tunique hors du commun.
— Serge, je vous invite à présenter votre invention à nos nouveaux arrivants.
Et pendant que les ingénieurs enfilaient leurs combinaisons, Serge Morille s’empressa de commenter sa trouvaille.
— Ce textile révolutionnaire sera indispensable pour votre survie et doit être considéré en quelque sorte comme une deuxième peau. Avec un peu de patience, dans quelques jours, vous serez très vite habitués à son contact et vous ne pourrez plus vous en passer.
Il attendit pour continuer que chacun soit enfin vêtu et disposé à l’écouter avec la plus grande attention.
— Voyez-vous, cette combinaison présente des qualités essentielles qui vous aideront à mieux vous adapter à notre environnement. Il fallait, avec cet habit, compenser la fragilité due à notre petite taille. Je commencerai donc par ses deux premières propriétés qui sont la souplesse et la résistance. Ce tissu est de type « mémorisant ». Autrement dit, il va réagir de lui-même aux situations auxquelles il sera confronté. Je vais vous demander de vous tordre dans tous les sens pour sentir si ce vêtement vous gêne dans vos mouvements.
Sous les yeux ébahis de ses collègues, Uliana s’avança devant le groupe et s’amusa à faire la roue puis le grand écart. Elle se releva, se plia en deux pour poser ses mains au sol et fit le piquet. À nouveau sur ses pieds, elle salua son entourage qui l’applaudit avec bonne humeur pour la féliciter de ses prouesses acrobatiques.
Le calme revenu, Serge Morille lui demanda :
— Pouvez-vous nous donner vos impressions, Uliana ?
— Effectivement, je trouve ce tissu si léger que l’on ne ressent même pas son poids. De plus, il est à la fois moulant et souple… On peut vraiment dire que c’est une deuxième peau. C’est formidable !
— Merci. Voilà pour la souplesse. Maintenant, voyons sa résistance. Je voudrais deux volontaires ayant des notions de karaté ou autre sport de combat…
Diego et Tseyang s’avancèrent, un peu perplexes.
— Bien, Mademoiselle, pouvez-vous frapper dans un premier temps la jambe de votre partenaire avec le pied, puis cogner ensuite son bras de toutes vos forces avec la main ? Quant à vous, Monsieur, s’adressant à Diego, attendez d’être touché sans rien faire.
— Comment ? Laisser Tseyang me taper sans rien faire ? Mais, vous voulez ma mort ou quoi ? Elle est ceinture noire de karaté ! répondit-il en plaisantant.
Peu rassuré, il vit avancer vers lui Tseyang qui, avec un sourire non dissimulé, le frappa comme le lui avait demandé Serge Morille.
Après s’être exécuté, Diego fut surpris d’avoir été recouvert immédiatement, au niveau de la tête, d’une cagoule et simultanément, d’une moufle à chaque main. Leur texture était identique à celle du vêtement qu’il portait. Il s’exclama :
— Incroyable ! Je… je n’ai rien senti !
— Bravo pour votre sang-froid, dit-il à Diego. Vous venez de tester la structure fibreuse de votre combinaison. Soumises à un choc, les fibres synthétiques du tissu durcissent instantanément et par un phénomène de mémorisation reviennent progressivement à leur état initial. C’est-à-dire, souple et élastique.
Et il rajouta :
— Voilà un bon moyen d’éviter les fractures, me semble-t-il. D’ailleurs, en cas de besoin, pensez à frapper violemment votre combinaison pour déclencher l’ouverture de la cagoule protectrice située dans le col. Cela déploie également les moufles qui sont pliées à l’intérieur des manches. Votre tête et vos mains seront abritées en quelques secondes.
— Nous sommes impatients de connaître ses autres atouts, Monsieur Morille. Nous sommes déjà conquis par ces premières démonstrations… Continuez ! dit Diego.
— Imperméabilité, bien sûr. Que vous soyez sous la pluie ou bien dans votre bain, vous ne serez pas mouillés. La façon dont est structurée la toile fait barrage à tous liquides provenant de l’extérieur. Ceci me permet de vous parler, ce faisant, de la respiration du tissu qui évacue évidemment votre transpiration, mais qui, surtout, remplit une fonction thermique vitale.
— Que voulez-vous dire ? questionna Jawaad.
— Tout simplement, qu’un réseau de circulation d’air ultra complexe maintient, au sein de votre tunique, la température ambiante du corps ! Vous êtes ainsi protégés du froid et du chaud dans une variable de températures allant de moins soixante degrés Celsius à plus soixante degrés Celsius.
— Mais cette tunique est magique ! C’est véritablement incroyable ! répéta Jawaad.
— Comme quoi, mes amis, lorsque tous les chercheurs de la planète s’unissent pour le meilleur, beaucoup de choses deviennent possibles… Quel dommage que nous n’ayons pas compris cela plus tôt, n’est-ce pas ? Bon, continuons cependant à décrire les dernières vertus de ce vêtement…
— Oui, c’est vrai, dit le professeur Boz. Nous connaissons maintenant les premières qualités de ce textile… Personnellement, je trouve déjà cela très complet… Que peut-on demander de plus ?
— Effectivement, Professeur. Nous aurions pu nous contenter de ces propriétés, mais comme je vous l’expliquais tout à l’heure, notre nouvel environnement risque d’être bien hostile pour les petites créatures que nous sommes. Et là, je dois remercier les plus jeunes chercheurs de nos laboratoires qui ont été capables d’incorporer dans ces tenues un système de défense extraordinaire. Il se résume en trois mots : Olfaction, coloration et protection.
Le public de Serge Morille était médusé. Tous assistaient à une démonstration de la plus haute technologie. Jamais l’homme n’avait réussi à mettre au point un habit aussi performant. Comme des enfants, ils voulaient connaître la suite. Serge Morille se retourna cependant vers son compagnon, qui était juste derrière, et lui demanda de s’approcher de l’assemblée.
— Permettez-moi de vous présenter notre plus jeune chercheur à ce jour, j’ai nommé Siang Bingkong. Spécialisé dans « l’intelligence animale », il a eu l’idée d’adapter ces trois options à cette tunique.
Et il laissa à Siang Bingkong, le soin de décrire ses inventions.
— Vous avez peut-être remarqué qu’au niveau de votre manche droite, sur la partie supérieure, se trouvent trois petits ronds de couleurs différentes. Vert, orange et rouge. Ce sont des commandes tactiles destinées à enclencher votre système de défense. Chaque couleur correspond à une option. Il suffit d’appuyer à nouveau dessus avec le doigt pour arrêter l’action sélectionnée. Je tiens à préciser que le modèle de tunique « T2 » comprend ces points tactiles sur la manche gauche, pour les gauchers.
Chacun vérifia aussitôt sa manche favorite. Tseyang signala qu’elle était gauchère et que le modèle qu’elle portait sur elle était donc pour une droitière. On lui confirma qu’une autre combinaison était disponible dans la valise. On la lui remettrait après la démonstration.
— Commençons tout d’abord par le point vert. C’est le point « Olfaction ». Tout être vivant dégage forcément une odeur et la plupart des animaux ont l’odorat suffisamment développé pour détecter une proie éventuelle. En appuyant sur cette couleur, une réaction chimique s’opère dans votre tunique et stoppe toute émanation dangereuse de votre corps. Derrière ce rempart chimique, vous devenez inodores et par conséquent non repérables.
Tous pressèrent le bouton vert, mais ils ne remarquèrent rien de particulier.
— Notre odorat étant très peu développé par rapport aux autres créatures, il est normal que vous ne puissiez apprécier les capacités de cette option à sa juste valeur. Mais les tests ont montré son efficacité. Pour la couleur orange, maintenant, c’est celle dont je suis le plus fier. Nous avons réussi à insérer dans les fibres synthétiques du tissu des cellules numériques pigmentaires. Celles-ci sont en relation avec des cellules photoélectriques qui filment en quelque sorte votre environnement direct. Une fois que les tonalités du décor dans lequel vous vous situez sont enregistrées, elles envoient instantanément un programme de coloration à votre combinaison. Comme le caméléon, vous obtenez un camouflage qui reproduit à la perfection votre entourage. Vous devenez quasiment invisibles. L’atout de ce camouflage réside également dans le fait qu’il brouille vos émissions caloriques et ne permet plus aux animaux qui se guident grâce aux UV de vous détecter. Tant que ce choix n’est pas fait, votre combinaison est blanche. Ce qui est le cas actuellement.
Cette option était trop tentante pour ne pas l’essayer et la stupéfaction fut totale quand toutes les tuniques se fondirent parfaitement dans l’entourage.
— Il reste maintenant la dernière couleur, le rouge. C’est votre ultime chance de survie en cas de détresse. Le léger rembourrage que vous avez au niveau du fessier contient en fait une sorte d’airbag prêt à se déplier et englober entièrement votre corps. Il crée une capsule sphérique, comme une coquille d’œuf qui amortit les chocs à l’intérieur et qui, à l’extérieur, s’avère être une carapace, hyperrésistante. En plus de conserver les mêmes caractéristiques que votre tunique : respiration, étanchéité, mimétisme et arrêt d’émanation d’odeurs, un écran numérique interne et souple vous permet de voir ce qui se passe en dehors de votre protection. Vous pourrez ainsi choisir de replier ou de maintenir votre carapace selon votre appréciation du danger.
Tous congratulèrent Siang Bingkong pour son ingéniosité et il avoua très modestement qu’il avait trouvé son inspiration dans sa passion pour les jeux vidéo.
— Messieurs, Messieurs… S’il vous plaît, intervint Serge Morille. Je vais vous demander de bien vouloir me suivre pour prendre possession de vos chaussures. Je peux vous assurer que vous n’êtes pas au bout de vos surprises !
Horus
Mattéo respectait ses parents et eux aussi l’aimaient beaucoup. Ils vivaient en grande complicité et, chaque jour, Mattéo profitait un peu plus de leur expérience alors qu’il les aidait dans leur besogne.
Il apprenait à son tour les gestes des travaux des champs, mais également comment entretenir une maison et s’occuper des bêtes. Ils étaient patients et très pédagogues ; ils lui enseignaient la vie avec plaisir et Mattéo savourait ce bonheur avec délice, tellement il était simple et vrai.
Il considérait qu’il avait énormément de chance, car il était conscient des graves problèmes qui touchaient la planète depuis que la terre se réchauffait et que la misère s’était installée à peu près partout. Il ne souhaitait qu’une seule chose, que cette sérénité dure toute la vie.
En dehors des occupations de la ferme, Mattéo passait ses loisirs avec Horus. Horus était son meilleur compagnon.
Lorsqu’il avait dix ans, son père était parti à la recherche d’un mouton égaré du côté des falaises qui dominaient leur vallée. Au pied d’un surplomb, le long des parois calcaires, tandis qu’il se frayait un chemin dans une forêt de buis très resserrés, il se trouva nez à nez avec un jeune faucon pèlerin qui profitait de cette masse végétale pour se cacher. L’un et l’autre surpris, ils s’observèrent sans bouger pendant quelques secondes puis l’oiseau se décida le premier à s’enfuir. Il se mit à battre des ailes frénétiquement pour s’échapper, mais à peine eut-il atteint le sommet des arbustes qu’il retomba aussitôt sur le sol. Effrayé, il tournait sur lui-même tout en piaillant et le père de Mattéo remarqua qu’une de ses ailes restait figée et l’empêchait de prendre son envol. Ce rapace était blessé. Il ôta son pull pour s’en servir de sac et sauta sur l’oiseau pour lui recouvrir la tête et éviter les coups de bec.
Une fois capturé, il le ramena à la maison.
Quand il entra dans la cour de la ferme avec son drôle de paquet dans les bras, Mattéo s’empressa de le rejoindre pour savoir de quoi il s’agissait. Seules les pattes dépassaient du pull-over qui l’enveloppait. Les serres étaient d’un magnifique jaune vif et les extrémités de ses longs doigts se prolongeaient par des ongles noirs, acérés et tranchants.
— Ne touche surtout pas ses pattes ! dit son père, tout en se dirigeant vers la grange. Elles pourraient s’enfoncer dans tes mains sans problème s’il se mettait à les contracter.
Il l’installa dans un ancien clapier vide et après avoir retiré sa couverture, ferma la porte grillagée le plus vite possible. C’est alors qu’apparut devant lui, pour la première fois, le corps d’Horus. Mattéo fut tout de suite impressionné par son regard perçant. Cerclés de jaune, ses yeux sombres semblaient immenses et presque démesurés par rapport à la taille de son crâne.
— Qu’est-ce qu’il a ? demanda-t-il à son père qui, comme lui, était planté devant la cage, subjugué par sa beauté.
— Son aile gauche est abîmée, répondit-il. Nous allons essayer de le soigner.
Son père émit l’hypothèse qu’Horus avait été attaqué par un grand-duc. Il savait que ce grand rapace nocturne vivait dans la vallée, car il avait déjà eu l’occasion d’en apercevoir la nuit quand il revenait de la chasse.
— Les grands-ducs sont les seuls prédateurs du faucon, lui expliqua-t-il. Or ce jeune oiseau, encore peu expérimenté, a été assailli dans son nid et a dû tomber du haut de la falaise. Son traumatisme n’a pas l’air trop grave et je pense qu’avec un peu de repos, il s’en sortira vite. Sa chance, c’est d’avoir été amorti dans sa chute par le tapis de buis qui se trouvait juste en dessous de son abri.
C’est sa mère qui proposa d’appeler l’oiseau Horus. Elle s’intéressait à la mythologie et leur expliqua que le dieu Horus était autrefois très important parmi les divinités égyptiennes. Il était figuré par un faucon dont l’œil droit était le soleil et le gauche, la lune. Ce dieu venait du ciel pour diriger les hommes. Les pharaons qui gouvernaient l’Égypte portaient le nom d’Horus, car ils représentaient le dieu faucon sur la terre.
Elle s’empressa de leur montrer des images de cet oiseau céleste dans des livres de sa bibliothèque et, devant la beauté des reproductions, ils furent tous convaincus que leur faucon devait s’appeler ainsi.
Sur la route…
Personne n’osait rompre le silence inquiétant qui succédait si naturellement à la violence du choc. Pierre Valorie se remémora le jour où le concessionnaire du minibus lui avait proposé, en plus de la double ceinture de sécurité, de prendre l’option des airbags au dos de chaque siège. Le prix était si élevé qu’il se souvenait s’être moqué du vendeur, en le traitant quasiment de voleur. Il s’était pourtant laissé convaincre sans vraiment croire à son utilité. À l’instant, cette protection s’étant révélée efficace, il se félicita de l’avoir écouté et le coût de ce choix lui parut incontestablement dérisoire.
Malgré les battements toujours vifs de son cœur et la sensation d’être tout flagada, il tenta de chuchoter quelques mots à Alban Jolibois.
— Alban ?
— Oui ?
— Tu es vivant ?
— Je crois…
— Comment te sens-tu ?
— J’ai l’impression que ça va… et toi ?
— Moi aussi.
Il ne voulait pas se retourner, de peur d’assister à la scène la plus atroce de sa vie. Il imaginait les corps des enfants dispersés dans tous les coins du bus, inanimés et tout ensanglantés, peut-être morts pour la plupart.
Il réalisa soudain l’urgence de leur porter secours et détacha frénétiquement sa ceinture. Une fois libéré, il tomba au sol sur sa jambe droite au milieu des débris de verres et ressentit une douleur aiguë dans sa cuisse à l’emplacement de la poche qui contenait son téléphone. Sans en faire cas, il cria de toutes ses forces :
— Les enfants ! Avez-vous besoin d’aide ?
Ces mots furent interprétés comme le signal que tous les passagers attendaient inconsciemment pour exprimer leur stress. Aussitôt, tout le monde hurla ! Dans ce brouhaha, Pierre Valorie avançait d’un siège à l’autre, stupéfait. Tous, sans exception, étaient attachés à leur ceinture et retenus par les airbags…
— Inouï ! C’est inouï, s’exclama-t-il en pleurant. Vous êtes vivants ! Vous êtes vivants !
Alban Jolibois l’avait rejoint et ils s’empressaient tous deux de les extraire de leurs places, le plus délicatement possible.
— Monsieur ! Comme j’ai eu peur, gémit Pauline, serrée dans les bras de son maître.
— Oui, mon enfant… C’est fini maintenant. C’est terminé. Tu es sauvée.
Ils n’en revenaient pas. Une fois à l’extérieur du bus retourné, voyant dans quel état piteux se trouvait le véhicule, ils se demandaient comment ils étaient toujours vivants. Tous pleuraient les uns contre les autres, cherchant à se consoler ou à se rassurer.
Jade Toolman s’approcha de Pierre Valorie…
— Puisque nous sommes sains et saufs, peut-être devrions-nous sortir de ce tunnel ? Ne penses-tu pas ?
— Tout à fait, Jade. Quittons cet endroit de malheur et essayons de nous avancer à pied vers Torrente.
— Une fois dehors, nous pourrons envoyer un message au Centre de réduction pour les prévenir de notre retard. As-tu l’heure ? demanda-t-elle.
— Euh, oui. Il est onze heures quarante-cinq… Tu as raison. Allons-y.
Tous se donnèrent la main pour construire une chaîne humaine et ils suivirent Alban Jolibois qui s’était mis en tête du cortège. Tâtonnant avec sa main droite, il longeait le mur du tunnel et avançait lentement, en raison du manque de lumière.
La petite troupe progressait vers la sortie et déjà la galerie s’éclairait de plus en plus… Encore choqués, les enfants retrouvaient le sourire, mais, dans cette clarté naissante, leurs visages demeuraient toujours bien pâles.
Quand ils finirent par se trouver à l’air libre, ils éprouvèrent le besoin de s’asseoir pour parler ou pour évacuer leur anxiété. Pendant ce temps, Pierre Valorie s’empressa d’attraper dans sa poche de pantalon son téléphone portable. Il regarda l’écran avec horreur.
— Ce n’est pas vrai ! Voilà que ce fichu écran est cassé. Les cristaux liquides n’affichent plus rien.
— Connais-tu le numéro du Centre par cœur ? s’inquiéta Jade Toolman.
— Tu penses bien que non ! répliqua-t-il. Et toi, tu ne l’avais pas sur ton portable ?
— Mon téléphone a disparu dans l’accident et je ne suis même pas sûre de l’avoir dans mon répertoire.
— Alban ! cria-t-il. As-tu ton portable ?
— Non, Pierre, déclara-t-il. Il était devant le pare-brise avant que le bus se retourne. J’imagine qu’il doit être éparpillé en mille morceaux dans le tunnel.
En entendant sa réponse, l’angoisse le gagna. Des gouttes de sueur commençaient à perler sur son visage.
— Qu’allons-nous devenir ? soupira-t-il.
Camille Allard sentit qu’elle devait prendre les choses en main, avant que le groupe ne déprime totalement.
— Bon, écoutez-moi bien, dit-elle. Il n’est que midi et quart. Tant que nous sommes à peu près en forme, nous allons continuer à pied sur la chaussée. Cela ne sera pas trop fatiguant, car nous n’avons plus qu’à descendre dans la vallée. Nous récupèrerons la voie principale au niveau du pont qui passe au-dessus de la rivière. Là, nous pourrons certainement être pris en stop par des voitures qui rejoignent Torrente.
— Oui, oui… C’est ça ! Allez, on y va. Ne perdons pas de temps. Partons ! poursuivit leur directeur, qui était blanc comme un linge.
Le soleil était radieux et, comme l’avait supposé Camille Allard, cela n’était pas épuisant de suivre la petite route goudronnée qui descendait depuis Gallo.
Cependant, au bout d’une vingtaine de minutes, au sortir d’une courbe, ils aperçurent un nouveau tunnel. Ils hésitaient à traverser le souterrain, tellement l’accident était encore présent dans leur mémoire. Ils examinèrent les alentours pour essayer de le contourner. Mais le ravin qui bordait la route n’était pas du tout engageant.
— On s’avance dans le tunnel ! trancha Camille Allard face à l’indécision des enfants. Ne prenons pas de risques supplémentaires. Nous avons eu notre compte pour la journée.
— Oui, longeons le mur de la galerie comme tout à l’heure en reformant une chaîne et suivez-moi… renchérit Alban Jolibois.
Ils s’engagèrent dans le souterrain avec une certaine crainte derrière leur guide qui tâtonnait le long de la paroi rocheuse pour trouver son chemin.
La petite colonie finit par atteindre enfin le pont qui allait lui permettre de rejoindre la route départementale. Il était seize heures et les enfants commençaient à avoir faim. Leurs visages avaient repris leurs couleurs grâce à cette balade au grand air. En découvrant le bleu de la rivière sous le pont, Lucas demanda :
— Que diriez-vous d’un bon bain ? Cela nous ferait du bien avant de poursuivre notre chemin…
— Oh oui ! acquiescèrent les autres ados qui déjà enlevaient leurs chemises en se dirigeant vers l’eau.
— Non, il n’en est pas question. Restez ici ! protesta Pierre Valorie qui voyait les heures défiler à grands pas et surtout qui souhaitait arriver à Torrente, au moins avant la nuit.
Jade Toolman le regarda d’un air implorant en lui disant d’une voix douce et indulgente :
— Allons, Pierre… ces enfants ont été bien courageux jusqu’à présent. Ne crois-tu pas que ce petit bain pourrait les détendre ?
Tout se mélangeait dans la tête de Pierre Valorie. Son devoir de les amener à bon port, le risque qu’ils arrivent trop tard à Torrente et enfin le souci de Jade Toolman de faire plaisir aux enfants, qui était bien compréhensible. Il la considéra d’un air gêné, prêt à lui expliquer qu’ils n’avaient vraiment pas le temps, mais les regards si attendrissants des jeunes accrochés au bras de Jade Toolman, espérant si fort son « oui »… lui fit dire oui.
— Youpi ! s’exclamèrent-ils, lâchant aussitôt leur professeur et courant déjà vers le cours d’eau.
— D… d’accord, mais pas longtemps… compris ? suggéra-t-il.
Mais il ne restait plus que ses trois collègues devant lui.
— Oui, Monsieur le Directeur ! répondirent-ils en chœur avec un sourire amusé et reconnaissant.
— On est dans la galère, conclut-il.
La toute petite plage de galets que surplombait le viaduc était un terrain de jeu idéal. Un léger évasement au niveau du pilier situé sur leur rive offrait l’équivalent d’une piscine à l’écart du courant. À cet endroit, l’eau était verte et suffisamment profonde pour pouvoir nager. Les plus téméraires n’hésitèrent pas à s’élancer depuis la rambarde.
Au milieu des rires et des cris de joie, Pierre Valorie rejoignit la grève pour donner le signal du départ.
— Nous devons repartir maintenant, déclara-t-il. Tout le monde sort de la rivière.
Au même moment, Colin sauta du haut du pont en position pliée et son plongeon suscita une gerbe d’eau qui éclaboussa le maître de pied en cap.
— Flûte ! hurla Pierre Valorie, tout trempé.
Décontenancé, il chercha son téléphone portable dans son pantalon mouillé et dit :
— Voilà, il est foutu… Bravo !
— Mais Monsieur ajouta Audrey, je croyais que l’écran était déjà cassé ?
Après un léger silence, il reconnut :
— Oui, peut-être… Seulement ça ne va certainement pas l’arranger.
Alors, tous les élèves qui s’étaient jusque là retenus par politesse, éclatèrent de rire et leur directeur avec.
Ils marchaient maintenant depuis une bonne heure sur la départementale et pas une voiture n’était encore passée.
Alban Jolibois aperçut au loin une première maison et proposa de s’y rendre pour téléphoner. Il accéléra le pas et devança la classe. Arrivé sur le seuil de l’habitation, il frappa énergiquement avec son poing sur la porte d’entrée. Personne ne répondait et il s’exécuta à nouveau. Impatient, il appuya sa tête contre la vitre de la fenêtre la plus proche et rabattit ses mains autour de son visage pour annuler le reflet de la lumière. Il jeta un œil scrutateur à l’intérieur, mais il n’observa aucun mouvement.
Revenant devant la porte, il tenta de l’ouvrir en tournant doucement la poignée centrale…
Elle n’était pas fermée.
— Y a quelqu’un ? lança-t-il en direction du couloir qui était face à lui.
Il avançait toujours…
— Hou hou… il y a quelqu’un ? répéta-t-il.
Il pénétra dans la première pièce, à gauche du corridor, et découvrit la cuisine. Il stoppa net quand il vit deux yeux sombres le regarder fixement.
C’était un magnifique labrador qui sortit de sa panière et s’approcha d’un bond vers lui. Il voulut reculer et dans sa précipitation prit la porte qu’il venait d’ouvrir, dans la figure. Le coup le surprit et il tomba sur le sol carrelé. Il leva vite le bras pour se protéger le visage et se défendre contre les crocs du chien. Mais celui-ci tira la langue et préféra le lécher goulûment.
— Eh bien, mon toutou, marmonna-t-il rassuré, tu m’as l’air plutôt sympa… Où sont tes maîtres ? Tu es seul ?
Il fut rejoint par les élèves qui s’attroupèrent gaiement autour du chien pour le caresser.
— Comme il est mignon, dit Manon en l’entourant de ses bras.
— C’est sûr, c’est un gentil chien-chien, ajouta Violette qui adorait les animaux.
— Pourquoi êtes-vous par terre, Monsieur Jolibois ? s’étonna Salem.
— Non, ce n’est rien… Je faisais connaissance avec le propriétaire des lieux. Je lui demandais où était le téléphone.
En inspectant le rez-de-chaussée, Camille Allard finit par repérer ce fameux téléphone. Sur un guéridon d’acajou, à côté de l’appareil, était posé sur un napperon brodé, un petit carnet. Elle pensa tout de suite qu’il devait contenir les numéros importants de la maison et trouva effectivement celui du Centre de réduction de la commune de Torrente.
Elle composa immédiatement les cinq chiffres. Dès qu’elle entendit la tonalité, elle fit signe à Pierre Valorie qui s’approcha.
— Alors ? Tu as quelqu’un ? demanda-t-il.
— Non, le bip est régulier, personne ne décroche, répliqua-t-elle. Je rappellerai dans un moment.
Elle essaya de les contacter encore trois fois, à une demi-heure d’intervalle, mais toujours sans succès.
Entre-temps, le petit pensionnat des « Iris », persuadé que les habitants de la maison avaient déjà rejoint le Centre de réduction, commençait à préparer le dîner avec des provisions récupérées dans la cave.
Cette nuit, ils dormiraient là et ils téléphoneraient demain matin au Centre, pour confirmer leur arrivée dans la journée.